Alors que le ministère du Travail a réaffirmé début février que le
télétravail, lorsqu’il était possible, devait « rester
la règle » durant la crise sanitaire, dans
les faits, la France est loin du compte. De nombreuses entreprises, et parfois
même les salariés, rechignent en effet à sa mise en place. Sandrine Rousseau,
avocate collaboratrice au cabinet Herald, et Guillaume Roland, avocat associé,
tous deux experts en droit social, nous rappellent quels sont les droits et
devoirs des employeurs et des salariés en la matière.
Quelles sont
les spécificités de la mise en place du télétravail pendant la crise
sanitaire ?
Le
caractère inédit et soudain de la crise sanitaire provoquée par la pandémie de
la Covid-19 a contraint de nombreuses entreprises à avoir recours très
rapidement et de façon massive au télétravail pour les postes qui le
permettaient, sans avoir pu anticiper cette nouvelle organisation du travail.
En 2017, la
pratique du télétravail ne concernait que 3 % des salariés. En 2020, au
plus fort de la crise sanitaire, 25 % des salariés
actifs travaillaient à 100 % à distance.
À
cet égard, le ministère du Travail a rappelé à plusieurs reprises dans ses
questions/réponses (Q/R) publiées à compter de mars 2020 et
régulièrement mises à jour, que face à l’urgence de la crise sanitaire,
l’employeur peut en cas de circonstances exceptionnelles et notamment
d’épidémie, sur le fondement de l’article L. 1222-11 du Code du travail,
imposer le télétravail comme un aménagement du poste de travail rendu
nécessaire pour permettre la continuité de l’activité de l’entreprise, et
garantir la protection des salariés.
En outre,
si le contexte épidémique peut justifier le recours au télétravail sans
l’accord du salarié, sa mise en œuvre est également facilitée puisque la
consultation préalable du CSE n’est plus impérative (Q/R min. trav.
13-11-2020).
À
cet égard, l’employeur devra informer par tout moyen le Comité social et économique (CSE) de sa
décision de recourir au télétravail, mais sa consultation pourra intervenir a
posteriori. Le nouvel Accord national interprofessionnel (ANI) du 26 novembre 2020 consacre désormais le fait que
dans ce cadre, la décision de recourir au télétravail relève du pouvoir de
direction de l’employeur et que les modalités de consultation du CSE sont
adaptées.
La ministre
du Travail élisabeth Borne a
répété à plusieurs reprises, dernièrement, que les travailleurs qui le pouvaient
devaient « rester à 100 % en télétravail, avec possibilité,
toutefois, de revenir sur site un par jour par semaine pour ceux qui en
expriment le besoin ». Or, de nombreux employeurs ne l’entendent
pas de cette oreille…
Le protocole sanitaire du 29
janvier 2021 prévoit que dans les circonstances exceptionnelles actuelles liées
à la menace de l’épidémie, le télétravail doit être la règle pour l’ensemble
des activités qui le permettent.
Dans ce cadre, le temps de
travail effectué en télétravail devrait être porté à 100 % pour les salariés qui
peuvent effectuer l’ensemble de leurs tâches à distance. Dans les autres cas,
l’organisation du travail doit permettre de réduire les déplacements
domicile-travail et d’aménager le temps de présence en entreprise pour
l’exécution des tâches qui ne peuvent être réalisées en télétravail, et pour
réduire les interactions sociales.
L’employeur
doit donc prendre des mesures pour réorganiser l’activité et mettre notamment
en place des procédures internes de gestion des flux de personnes afin de
garantir le respect des gestes barrières et limiter les interactions et, par
conséquent, les possibilités de contaminations.
Pour les activités qui ne peuvent
être réalisées en télétravail, l’employeur devra organiser un lissage des
horaires de départ et d’arrivée des salariés afin de limiter l’affluence aux
heures de pointe.
Pour les salariés 100 % en télétravail, les employeurs doivent
veiller au maintien des liens avec la collectivité des travailleurs et à la
prévention des risques liés à l’isolement.
Si certains salariés associent le
télétravail à la liberté, la flexibilité, le bien-être, d’autres
l’associent au contraire à l’isolement, l’hyperconnexion, des conditions de
travail non adaptées conduisant à des problèmes d’anxiété, de sommeil et de
dépression.
À cet effet, pour lutter contre l’isolement
des salariés en télétravail à 100 % et les risques psychosociaux pouvant en
découler, un retour en présentiel est désormais possible à raison d’un jour par semaine au maximum lorsque les salariés en expriment
le besoin, avec l’accord de leur employeur.
La demande doit donc émaner du
salarié en situation de télétravail.
S’agissant des entreprises ne
respectant pas les préconisations sanitaires, elles peuvent tout
d’abord, en cas de contrôle de l’inspection du travail, se voir enjoindre de se
mettre en conformité avec les règles sanitaires ; à défaut, l’inspection peut
demander la fermeture administrative pendant une quinzaine de jours.
Enfin, vis-à-vis des
salariés, l’employeur peut engager sa responsabilité sur le fondement du
non-respect de l’obligation de sécurité qui, rappelons-le, est une obligation
de résultat.
« Les employeurs sont invités à évoluer d’un
management de contrôle vers un management de confiance »
À l’inverse, certains salariés refusent de travailler chez eux.
Peuvent-ils y être contraints par leur entreprise ?
Lorsque le
salarié travaille déjà dans l’entreprise, l’employeur peut lui proposer de
passer en télétravail, mais ne peut pas l’y contraindre. Le refus d’accepter un
poste de télétravailleur n’est pas un motif de rupture du contrat de travail.
Une
exception à ce principe trouve à s’appliquer pendant la crise sanitaire liée à
l’épidémie de la Covid-19 puisqu’en cas de circonstances exceptionnelles,
notamment de menace d’épidémie, la mise en œuvre du télétravail peut être
considérée comme un aménagement du poste de travail rendu nécessaire pour
permettre la continuité de l’activité de l’entreprise et garantir la protection
des salariés (cf. supra).
Dans une
telle hypothèse, le recours au télétravail relève du pouvoir de direction de
l’employeur qui peut donc imposer le télétravail à ses salariés de manière
unilatérale et discrétionnaire.
Il est
utile de rappeler que le salarié est également tenu d’une obligation de
sécurité envers les autres salariés de l’entreprise (qui est une obligation de
moyen).
Refuser le
passage en télétravail dans le contexte épidémique actuel pourrait être considéré comme un manquement du
salarié à cette obligation, outre une éventuelle insubordination à l’égard de
l’employeur si celui-ci lui a expressément demandé de
télétravailler.
Pouvez-vous nous en dire plus sur la prise en charge des frais liés au
télétravail ?
Le Code du
travail ne comporte aucune disposition relative à la prise en charge des frais
liés au télétravail.
Toutefois,
l’employeur n’est pas réellement dispensé de toute obligation en raison
notamment de l’obligation de prise en charge des frais professionnels prévue
sans restriction par la jurisprudence, et de l’article 7 de l’ANI du 19 juillet
2005 qui prévoit, pour les entreprises auxquelles il s’applique, que
l’employeur prend en charge, dans tous les cas, les coûts directement engendrés
par le télétravail, en particulier ceux liés aux communications.
En outre, le
nouvel ANI du 26 novembre 2020 précise que l’entreprise doit prendre en charge
les dépenses engagées par le salarié pour les besoins de son activité
professionnelle et dans l’intérêt de l’entreprise, mais après validation de
l’employeur.
L’employeur
pourrait donc exiger du salarié qu’il lui présente des devis avant de
l’indemniser de ses frais de télétravail.
De manière générale, la prise en charge des frais peut s’effectuer de plusieurs manières. Soit sur la base des
frais réels, sur présentation de factures par le salarié. Dans ce cas,
l’exonération de cotisations pourra porter sur la totalité du remboursement ou
de la prise en charge octroyée au salarié. L’URSSAF a mis à la disposition des
employeurs un référentiel des frais réels susceptibles d’être indemnisés (https://www.urssaf.fr/portail/home/taux-et-baremes/frais-professionnels/evaluation-des-frais-engages-par.html),
soit par le versement d’une allocation forfaitaire globale, réputée utilisée
conformément à son objet et exonérée de cotisations et contributions sociales
dans la limite de 10 euros par mois pour un salarié effectuant une journée de
télétravail par semaine, 20 euros par mois pour deux journées de télétravail,
30 euros par mois pour trois jours, etc. (Info. Urssaf 18-12-2019).
En outre,
le 29 janvier dernier, l’URSSAF a précisé que si l’allocation forfaitaire est
prévue par la convention collective de branche, l’accord professionnel ou
interprofessionnel ou un accord de groupe, elle est réputée utilisée
conformément à son objet et exonérée de cotisations et contributions sociales
dans la limite des montants prévus par accord collectif, dès lors que
l’allocation est attribuée en fonction du nombre de jours effectivement
télétravaillés (MAJ. 29-01-2021 - Info Urssaf sur les Frais professionnels).
La plupart des dirigeants semblent frileux au développement de ce mode
d’organisation, estimant que les salariés sont moins productifs – bien que des
études démontrent l’inverse. Les employeurs peuvent-ils surveiller leurs
salariés dans le cadre du télétravail ?
En vertu de
son pouvoir de direction, l’employeur peut donner des instructions à ses
salariés, en contrôler l’exécution et en sanctionner les manquements, mais ce
droit n’est pas absolu.
Pour le
ministère du Travail, le contrôle de l’employeur ne peut être exercé que dans
le respect des libertés individuelles telles que le droit au respect de la vie
privée et le secret des correspondances, protégés par les articles 9 du Code
civil et 226-15 du Code pénal.
Ainsi et de
manière générale, l’employeur est soumis aux principes de loyauté et de
proportionnalité entre les restrictions apportées aux libertés individuelles et
le but recherché (articles L. 1121-1 et L. 1321-3 du Code du
travail).
Les
procédés de contrôle utilisés doivent également être nécessaires à la
protection des intérêts légitimes de l’entreprise (article L. 1121-1 du
Code du travail).
Concernant
le contrôle des données personnelles, si l’employeur est en principe libre
d’accéder aux données présentes sur l’équipement professionnel confié au
salarié, qui sont présumées avoir un caractère professionnel, ce n’est pas le
cas pour les données figurant sur l’équipement personnel de ses employés.
S’agissant
de la surveillance du temps de travail, le salarié en télétravail est couvert
par la législation du travail et notamment par les règles applicables à la
durée du travail. L’employeur doit donc veiller au respect des durées maximales
de travail et des temps de repos. Il est tenu par son obligation de sécurité et
doit s’assurer de la protection de la santé du salarié dans le cadre de la mise
en œuvre du télétravail.
L’employeur
est par ailleurs tenu d’organiser, chaque année, un entretien avec le salarié
en télétravail portant sur ses conditions d’activité et sa charge de travail
(article L. 1222-10).
Pour
autant, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) a rappelé
qu’un système de contrôle du temps de travail ou d’activités, qu’il s’effectue
à distance ou sur site, doit notamment (QR CNIL 12-11-2020) : avoir un objectif
clairement défini et ne pas être utilisé à d’autres fins ; être proportionné au but
recherché ; faire l’objet d’une
information préalable des personnes concernées.
Plusieurs
précautions préalables s’imposent donc à
l’employeur : une information individuelle des salariés concernés d’une part et
une information/consultation du CSE d’autre part (les stratagèmes et
dispositifs clandestins sont considérés comme déloyaux et donc prohibés en
droit du travail) ; les traitements ayant pour finalité de surveiller de manière constante
l’activité des salariés imposent de réaliser une analyse d’impact relative à la
protection des données (AIPD) dès lors qu’il s’agit d’un traitement de
données personnelles ; pas de formalité préalable auprès de la CNIL, mais
le dispositif mis en place devra être porté au registre des traitements
s’il implique le traitement de données personnelles.
En toute
hypothèse, aucun dispositif ne doit conduire à une surveillance constante et
permanente de l’activité du salarié.
La CNIL
rappelle à ce titre que si l’employeur peut contrôler l’activité de ses
salariés, il ne peut pas les placer sous surveillance permanente, sauf dans des
cas exceptionnels dûment justifiés au regard de la nature de la tâche (QR
CNIL 12-11-2020).
Ne sont pas
compatibles avec ces principes le partage permanent de l’écran et/ou les keyloggers
permettant d’enregistrer à distance toutes les actions accomplies sur un
ordinateur ; la surveillance constante au moyen de dispositifs vidéo
(ex : webcam) ou audio ; et l’obligation pour le salarié d’effectuer
très régulièrement des actions pour démontrer sa présence (exemple : cliquer toutes les X minutes
sur une application ou prendre des photos à intervalle régulier).
En outre,
pour des raisons tirées du respect de la vie privée, la CNIL recommande aux
employeurs de ne pas imposer l’activation de leur caméra aux salariés en
télétravail qui participent à des visioconférences.
Cela découle du principe de minimisation des données, consacré par l’article
5.1.c du RGPD et selon lequel les données traitées doivent être « adéquates, pertinentes et limitées à ce qui
est nécessaire au regard des finalités pour lesquelles elles sont traitées »
: or, dans la plupart des cas, une participation via le micro est suffisante.
Seules des
circonstances très particulières, dont il appartiendrait à l’employeur de
justifier, pourraient rendre nécessaire la tenue de la visioconférence à visage
découvert.
En
parallèle, il importe tout de même de rappeler que l’employeur peut accéder
librement aux courriels et aux fichiers professionnels du salarié (même en son
absence) dès lors qu’ils ne sont pas estampillés « personnels »
(Cass. Ch. mixte 18/05/2007 n° 05-40803). Il en est de même des connexions
Internet qui sont présumées professionnelles (Cass. Soc. 09/07/2008
n° 06-45800).
Pour les
courriels et fichiers identifiés comme « personnels », l’employeur
doit pouvoir justifier d’un risque ou évènement particulier (Cass. Soc.
17/05/2005 n° 03-40017).
L’employeur peut également exiger
d’avoir le code de démarrage de l’ordinateur professionnel du salarié (sous
réserve toutefois que cela soit nécessaire à la poursuite de l’activité et
qu’il ne puisse y avoir accès autrement).
Ces
possibilités demeurent pour le salarié en télétravail, sous réserve toutefois que les contrôles de l’employeur ne dégénèrent pas en abus.
Enfin, la CNIL préconise
l’adaptation des méthodes d’encadrement ;
l’employeur
pourra par exemple mettre en place un contrôle de la réalisation par
objectifs pour une période donnée. Ces objectifs devront être
raisonnables, susceptibles d’être objectivement quantifiés, et contrôlables à
des intervalles réguliers ; un compte rendu régulier du
salarié est également un moyen de contrôle de l’activité pouvant être mis
en place.
De manière générale, les
employeurs sont invités à évoluer d’un management de contrôle vers un
management de confiance, pour permettre la réalisation du télétravail dans des
conditions propices à l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle
du salarié.
Propos recueillis par Bérengère Margaritelli