Bleuenn
Laot et Jérémie Lavault sont respectivement chargée de mission et
vice-président de la Fédération des associations générales étudiantes (FAGE),
première organisation étudiante de France regroupant 2 000 associations.
Le 21 avril 2022, à l’heure où les « piqûres sauvages » dans les festivals
et boites de nuit se multiplient, ils ont animé ensemble la table ronde « Soumission
chimique, constat, enjeux et prévention » en compagnie de
représentants des associations Act Right, Balance Ton Bar (BTB), Héroïne 95, et
de l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP).
En 2019, 522 cas de soumission
chimique ont donné lieu à des dépôts de plaintes, selon la dernière étude
publiée par l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de
santé (ANSM). En préambule, en voici une définition fondamentale : « La soumission chimique
(SC) est l’administration à des fins criminelles (viols, actes de pédophilie)
ou délictuelles (violences volontaires, vols) de substances psychoactives (SPA)
à l’insu de la victime ou sous la menace. Les cas ne répondant pas à cette
définition entrent dans la catégorie "vulnérabilité
chimique" qui
désigne l’état de
fragilité d’une
personne induit par la consommation volontaire de SPA la rendant plus vulnérable à un acte
délictuel ou criminel. On différencie les vulnérabilités par consommation de substances non médicamenteuses (SNM), substances médicamenteuses (SM) ou les deux
à la fois (SM + SNM). »
Des fêtes parasitées
Très actifs sur les réseaux sociaux, les membres de
Balance ton bar (Bruxelles, Paris, Grenoble…) recueillent des témoignages et
sensibilisent aux agressions sexuelles commises à la suite d’une soirée. Ils
orientent les victimes vers les contacts utiles pour ester en justice, pour
suivre leur santé ou tout simplement en parler. Ils sont également à l’écoute
des les violences sexuelles, sexistes, et les harcèlements. D’après leurs
observations, depuis la rentrée 2021, le GHB, et plus globalement la soumission
chimique, sont revenus sur le devant de la scène. La masse des témoignages démontre
qu’il s’agit d’un réel problème de santé publique. Pourtant, il ne semble pas
faire l’objet d’une gestion spécifique de la part des autorités. La plupart des
personnes qui écrivent à BTB Paris ne savent pas vers qui se tourner. Elles
n’arrivent pas à porter plainte, ni à faire réaliser des prélèvements ou quoi
que ce soit, et ignorent comment réagir. Elles font le tour des organismes
censés les aider, pour finalement se retrouver démunies face à leur problème.
Il n’existe pas de recensement exhaustif des affaires. Il serait pourtant
instructif de tenir un compte national des signalements. Un pic de violence est
apparu à la suite du confinement. L’association BTB Paris recevait une centaine
de témoignages par jour en octobre, novembre et décembre. Le phénomène s’est calmé pendant les fêtes de Noël 2021 pour reprendre au Nouvel An. Dans les cas les plus durs,
la personne est traumatisée, une assistance psychologique est alors nécessaire.
L’association Act Right estime également que des
chiffres plus poussés sur les actes de soumission et de vulnérabilité chimique
en milieu familial, amical, professionnel, estudiantin, seraient utiles. Fondée
pour rendre la nuit plus sûre, mixte, inclusive et respectueuse de
l’environnement, Act Right est très axée sur le secteur de la musique. Son
intention est de créer un label, des formations, de faire de la prévention,
mais aussi d’aider les professionnels à mettre en place des protocoles d’action
concernant les violences et le harcèlement sexuel au sein de leurs entreprises
et de leurs événements. L’association déplore que la faute soit attribuée à des
boucs émissaires. En effet, les bars, les clubs, les salles de concert sont
régulièrement pointés du doigt, or le fond du problème est sociétal.
D’évidence, il prospère dans les lieux festifs, mais les moyens de lutte
devraient plutôt se focaliser sur l’éducation des plus jeunes et sur la
préparation des employés des salles qui accueillent les noctambules. Le premier
réflexe d’un jeune ne sera pas nécessairement d’aller porter plainte, car il
craindra d’atterrir en cellule de dégrisement et ainsi de rater la fenêtre
temporelle assez courte d’une prise en charge efficace aux urgences.
Les victimes n’ont pas toutes la même réaction.
Certaines ont besoin de s’exprimer, d’autres veulent rencontrer un médecin,
être suivies psychologiquement, faire des démarches juridiques, etc. Cependant,
toutes cherchent à comprendre ce qui s’est passé. Quelques-unes doutent et se
demandent même si elles ne perdent pas la tête. Mais à partir du moment où les
prélèvements révèlent quelque chose
de concret, une
réaction survient toujours. La plainte est un préalable, sans cette dernière,
pas d’enquête, et sans enquête, les agresseurs se trouvent libres de récidiver
indéfiniment.
Aspect médical
L’AP-HP a des experts qui mènent des
analyses rétrospectives sur les cas avérés. Des services de consultation
spécifiques pour les victimes existent. Soulignons qu’une victime qui porte
plainte bénéficie d’une meilleure prise en charge par les médecins légistes et
par les toxicologues. La soumission chimique sous-entend la préméditation d’un
prédateur pour passer à l’acte en utilisant une substance comme arme et
affaiblir sa proie. En revanche, la vulnérabilité concerne tout individu qui décide
de son propre chef de prendre de l’alcool ou toute autre substance de manière
excessive. Il endure des violences ou des actes alors qu’il s’est
volontairement placé sous l’influence d’une molécule qui le rend manipulable.
Pour la soumission, le produit donné
par ruse altère la volonté, le jugement, ou encore provoque une amnésie.
Ensuite la victime est agressée. Le plus important est de savoir où l’ingestion
par tromperie s’est passée. L’opinion publique imagine que les faits se
déroulent dans une discothèque. Dans cet espace sombre, il y a du monde et
personne ne sait qui a mis quoi dans un verre. La proie disparaît et ressurgit ailleurs plus tard.
Mais l’avis général est faux. Les rares statistiques indiquent que la
soumission chimique intervient principalement en milieu privé, alors que la
vulnérabilité, elle, concerne d’abord les lieux festifs. Par ailleurs, sur
l’ensemble des cas enregistrés pendant plusieurs années, l’emploi du GHB est
détecté seulement dans 3 %
d’entre eux. Cette substance n’est donc pas ce que l’on pourrait appeler
génériquement « la drogue du violeur »
en France.
Dans la majorité des soumissions chimiques, le
prédateur utilise un sédatif.
Les benzodiazépines, couramment prescrites pour
traiter l’anxiété ou le sommeil, viennent en tête. Les molécules exploitées varient en fonction de la facilité à les détourner. De
plus, les pratiques changent quand l’ANSM prend
des mesures pour durcir la délivrance d’un médicament. Le GHB ou
le GBL sont corrosifs et sentent fort. Les faire boire à un individu à son insu demeure
très compliqué. Toutefois, parallèlement à la vulnérabilité et à la soumission
chimique, rappelons que l’alcool est consommé librement en quantité parfois
déraisonnable. Sa présence, outre le jugement, modifie le potentiel des effets
des autres substances ingurgitées. Actuellement, des attaques à la seringue
sont perpétrées. En fonction du délai entre l’injection et les prélèvements,
les produits inoculés ne sont pas toujours détectables.

Dans toutes ces situations, la notion
de consentement n’est pas recevable. Car même si la personne donne son accord,
son avis n’est pas valable étant donné qu’elle est sous influence. Certaines
molécules modifient les émotions. D’autres, peut-être les pires, rendent
totalement docile sans pour autant ôter la clairvoyance ni la conscience ;
c’est-à-dire que la victime comprend son avilissement, mais se trouve dans
l’incapacité de s’y opposer.
Il y a encore la chimie qui augmente
la libido. Elle transforme en acceptable ce que la victime refuserait si elle
était dans son état normal. Sa coopération embrouillée lui est alors
subtilisée. La MDMA (ecstasy), par exemple, modifie les émotions. Elle provoque
l’envie d’être aimé, d’être entouré. L’agresseur, en connaissance de cause (ou
non), profite de cette attitude temporaire déclenchée par la substance. Il
pourra éventuellement arguer que la personne consentante s’est jetée sur lui.
Dans l’ensemble, les analyses
toxicologiques ne sont pas remboursées par la Sécurité sociale. Face à une
suspicion, le médecin conseille
à la victime de déposer plainte. Partant
de là, elle est prise en charge par la justice aussi bien sur
le plan médical que toxicologique. Quand elle consulte sous moins de 48 heures,
une prévention est respectée ; des sérologies (hépatites) et des
prélèvements sont pratiqués ; un traitement prophylactique anti-VIH est
délivré. S’agissant du volet médical, la personne agressée se présente aux
urgences médico-judiciaires avec une réquisition. Celle-ci recommande un examen
et des prélèvements, à la demande de la police ou du parquet. Le coût de ces
analyses est très élevé (600 à 900 euros
pour une recherche de GHB). Dans le process établi par la société française de
toxicologie, en cas de suspicion de soumission chimique, une cinquantaine de
produits est recherché. Le sujet est interrogé sur ses consommations, sur le
contexte, sur ses prises thérapeutiques ou addictives de médicaments. Les
méthodes d’analyse employées désignent précisément le nom de la molécule
incriminée. Cette information de base permet de vérifier si la victime en
possède chez elle ou, si elle en a consommé la veille… et finalement de
spécifier dans environ 50 %
des affaires s’il s’agit de soumission ou de vulnérabilité chimique ;
ainsi se pose le diagnostic. Cependant,
la présence d’une substance n’implique pas forcément qu’elle soit à l’origine
de la perte de contrôle.
Parer
au danger
Comment se protéger dans les
événements festifs ?
Est-ce que le capuchon de verre est utile ? Antérieurement, il a été un bouclier, mais maintenant, les
agresseurs utilisent des seringues ou d’autres subterfuges pour le contourner.
De plus, insister sur la protection revient à reporter la responsabilité sur la
cible. Se défendre est certes louable, mais n’entame pas l’impunité des
agresseurs. Malheureusement, aucun lieu ne peut garantir une sûreté à 100 %, même s’il fait de la prévention, qu’il
applique un protocole de sécurité et de prise en charge, et que les salariés
sont formés. Néanmoins, plus les bonnes pratiques entrent dans les mœurs, plus
elles sont apparentes et plus elles déconstruisent les préjugés de
responsabilisation des victimes. Concrètement, tout organisateur de soirée
devrait se renseigner à l’avance sur l’état d’esprit du personnel de l’endroit
qu’il compte réserver par rapport à ce problème. L’insuffisance du capuchon de
verre impose de se faire servir devant soi et de ne pas perdre de vue sa
boisson. En réalité, il faut en assumer la traçabilité, la garder en contact
visuel permanent. Si le verre est laissé sur une table le temps d’aller aux
toilettes, une fois de retour, il ne faut plus y toucher. D’autre part, rester
isolé revient à s’exposer. Souvent, c’est à la sortie que les choses se passent.
Le danger guette ceux qui quittent une soirée seuls. Il est plus sûr de partir
en groupe pour veiller les uns sur les autres. Dans les enquêtes, les amis, les
témoins déclarent invariablement « à un moment
donné, je l’ai perdu(e) de vue, je ne sais pas ce
qu’il/elle est devenu(e) ».
Les solutions manquent. La réponse
des pouvoirs publics tend à donner plus de poids à la police. Or, les victimes
qui souhaitent enregistrer une plainte sont souvent orientées vers une simple
main courante. Le traitement du sujet réclame une politique de prévention et de
formation étendue à l’ensemble des structures sollicitées, les forces de
l’ordre bien sûr, mais aussi les hôpitaux. Les moyens alloués sont primordiaux.
Ainsi à Colmar, la préfète a mis en place un processus spécifique. Les agressés
sont dirigés au sein du commissariat via un système de fléchage depuis l’entrée. La personne qui
a subi un viol ne passe pas par l’accueil, mais va sans détour vers une salle
dédiée. Elle est reçue dans un service où les gens ont été formés à l’accueil
des victimes et au recueil de la parole. S’il s’agit d’une mère qui se présente
avec trois enfants, le service s’en occupe. La plainte est directement déposée
auprès de l’officier de police judiciaire (OPJ) concerné. Ce type d’organisation
ne se conçoit évidemment qu’avec un volet budgétaire approprié.
Les affaires étudiées
font apparaître
que les agresseurs passent principalement à l’acte dans le cadre privé. Le problème se
corrige donc en partie par la préparation des futurs fêtards et des gérants
d’établissements de détente. Dans le plan actuel d’éducation sexuelle, les
élèves devraient suivre des sessions de sensibilisation du CP à la terminale,
une fois par trimestre, mais le manque de personnel rend inatteignable cet
objectif. En amont, des associations compétentes sont censées former les
professeurs sur le sujet. Les agences régionales de Santé (ARS) et la médecine
scolaire pourraient d’ailleurs participer au processus. Les cursus prévus
traitent de la victime et de l’agresseur.
S’agissant des employeurs, quelle que
soit leur taille, leur intérêt est de mettre en œuvre les obligations légales
pour les entreprises de plus de 250 salariés en matière de harcèlement. En
effet, dans l’hypothèse d’un contentieux, sans mesures de prévention prises à l’avance,
leur responsabilité civile risque d’être engagée. La question des violences
ainsi que celle des harcèlements sexistes et sexuels ont leurs places dans le
document unique d’évaluation des risques. Peuvent être également définis des
actions de prévention, une politique, des sanctions, ou encore les motifs de
déclenchement d’une enquête, etc. Un tel programme de gestion des risques
implique l’accueil, l’écoute et l’orientation des personnes.

Le respect du consentement se situe au
cœur de toutes ces violences, que ce soit en milieu festif ou non. Il
mériterait d’être mis en
avant tant dans l’enseignement que dans les
campagnes de communication des pouvoirs publics à grande échelle pour
sensibiliser la population. Sur un campus universitaire, par exemple, les
différences d’âges et de cultures sont énormes. De ce fait, la notion de
consentement est totalement disparate selon la nationalité, l’origine sociale
et l’éducation. La prudence recommande donc d’y déployer un maximum
d’information sur les bonnes pratiques.
Chaque année, l’ANSM rédige un
rapport sur la soumission et la vulnérabilité chimique. Au début des années
2000, elle a mené des travaux visant à mettre au point une méthode préventive
pour les victimes (coloration de la boisson, apparition de cristaux,
modification du goût…). Mais pour l’heure, la Commission nationale des
stupéfiants, malgré les attentes de la justice, de la police et du corps
médical, n’a pas découvert de solution satisfaisante qui ne modifie pas
complètement la fonction initiale du médicament pour lequel une molécule
dévoyée a été synthétisée.
Vers
une prise en charge des victimes adaptée
Une victime, qu’elle ait consommé de l’alcool ou non,
n’est nullement responsable d’être ciblée. Son consentement ne se conçoit que
libre et éclairé, autrement dit, jamais si elle se trouve en phase de
vulnérabilité chimique. Des vagues d’agressions en milieu festif se sont
produites dans les années 1990, dans les années 2000. Elles ont occasionné des
réflexions et la mise en place de méthodes. Plus récemment, la période
post-confinement a été accompagnée de manifestations du non-savoir-vivre
ensemble qui se sont traduites par une augmentation globale des passages à
l’acte. La commission des faits s’est déplacée de la boîte de nuit vers le bar,
devenu par défaut le nouveau lieu de détente. Les agresseurs ont opéré dans les
troquets de quartiers où ils étaient moins attendus. Les victimes sont des
jeunes, des étudiants, mais aussi des personnes plus âgées, comme des collègues
qui partagent un apéritif après le travail. Cela signifie qu’une campagne
nationale de prévention sur la vulnérabilité et la soumission chimique doit
englober toutes les générations et tous les phénomènes familiaux, privés, ou
professionnels. De plus, il semble fondamental d’enseigner aux membres de la
police et de l’hôpital qu’un individu qui arrive en situation de vulnérabilité
ou de soumission chimique vit une urgence. Les prélèvements doivent être
réalisés sans délai. Si le sujet attend 6 heures pour être examiné, la molécule
présente ne sera vraisemblablement plus apparente dans son sang, ni dans ses
urines. La suite de la procédure devient alors beaucoup plus compliquée pour
lui. Aujourd’hui, les procédures ne sont pas assez strictement appliqués.
Souvent, le policier n’a pas suivi de formation adaptée. Par exemple, il
cherche à dissuader la victime de porter plainte parce qu’elle n’a pas de
preuve et donc « ça
ne sert à rien ».
Il propose une main courante. Pour l’agressé,
cela revient à ce que l’autorité, dont il espère a priori le soutien, considère
que ce qu’il a subi est équivalent à un tapage nocturne. Le choc, l’amnésie, la perte de
contrôle de soi, la honte, la culpabilité, ne peuvent pas se réduire à être
fautif d’avoir bu un verre. À cela
s’ajoutent l’empoisonnement, le péril pour sa santé et son psychisme, les
réactions et quelquefois les rejets de la part de ses proches après coup. Cette
multitude de conséquences potentielles demeure occultée. Le plan anti-GHB
apparaît comme une réponse bien faible face à la quantité et à
la diversité des témoignages. Il existe dans certaines universités des cellules
de lutte contre les violences sexistes et sexuelles. Les victimes sont invitées
à s’en rapprocher. Elles peuvent y recevoir un soutien tant financier que
psychologique. Et surtout, il faut continuer à s’amuser. N’inversons pas les
rôles, c’est aux prédateurs d’avoir peur.
C2M