Le Conseil supérieur de la
magistrature a rappelé que les magistrats bénéficient comme tout citoyen d’une
liberté de parole, ainsi que de liberté syndicale. Mais il a également rappelé l’obligation
de réserve qui doit également être prise en compte.
Sept mois après la question
posée par Éric Dupond-Moretti, le Conseil supérieur de la magistrature a rendu,
mercredi 13 décembre, son avis à propos de la liberté d’expression des
magistrats.
Le ministre de la Justice
avait adressé le 2 mai dernier un courrier au CSM, dans lequel il demandait à
l’instance de se prononcer sur l’articulation entre la liberté d’expression des
magistrats et l’obligation déontologique de réserve et de discrétion, ainsi que
sur l’exercice du droit de grève par les magistrats. Sur ce second point, le
CSM a considéré qu’il ne pouvait pas « se substituer ni au Conseil
constitutionnel ni aux juridictions administratives et européennes »,
et a donc laissé les juridictions concernées statuer sur le sujet.
Sur le premier point, le
Conseil a d’abord tenu à rappeler dans son avis, le principe général de liberté
d’expression qui s’appliquait à tous, inscrit dans la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen et la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et
des libertés fondamentales. « Ce droit est le socle de toute société
démocratique. Il est garanti par de nombreux textes et précisé tant par la
jurisprudence des cours européennes que par celle des juridictions nationales »,
a poursuivi le CSM.
Mais ce droit fondamental doit
néanmoins être concilié avec l’obligation de réserve dans les institutions
publiques. Si le Conseil a en ce sens estimé que celle-ci « s’impose à
tous les agents publics et vise fondamentalement à préserver la confiance des
citoyens dans une puissance publique impartiale », il a également
souligné que cette contrainte valait « encore davantage pour un
magistrat, en raison de la mission particulière qui lui est dévolue et parce
qu’il engage l’institution judiciaire dans son ensemble ».
Reste à savoir donc dans quel
cadre la liberté d’expression peut être utilisée pour un magistrat : « La
question se pose de savoir dans quelle mesure le magistrat devrait exercer sa
liberté d’expression, dans le respect des impératifs que lui imposent son état
et son statut, lorsque les valeurs et principes de l’État de droit sur lesquels
repose son office sont en jeu », a ainsi résumé l’autorité.
Une jurisprudence qui consacre
la liberté d’expression des magistrats…
Le Conseil supérieur de la
magistrature a pu recenser plusieurs décisions faisant jurisprudence sur ce
sujet. En 2007, le Conseil constitutionnel indiquait que la DDHC et la Constitution
de 1958 « garantissent l’indépendance des juridictions ainsi que le
caractère spécifique de leurs fonctions, sur lesquelles ne peuvent empiéter ni
le législateur, ni le Gouvernement, non plus qu’aucune autorité administrative ».
Le CSM a traduit par cette décision que « ce n’est que dans des cas
exceptionnels qu’un magistrat pourra voir sa responsabilité engagée en raison
des propos qu’il aura tenus ».
Le Conseil d’État était, dans
un jugement rendu en 1975, du même avis. Il estimait que « dans les
conditions où [l’activité syndicale] est exercée, cette activité, et
notamment les déclarations faites à la presse par le requérant pour commenter
le communiqué de son syndicat ne peuvent, eu égard aux termes employés, être regardées
comme constituant un manquement au devoir de réserve qui s'imposait à ce
magistrat ».
Le Conseil supérieur de la
magistrature lui-même réaffirmait, dans son recueil des obligations déontologiques
des magistrats adopté en 2019, que « le magistrat s’exprime librement
dans les limites de son statut ». « L’obligation de réserve ne
saurait servir à réduire le magistrat au silence ou au conformisme, mais doit
se concilier avec le devoir particulier d’indépendance et d’impartialité du
magistrat », indiquait-il alors.
… et une législation qui
l’encadre
Une conciliation expliquée
par différents textes. L’ordonnance statutaire de 1958 indique que « toute
délibération politique est interdite au corps judiciaire. Toute manifestation
d'hostilité au principe ou à la forme du gouvernement de la République est
interdite aux magistrats, de même que toute démonstration de nature politique
incompatible avec la réserve que leur imposent leurs fonctions. »
Le CSM a expliqué à propos de
ce passage qu’ « il n’appartient [à l’autorité judiciaire] ni de
s’exprimer sur un registre purement politique, ni de remettre en cause le
principe même des institutions républicaines parmi lesquelles elle prend place ».
Le Conseil précise en revanche que les magistrats sont libres, en dehors de
leur service, d’exprimer des opinions syndicales et politiques.
L’organe de contrôle de
l’indépendance des magistrats s’est sur ce point également appuyé sur le
recueil des obligations déontologiques des magistrats, qui indique que « dans
son expression publique, le magistrat fait preuve de mesure afin de ne pas
compromettre l’image d’impartialité de la justice, indispensable à la confiance
du public » et que « l’expression publique d’un magistrat ès-qualités,
quel qu’en soit le support, nécessite la plus grande prudence, afin de ne
porter atteinte ni à l’image et au crédit de l’institution judiciaire, ni à
l’exercice impartial de ses fonctions, ni à la réserve qu’imposent ses
fonctions ».
Et le CSM de préciser que
« l’appréciation et le contrôle des restrictions à l’exercice de la
liberté d’expression des magistrats relèvent du Conseil supérieur de la
magistrature statuant sous le contrôle de cassation du Conseil d’État pour les
magistrats du siège, du Conseil d’État statuant sur un recours en excès de
pouvoir pour les magistrats du parquet et, éventuellement, des juridictions
internationales ».
« La parole du
magistrat engage toute l’institution »
« En dépit des
limites que connaît son exercice, la liberté d’expression des magistrats est essentielle
pour garantir leur indépendance », a assuré le Conseil. Une liberté qui
peut s’utiliser « selon le contexte, les fonctions exercées et le
public concerné ».
Le magistrat ne doit
évidemment pas commenter ses propres décisions dans la presse, ni dénigrer
celles de ces collègues. « Les commentaires des décisions demeurent
libres, dès lors qu’ils restent dans un cadre professionnel, universitaire ou
didactique », a détaillé le CSM. Les juges ne doivent pas non plus
compromettre l’image d’impartialité et de neutralité de la justice, « indispensable
à la confiance du public ». « La parole du magistrat est
en effet reçue comme l’expression d’une appréciation objective qui engage non
seulement celui qui s’exprime, mais aussi, à travers lui, toute l’institution. »
Le Conseil supérieur de la
magistrature a cependant estimé qu’aucune sanction n’était à infliger « lorsque
le discours reste purement général, prudent et mesuré ». Cela peut
être le cas notamment pour des prises de position de magistrats sur les projets
de loi organique et ordinaire relatifs à l’institution judiciaire ou la réforme
de la police judiciaire. Ces prises de position « apparaissent
légitimes dans leur principe, quand bien même elles seraient formulées avec
vigueur », a estimé le CSM.
Les personnes ayant une
vocation spéciale à apporter une contribution au débat public sur les questions
d’intérêt général doivent être laissées libres d’intervenir, et cela « sans
que la crainte d’une sanction n’exerce un “effet dissuasif” sur
l’exercice du droit à la liberté d’expression ». Le Conseil supérieur
de la magistrature a aussi jugé que le devoir d’expression du magistrat est
d’autant plus important que celui-ci occupe un poste élevé dans la hiérarchie
de l’institution, notamment lorsqu’il s’agit d’un chef de cour ou de
juridiction.
Une liberté syndicale qui
doit aussi respecter le devoir de réserve
Sur la prise de parole
syndicale, celle-ci est consacrée dans l’ordonnance statutaire modifiée en 2016
qui garantit un droit syndical aux magistrats « qui peuvent librement
créer des organisations syndicales, y adhérer et exercer des mandats ».
Mais cette liberté doit elle aussi,
a expliqué le CSM, être conciliée avec les obligations déontologiques découlant
du statut des magistrats, en particulier le devoir de réserve : « Même
dans l'exercice de son mandat et pour la défense des intérêts professionnels,
le représentant syndical doit-il veiller à garder une certaine mesure. »
Les syndicats s’engagent également à défendre l’indépendance de la justice,
comme indiqué dans le recueil des obligations déontologiques des magistrats.
En ce qui concerne la
question de l’expression des magistrats sur les réseaux sociaux, « l’usage
des réseaux sociaux expose le magistrat à un risque accru de mise en cause ou
de médiatisation de ses décisions, de ses déclarations ou de son comportement,
ce qui doit l’inciter à un surcroît de vigilance quant au respect de ses
obligations déontologiques », a mis en garde le Conseil supérieur de
la magistrature, avertissant aussi que le « prétendu anonymat »
possible sur certains réseaux sociaux ne devait pas permettre à des magistrats
de passer outre leur obligation de réserve. Les comptes ouverts au titre d’une
juridiction relèvent quant à eux des principes qui régissent les prises de
parole officielles. Sur ce point, la rédaction de la charte de déontologie des
magistrats qui devrait remplacer le recueil des obligations déontologiques des
magistrats « donnera au Conseil l’occasion de consultations sur ce
point », a-t-il annoncé.
Alexis
Duvauchelle