DROIT

« La liberté d'expression des magistrats est essentielle pour garantir leur indépendance », selon le CSM

« La liberté d'expression des magistrats est essentielle pour garantir leur indépendance », selon le CSM
Publié le 15/12/2023 à 18:06

Le Conseil supérieur de la magistrature a rappelé que les magistrats bénéficient comme tout citoyen d’une liberté de parole, ainsi que de liberté syndicale. Mais il a également rappelé l’obligation de réserve qui doit également être prise en compte.

Sept mois après la question posée par Éric Dupond-Moretti, le Conseil supérieur de la magistrature a rendu, mercredi 13 décembre, son avis à propos de la liberté d’expression des magistrats.

Le ministre de la Justice avait adressé le 2 mai dernier un courrier au CSM, dans lequel il demandait à l’instance de se prononcer sur l’articulation entre la liberté d’expression des magistrats et l’obligation déontologique de réserve et de discrétion, ainsi que sur l’exercice du droit de grève par les magistrats. Sur ce second point, le CSM a considéré qu’il ne pouvait pas « se substituer ni au Conseil constitutionnel ni aux juridictions administratives et européennes », et a donc laissé les juridictions concernées statuer sur le sujet.

Sur le premier point, le Conseil a d’abord tenu à rappeler dans son avis, le principe général de liberté d’expression qui s’appliquait à tous, inscrit dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. « Ce droit est le socle de toute société démocratique. Il est garanti par de nombreux textes et précisé tant par la jurisprudence des cours européennes que par celle des juridictions nationales », a poursuivi le CSM.

Mais ce droit fondamental doit néanmoins être concilié avec l’obligation de réserve dans les institutions publiques. Si le Conseil a en ce sens estimé que celle-ci « s’impose à tous les agents publics et vise fondamentalement à préserver la confiance des citoyens dans une puissance publique impartiale », il a également souligné que cette contrainte valait « encore davantage pour un magistrat, en raison de la mission particulière qui lui est dévolue et parce qu’il engage l’institution judiciaire dans son ensemble ».

Reste à savoir donc dans quel cadre la liberté d’expression peut être utilisée pour un magistrat : « La question se pose de savoir dans quelle mesure le magistrat devrait exercer sa liberté d’expression, dans le respect des impératifs que lui imposent son état et son statut, lorsque les valeurs et principes de l’État de droit sur lesquels repose son office sont en jeu », a ainsi résumé l’autorité.

Une jurisprudence qui consacre la liberté d’expression des magistrats…

Le Conseil supérieur de la magistrature a pu recenser plusieurs décisions faisant jurisprudence sur ce sujet. En 2007, le Conseil constitutionnel indiquait que la DDHC et la Constitution de 1958 « garantissent l’indépendance des juridictions ainsi que le caractère spécifique de leurs fonctions, sur lesquelles ne peuvent empiéter ni le législateur, ni le Gouvernement, non plus qu’aucune autorité administrative ». Le CSM a traduit par cette décision que « ce n’est que dans des cas exceptionnels qu’un magistrat pourra voir sa responsabilité engagée en raison des propos qu’il aura tenus ».

Le Conseil d’État était, dans un jugement rendu en 1975, du même avis. Il estimait que « dans les conditions où [l’activité syndicale] est exercée, cette activité, et notamment les déclarations faites à la presse par le requérant pour commenter le communiqué de son syndicat ne peuvent, eu égard aux termes employés, être regardées comme constituant un manquement au devoir de réserve qui s'imposait à ce magistrat ».

Le Conseil supérieur de la magistrature lui-même réaffirmait, dans son recueil des obligations déontologiques des magistrats adopté en 2019, que « le magistrat s’exprime librement dans les limites de son statut ». « L’obligation de réserve ne saurait servir à réduire le magistrat au silence ou au conformisme, mais doit se concilier avec le devoir particulier d’indépendance et d’impartialité du magistrat », indiquait-il alors.

… et une législation qui l’encadre

Une conciliation expliquée par différents textes. L’ordonnance statutaire de 1958 indique que « toute délibération politique est interdite au corps judiciaire. Toute manifestation d'hostilité au principe ou à la forme du gouvernement de la République est interdite aux magistrats, de même que toute démonstration de nature politique incompatible avec la réserve que leur imposent leurs fonctions. »

Le CSM a expliqué à propos de ce passage qu’ « il n’appartient [à l’autorité judiciaire] ni de s’exprimer sur un registre purement politique, ni de remettre en cause le principe même des institutions républicaines parmi lesquelles elle prend place ». Le Conseil précise en revanche que les magistrats sont libres, en dehors de leur service, d’exprimer des opinions syndicales et politiques.

L’organe de contrôle de l’indépendance des magistrats s’est sur ce point également appuyé sur le recueil des obligations déontologiques des magistrats, qui indique que « dans son expression publique, le magistrat fait preuve de mesure afin de ne pas compromettre l’image d’impartialité de la justice, indispensable à la confiance du public » et que « l’expression publique d’un magistrat ès-qualités, quel qu’en soit le support, nécessite la plus grande prudence, afin de ne porter atteinte ni à l’image et au crédit de l’institution judiciaire, ni à l’exercice impartial de ses fonctions, ni à la réserve qu’imposent ses fonctions ».

Et le CSM de préciser que « l’appréciation et le contrôle des restrictions à l’exercice de la liberté d’expression des magistrats relèvent du Conseil supérieur de la magistrature statuant sous le contrôle de cassation du Conseil d’État pour les magistrats du siège, du Conseil d’État statuant sur un recours en excès de pouvoir pour les magistrats du parquet et, éventuellement, des juridictions internationales ».

« La parole du magistrat engage toute l’institution »

« En dépit des limites que connaît son exercice, la liberté d’expression des magistrats est essentielle pour garantir leur indépendance », a assuré le Conseil. Une liberté qui peut s’utiliser « selon le contexte, les fonctions exercées et le public concerné ».

Le magistrat ne doit évidemment pas commenter ses propres décisions dans la presse, ni dénigrer celles de ces collègues. « Les commentaires des décisions demeurent libres, dès lors qu’ils restent dans un cadre professionnel, universitaire ou didactique », a détaillé le CSM. Les juges ne doivent pas non plus compromettre l’image d’impartialité et de neutralité de la justice, « indispensable à la confiance du public ». « La parole du magistrat est en effet reçue comme l’expression d’une appréciation objective qui engage non seulement celui qui s’exprime, mais aussi, à travers lui, toute l’institution. »

Le Conseil supérieur de la magistrature a cependant estimé qu’aucune sanction n’était à infliger « lorsque le discours reste purement général, prudent et mesuré ». Cela peut être le cas notamment pour des prises de position de magistrats sur les projets de loi organique et ordinaire relatifs à l’institution judiciaire ou la réforme de la police judiciaire. Ces prises de position « apparaissent légitimes dans leur principe, quand bien même elles seraient formulées avec vigueur », a estimé le CSM.

Les personnes ayant une vocation spéciale à apporter une contribution au débat public sur les questions d’intérêt général doivent être laissées libres d’intervenir, et cela « sans que la crainte d’une sanction n’exerce un “effet dissuasif” sur l’exercice du droit à la liberté d’expression ». Le Conseil supérieur de la magistrature a aussi jugé que le devoir d’expression du magistrat est d’autant plus important que celui-ci occupe un poste élevé dans la hiérarchie de l’institution, notamment lorsqu’il s’agit d’un chef de cour ou de juridiction.

Une liberté syndicale qui doit aussi respecter le devoir de réserve

Sur la prise de parole syndicale, celle-ci est consacrée dans l’ordonnance statutaire modifiée en 2016 qui garantit un droit syndical aux magistrats « qui peuvent librement créer des organisations syndicales, y adhérer et exercer des mandats ».

Mais cette liberté doit elle aussi, a expliqué le CSM, être conciliée avec les obligations déontologiques découlant du statut des magistrats, en particulier le devoir de réserve : « Même dans l'exercice de son mandat et pour la défense des intérêts professionnels, le représentant syndical doit-il veiller à garder une certaine mesure. » Les syndicats s’engagent également à défendre l’indépendance de la justice, comme indiqué dans le recueil des obligations déontologiques des magistrats.

En ce qui concerne la question de l’expression des magistrats sur les réseaux sociaux, « l’usage des réseaux sociaux expose le magistrat à un risque accru de mise en cause ou de médiatisation de ses décisions, de ses déclarations ou de son comportement, ce qui doit l’inciter à un surcroît de vigilance quant au respect de ses obligations déontologiques », a mis en garde le Conseil supérieur de la magistrature, avertissant aussi que le « prétendu anonymat » possible sur certains réseaux sociaux ne devait pas permettre à des magistrats de passer outre leur obligation de réserve. Les comptes ouverts au titre d’une juridiction relèvent quant à eux des principes qui régissent les prises de parole officielles. Sur ce point, la rédaction de la charte de déontologie des magistrats qui devrait remplacer le recueil des obligations déontologiques des magistrats « donnera au Conseil l’occasion de consultations sur ce point », a-t-il annoncé.

Alexis Duvauchelle

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