A Bobigny, des avancées en demi-teinte dans la protection des mineures victimes de prostitution


lundi 26 mai7 min
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Face à la hausse des affaires de proxénétisme en Seine-Saint-Denis, principalement en lien avec des jeunes filles mineures, le tribunal de Bobigny tente de s’adapter à un phénomène amplifié par les réseaux sociaux. Si la juridiction travaille à un accompagnement pluridisciplinaire des victimes, elle se confronte en revanche à des limites budgétaires.

Un an après le lancement de la première stratégie nationale de lutte contre le système prostitutionnel lancé par Aurore Bergé, lObservatoire national des violences faites aux femmes déplore, dans une lettre publiée en avril dernier, une violence prostitutionnelle encore « largement invisibilisée ».

Les chiffres récents illustrent pourtant sa nette progression : en quatre ans, le nombre de mineurs victimes de proxénétisme a en effet augmenté de 14 %, tandis que celui des mineurs « victimes dun achat dactes sexuels » est en hausse de 107 % en France.

Depuis quelques années, le travail des professionnels de la protection de l’enfance, des unités spécialisées au sein de la police, de la gendarmerie ou encore des tribunaux tente de trouver des solutions pour lutter plus efficacement. A l’instar de la Division de la famille et de la jeunesse (DIFAJE) du parquet de Bobigny, créée spécialement pour traiter toutes les affaires impliquant des mineurs, qu’ils soient victimes ou auteurs.

97 % de mineurs dans les affaires de proxénétisme

Département le plus jeune et le plus pauvre de France métropolitaine, la Seine-Saint-Denis fait face à une augmentation exponentielle des affaires en lien avec le proxénétisme depuis cinq ans. En 2024, 121 signalements ont été reçus par le parquet de Bobigny (soit 42 signalements de plus qu’en 2023).

Parmi les 153 personnes signalées à la DIFAJE, 97 % d’entre elles étaient mineures et 97 % d’entre elles étaient des filles. Les statistiques de cette division établissent par ailleurs un âge médian des victimes à 14 ans et 8 mois : c’est la première fois que ce dernier passe sous le seuil des 15 ans, sachant que cet âge diminue d’années en années depuis 2019.

L’utilisation grandissante des canaux numériques - tels que Snapchat et Instagram -, pour entrer en contact avec ces jeunes personnes complexifie la traque des proxénètes et l’identification de leurs réseaux. Les statistiques de lObservatoire national des violences faites aux femmes indiquent que dans près de deux cas sur trois, lexploitation sexuelle se fait au moins en partie via les outils numériques.

Une réalité que le président du tribunal judiciaire de Bobigny, Peimane Ghaleh-Marzban*, constate tout au long de ces affaires : « Linsaisissabilité des jeunes victimes et la mobilité des réseaux rend notre politique publique très complexe et nécessite une détermination sans faille de tous les acteurs. »

Parmi les 121 signalements reçus, des enquêtes de police ont été lancées pour 93 % d’entre eux (soit 112 enquêtes), en collaboration, majoritairement, avec une Brigade locale de protection de la famille ou des services de police spécialisés. Au total, 61 personnes, dont 58 majeurs, ont été jugées pour proxénétisme, soit 5 fois plus qu’en 2019.

Les faits qui leur sont reprochés témoignent du « fonctionnement interne » du système prostitutionnel (création et publication d’annonces en ligne, réservation des logements, gestion de la sécurité pendant les prestations sexuelles, approvisionnement en stupéfiants et nourriture pour les victimes), tout comme de l’extrême violence dont il peut faire preuve (enlèvement, détention, séquestration et viol à l’encontre d’une personne se livrant à la prostitution).

En avril 2024, le procès des occupants de la « Villa Biron », une vaste maison close à Saint-Ouen, démontrait l’existence d’un véritable écosystème criminel hiérarchisé. La facilité avec lesquels les auteurs peuvent s’organiser dans le département explique aussi le phénomène, selon Peimane Ghaleh-Marzban : « La Seine-Saint-Denis est particulièrement touchée en raison du faible coût des chambres dhôtel, labsence daccueil physique dans nombre de ces hôtels et la réorganisation de réseaux de trafic de stupéfiants vers la prostitution ».

Comme dans d’autres départements, les plateformes de location de courte durée comme Airbnb ou Booking favorisent aussi l’installation de lieux de passe.

Des progrès ralentis par le manque de moyens

Afin de faire face à lintensification des signalements, trois magistrats référents œuvrent quotidiennement au parquet de Bobigny avec le soutien dune juriste assistante spécialisée. Eric Mathais, procureur de la République, ajoute que « la spécialisation des magistrats de la division et la création dune permanence dédiée à la lutte contre ce phénomène garantissent une prise en charge immédiate des victimes et la poursuite des auteurs, le plus souvent par des présentations également immédiates devant le tribunal ».

Muriel Eglin, présidente du tribunal pour enfants de Bobigny, alerte pourtant sur la nécessité de redoubler d’efforts pour les acteurs de la protection de l’enfance : « Actuellement, 820 mesures d’assistance éducative de milieu ouvert sont en attente et le dispositif daccueil durgence est régulièrement saturé. »

Elle poursuit : « Les mêmes difficultés de recrutement quen 2018 sont constatées : nous navons toujours pas de greffier dans les audiences dassistance éducative, sauf exception. Les mesures judiciaires dinvestigation éducative accusent quant à elles des délais de mise en œuvre de 5 à 13 mois. Les prises en charge des adolescents auteurs dactes de délinquance attendent aussi plusieurs mois aux portes des unités éducatives de la protection judiciaire de la jeunesse et les placements en matière pénale sont tout à fait insuffisants. »

Pour tenter de pallier ces manquements, un dispositif expérimental, initié par le parquet des mineurs, avait pourtant été mis en place avec le tribunal pour enfants, le conseil départemental, la protection judiciaire de la jeunesse de Seine-Saint-Denis et plusieurs associations du secteur. L’idée du dispositif était de définir un cadre d’intervention spécifique aux mineurs en situation de prostitution, en passant notamment par une meilleure coordination des acteurs judiciaires, sociaux et éducatifs. 

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Le protocole s’engageait ainsi sur deux axes : l’évaluation familiale et sociale de la victime potentielle, d’une part, et la création d’un poste de travailleur social spécifiquement chargé du suivi des dossiers sur lensemble de la chaîne de prise en charge, d’autre part.

Cinq ans plus tard, Peimane Ghaleh-Marzban fait état d’un bilan positif : « Sagissant de la prise de conscience, plus personne nignore ce fléau, les professionnels de la justice et du travail social sont sensibilisés au repérage et mobilisés, des formations ont lieu régulièrement ». Pour favoriser l’échange entre les différents acteurs investis et suivre l’avancée du protocole, des temps de rencontres semestriels sont désormais organisés.

Le président du TJ souligne pourtant les blocages rencontrés dans la prise en charge éducative : « Les premiers constats pointent la nécessité d’une continuité dans laccompagnement, ce que ne permettent pas toujours les difficultés de recrutement du travail social particulièrement exacerbées en Seine-Saint-Denis ».

Un point de vue que partage Muriel Eglin, qui regrette le manque de moyens alloué à cet effet : « Les efforts ne sont pas du tout à la hauteur de nos besoins. Le plan gouvernemental pour la protection de lenfance et le rapport de la mission parlementaire sur les manquements des politiques de protection de lenfance pourront-ils contribuer à redresser les choses ? ».

L’appui essentiel des associations

Piliers phares pour un repérage efficace, les associations locales aident le TJ dans la prise en charge des victimes pour éviter qu’elles ne retrouvent le circuit. Spécialisée sur le sujet, l’Amicale du Nid 93 conduit des actions destinée aux personnes en situation ou en danger de prostitution. Elle est composée de professionnels socio-éducatifs, de psychologues, de juriste et de chargés de mission en santé. L’association, qui collabore avec le parquet depuis plusieurs années, établit avec les services sociaux la nécessité ou non de mettre en place des mesures spécifiques.

« En 2024, 26 mesures dassistance éducative en milieu ouvert renforcées par lintervention de lAmicale du Nid 93 ont été ordonnées par le tribunal judiciaire de Bobigny ainsi que 7 mesures judiciaires dinvestigations éducatives. Ces dernières sont prioritaires et échappent au moins en partie aux délais de mise en œuvre habituels des mesures de milieu ouvert, mais elles souffrent également de temps dattente » expose Muriel Eglin.

L’intervention des associations permet également aux membres du parquet d’être mieux formés à laccompagnement spécifique de très jeunes filles, principales cibles des proxénètes. Parfois sous emprise, souvent en fugue, elles sont en proie à des traumatismes particuliers, illustration de l’importance de l’expertise psychologique apportée par les associations.

Pour exemple, 100 % des victimes accompagnées par l’Amicale du Nid en 2024 avaient été victimes de violences antérieures. Leurs travaux mettent également en évidence que pour plus de 6 victimes sur 10, l’exploitation sexuelle a commencé avant l’âge de 15 ans. Judith Trinquart-Paillard, médecin légiste, souligne à ce titre le « continuum » existant entre les violences subies dans l’enfance et la prostitution.

« Toute personne majeure en situation de prostitution y est entrée mineure. De la même manière qu’une mineure en situation de prostitution a toutes les chances de le rester une fois majeure, explique-t-elle. Cest leffet de la mémoire traumatique. Un cercle vicieux qui conduit à se réexposer à de nouvelles situations de violences sexuelles : les proxénètes l’ont parfaitement compris ».

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