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Face à la hausse des affaires de proxénétisme en Seine-Saint-Denis, principalement en lien avec des jeunes filles mineures, le tribunal de Bobigny tente de s’adapter à un phénomène amplifié par les réseaux sociaux. Si la juridiction travaille à un accompagnement pluridisciplinaire des victimes, elle se confronte en revanche à des limites budgétaires.
Un an après le lancement de la première
stratégie nationale de lutte contre le système prostitutionnel lancé par Aurore
Bergé, l’Observatoire national des violences
faites aux femmes déplore, dans une lettre publiée en avril dernier, une
violence prostitutionnelle encore « largement invisibilisée ».
Les chiffres récents illustrent pourtant
sa nette progression : en quatre ans, le nombre de mineurs victimes de proxénétisme
a en effet augmenté de 14 %, tandis que celui des mineurs « victimes d’un achat d’actes
sexuels » est en hausse de 107 % en France.
Depuis quelques années, le travail des
professionnels de la protection de l’enfance, des unités spécialisées au sein
de la police, de la gendarmerie ou encore des tribunaux tente de trouver des
solutions pour lutter plus efficacement. A l’instar de la Division de la
famille et de la jeunesse (DIFAJE) du parquet de Bobigny, créée spécialement
pour traiter toutes les affaires impliquant des mineurs, qu’ils soient victimes
ou auteurs.
97 % de mineurs dans les affaires de proxénétisme
Département le plus jeune et le plus
pauvre de France métropolitaine, la Seine-Saint-Denis fait face à une
augmentation exponentielle des affaires en lien avec le proxénétisme depuis
cinq ans. En 2024, 121 signalements ont été reçus par le parquet de Bobigny
(soit 42 signalements de plus qu’en 2023).
Parmi les 153 personnes signalées à la
DIFAJE, 97 % d’entre elles étaient mineures et 97 % d’entre elles étaient des
filles. Les statistiques de cette division établissent par ailleurs un âge
médian des victimes à 14 ans et 8 mois : c’est la première fois que ce dernier
passe sous le seuil des 15 ans, sachant que cet âge diminue d’années en années
depuis 2019.
L’utilisation grandissante des canaux
numériques - tels que Snapchat et Instagram -, pour entrer en contact avec ces
jeunes personnes complexifie la traque des proxénètes et l’identification de
leurs réseaux. Les statistiques de l’Observatoire
national des violences faites aux femmes indiquent que dans près de deux cas
sur trois, l’exploitation sexuelle se fait au
moins en partie via les outils numériques.
Une réalité que le président du tribunal judiciaire de Bobigny, Peimane Ghaleh-Marzban*, constate tout au long de ces affaires : « L’insaisissabilité des jeunes victimes et la mobilité des réseaux rend notre politique publique très complexe et nécessite une détermination sans faille de tous les acteurs. »
À lire aussi : (93) Proxénétisme : « 42 % des victimes mineures de France sont recensées en Seine-Saint-Denis »
Parmi les 121 signalements reçus, des
enquêtes de police ont été lancées pour 93 % d’entre eux (soit 112 enquêtes),
en collaboration, majoritairement, avec une Brigade locale de protection de la
famille ou des services de police spécialisés. Au total, 61 personnes, dont 58
majeurs, ont été jugées pour proxénétisme, soit 5 fois plus qu’en 2019.
Les faits qui leur sont reprochés
témoignent du « fonctionnement interne » du système prostitutionnel
(création et publication d’annonces en ligne, réservation des logements,
gestion de la sécurité pendant les prestations sexuelles, approvisionnement en
stupéfiants et nourriture pour les victimes), tout comme de l’extrême violence
dont il peut faire preuve (enlèvement, détention, séquestration et viol à
l’encontre d’une personne se livrant à la prostitution).
En avril 2024, le procès des occupants de
la « Villa Biron », une vaste maison close à Saint-Ouen, démontrait
l’existence d’un véritable écosystème criminel hiérarchisé. La facilité avec
lesquels les auteurs peuvent s’organiser dans le département explique aussi le
phénomène, selon Peimane Ghaleh-Marzban : « La
Seine-Saint-Denis est particulièrement touchée en raison du faible coût des
chambres d’hôtel, l’absence
d’accueil physique dans nombre de ces
hôtels et la réorganisation de réseaux de trafic de stupéfiants vers la
prostitution ».
Comme dans d’autres départements, les
plateformes de location de courte durée comme Airbnb ou
Booking favorisent aussi l’installation de
lieux de passe.
Des
progrès ralentis par le manque de moyens
Afin
de faire face à l’intensification des
signalements, trois magistrats référents œuvrent quotidiennement au parquet de
Bobigny avec le soutien d’une
juriste assistante spécialisée. Eric Mathais, procureur de la République,
ajoute que « la spécialisation des magistrats de la
division et la création d’une
permanence dédiée à la lutte contre ce phénomène garantissent une prise en charge
immédiate des victimes et la poursuite des auteurs, le plus souvent par des
présentations également immédiates devant le tribunal ».
Muriel
Eglin, présidente du tribunal pour enfants de Bobigny, alerte pourtant sur la
nécessité de redoubler d’efforts pour les acteurs de la protection de l’enfance
: « Actuellement, 820 mesures d’assistance éducative
de milieu ouvert sont en attente et le dispositif d’accueil
d’urgence est régulièrement saturé. »
Elle
poursuit : « Les mêmes difficultés de recrutement qu’en
2018 sont constatées :
nous n’avons toujours pas de greffier dans
les audiences d’assistance éducative, sauf
exception. Les mesures judiciaires d’investigation
éducative accusent quant à elles des délais de mise en œuvre de 5 à 13 mois.
Les prises en charge des adolescents auteurs d’actes
de délinquance attendent aussi plusieurs mois aux portes des unités éducatives
de la protection judiciaire de la jeunesse et les placements en matière pénale
sont tout à fait insuffisants. »
Pour tenter de pallier ces manquements, un dispositif expérimental, initié par le parquet des mineurs, avait pourtant été mis en place avec le tribunal pour enfants, le conseil départemental, la protection judiciaire de la jeunesse de Seine-Saint-Denis et plusieurs associations du secteur. L’idée du dispositif était de définir un cadre d’intervention spécifique aux mineurs en situation de prostitution, en passant notamment par une meilleure coordination des acteurs judiciaires, sociaux et éducatifs.
À lire aussi : (94) Le TJ de Créteil initie des échanges pour mieux « lutter contre la prostitution des mineurs »
Le protocole s’engageait ainsi sur deux axes : l’évaluation familiale et sociale de la victime potentielle, d’une part, et la création d’un poste de travailleur social spécifiquement chargé du suivi des dossiers sur l’ensemble de la chaîne de prise en charge, d’autre part.
Cinq
ans plus tard, Peimane Ghaleh-Marzban fait état d’un bilan positif : « S’agissant de la prise
de conscience, plus personne n’ignore ce
fléau, les professionnels de la justice et du travail social sont sensibilisés
au repérage et mobilisés, des formations ont lieu régulièrement ».
Pour favoriser l’échange entre les différents acteurs investis et suivre
l’avancée du protocole, des temps de rencontres semestriels sont désormais
organisés.
Le
président du TJ souligne pourtant les blocages rencontrés dans la prise en
charge éducative : « Les premiers constats pointent
la nécessité d’une continuité dans l’accompagnement,
ce que ne permettent pas toujours les difficultés de recrutement du travail
social particulièrement exacerbées en Seine-Saint-Denis ».
Un
point de vue que partage Muriel Eglin, qui regrette le manque de moyens alloué
à cet effet : « Les efforts ne sont pas du tout à la
hauteur de nos besoins. Le plan gouvernemental pour la protection de l’enfance et le rapport de la mission parlementaire sur
les manquements des politiques de protection de l’enfance
pourront-ils contribuer à redresser les choses ? ».
L’appui
essentiel des associations
Piliers
phares pour un repérage efficace, les associations locales aident le TJ dans la
prise en charge des victimes pour éviter qu’elles ne retrouvent le circuit.
Spécialisée sur le sujet, l’Amicale du Nid 93 conduit des actions destinée aux
personnes en situation ou en danger de prostitution. Elle est composée de
professionnels socio-éducatifs, de psychologues, de juriste et de chargés de mission en santé. L’association,
qui collabore avec le parquet depuis plusieurs années, établit avec les
services sociaux la nécessité ou non de mettre en place des mesures
spécifiques.
« En 2024, 26 mesures d’assistance
éducative en milieu ouvert renforcées par l’intervention
de l’Amicale du Nid 93 ont été ordonnées
par le tribunal judiciaire de Bobigny ainsi que 7 mesures judiciaires d’investigations éducatives. Ces dernières sont
prioritaires et échappent au moins en partie aux délais de mise en œuvre
habituels des mesures de milieu ouvert, mais elles souffrent également de temps
d’attente » expose Muriel
Eglin.
L’intervention
des associations permet également aux membres du parquet d’être mieux formés à
l’accompagnement spécifique de très
jeunes filles, principales cibles des proxénètes. Parfois sous emprise, souvent
en fugue, elles sont en proie à des traumatismes particuliers, illustration de
l’importance de l’expertise psychologique apportée par les associations.
Pour
exemple, 100 % des victimes accompagnées par l’Amicale du Nid en 2024 avaient
été victimes de violences antérieures. Leurs travaux mettent également en
évidence que pour plus de 6 victimes sur 10, l’exploitation sexuelle a commencé
avant l’âge de 15 ans. Judith Trinquart-Paillard, médecin légiste, souligne à
ce titre le « continuum » existant entre les violences subies dans
l’enfance et la prostitution.
« Toute personne majeure en situation de prostitution y est entrée
mineure. De la même manière qu’une mineure en situation de prostitution a
toutes les chances de le rester une fois majeure, explique-t-elle. C’est l’effet de
la mémoire traumatique. Un cercle vicieux qui conduit à se réexposer à de
nouvelles situations de violences sexuelles : les proxénètes l’ont parfaitement
compris ».
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