Article précédent

CHRONIQUE. Chaque jour de la semaine à partir de 9h, 22 salles d’audiences de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) examinent les recours de requérants déboutés de leur demande par l’OFPRA (Office de protection des réfugiés et des apatrides). Cette juridiction, qui statue en premier et dernier ressort, a rendu 61 593 décisions en 2024.
Quatre femmes
sont alignées de dos, assises sur de petites chaises fonctionnelles, face à un
vaste bureau de bois clair. A bonne distance, leur font face trois juges en
costume et tailleur : un président, magistrat administratif, et deux assesseurs
qui ne sont pas magistrats. Sur la droite, un jeune juge rapporteur présente le
dossier.
C’est celui
de Tahira, une Pakistanaise de 34 ans, dont l’OFPRA a rejeté la demande de
statut de réfugiée le 24 octobre 2024. Elle a introduit un recours devant la
CNDA, qui l’examine ce lundi 7 avril 2025.
La tenue
vestimentaire de Tahira est entièrement bleue : pantalon large, tunique, voile
et mocassins. Sur l’arrière de son voile en laine, sont brodés en rouge des
lignes courbes qui semblent former des dessins ou des lettres de l’alphabet
perso-arabe.
Le juge
rapporteur résume l’affaire et la procédure : Tahira vivait chez sa belle-famille,
dans un village du Pakistan, depuis 2017. Seule. Son mari a migré en France en
2012 pour y trouver du travail. Il revenait fréquemment visiter sa femme et sa
famille jusqu’à fin 2019, époque à laquelle son titre de séjour n’a pas été
renouvelé. Dépourvu de papiers, il ne peut plus voyager, de risque d’être
définitivement expulsé du territoire français.
« Le
Pakistan, 6e pays le plus dangereux du monde pour les femmes »
Le statut
d’une femme seule dans sa belle-famille au Pakistan n’est pas précaire, il est
périlleux. Un péril mortel. Si Tahira est venue, c’est que sa belle-famille
projetait de l’assassiner avec ses enfants. Comme élément de contexte, le juge
rapporteur précise que le Pakistan a été classé 6e pays le plus
dangereux du monde pour les femmes en 2019, et 148e pays dans le
classement de l’égalité homme/femme. Le classement est composé de 149 pays. Il
est impossible pour une femme d’être efficacement protégée par la police ou la
justice, car les violences domestiques sont tolérées. Le juge recommande de lui
attribuer la « protection subsidiaire », comme la requérante le
demande.
Les trois
juges posent des questions à Tahira pour comprendre sa situation personnelle.
La CNDA se prononce sur un cas d’espèce. La situation de Tahira doit répondre
aux critères, son récit doit être crédible, le plus précis possible, et ne
laisser aucun doute quant au risque qu’elle encourt à rentrer au Pakistan.
La femme à
gauche est l’interprète. Elle est dans la seule partie ensoleillée de la pièce,
derrière la fenêtre. Elle a enlevé sa doudoune rouge et, tournée vers Tahira,
prend de nombreuses notes pour traduire consécutivement, aux juges, les propos
de la requérante. A droit, l’avocate en robe prend elle aussi des notes.
Sur questions
du juge assesseur, Tahira décrit sa situation. Son père a légué son patrimoine
important à son autre fille, la sœur de Tahira, et donc au mari de cette sœur,
puisque les femmes ne détiennent rien à leur nom. Pourquoi cette décision ?
Tahira ne saurait l’expliquer. Elle pense que, son mari étant en France, il
était logique pour son père de privilégier le leg de terres et de biens
immeubles au couple restant sur place. Cela ne la préoccupe pas. Elle explique
qu’elle se fiche de ce patrimoine.
Ce n’est pas
le cas de la famille de son mari. Belle-sœur et beau-frère demandent à Tahira
de réclamer son dû, mais la jeune femme laisse traîner. Lorsqu’elle fait la
démarche auprès de l’administration adéquate, on lui rétorque que le délai est
forclos. Tahira ne récupèrera jamais sa part de patrimoine. Cela froisse la
belle-famille.
Quelle
utilité, désormais, de garder cette femme à demeure ? Seule leur cupidité
fondait leur hospitalité. Ils cherchent désormais à la faire partir. Depuis la
France, le mari de Tahira est peu et mal informé. Il lui est difficile de peser
dans les discussions familiales.
Assise à
droite de Tahira, sur une chaise trop grande pour elle, une petite fille tient
un feutre orange. Elle le fait tomber, et se saisit d’un feutre vert. Elle
colorie assidûment un dessin qu’elle a débuté au début de l’audience. Elle doit
avoir 5 ans tout au plus, et ses pieds ne touchent pas le sol quand elle est
assise.
L’assesseur
assis à la droite du président est âgé, chauve, et ses lunettes ovales non
cerclées reposent sur le bout de son nez. Il paraît pointilleux et semble avoir
des connaissances en droit successoral. Il use d’un lexique juridique pointu,
puis fini par y renoncer : « On ne va pas utiliser ces mots-là, sinon on
n’en sortira pas », décide-t-il.
En 2024,
Tahira surprend une réunion entre les membres de sa belle-famille. Le juge veut
savoir comment ça s’est passé. Elle rentrait du jardin, explique-t-elle, quand
elle a entendu sa belle-sœur, son beau-frère et sa belle-mère ourdir un complot
mortel. Le juge demande : « C’était quand ?
-
Je l’ai
dit à mon mari, qui m’a dit de me cacher chez un ami à lui.
-
Vous ne
répondez pas à ma question.
-
Une
semaine avant de partir pour ici.
-
J’imagine
que quand on est trois et qu’on complote pour assassiner quelqu’un, on
chuchote. Quels propos avez-vous entendu exactement ?
-
Qu’ils
pouvaient faire ça n’importe quand, quand je dormais par exemple.
- Pourquoi n’êtes-vous pas partie plus tôt
? »
Le
pointillisme des magistrats se heurte au récit erratique et dépourvu de
chronologie de la requérante. Elle a ensuite quitté le pays en urgence avec ses
enfants, financée par son mari. Elle a vécu des mois en Turquie dans une misère
totale. « Un état de clochardisation », dit un juge. « Avez-vous
subi des choses que vous ne pouvez pas dire devant votre fille ? »
Tahira dit qu’elle ne comprend pas, la juge prend ça comme une réponse
négative.
« Ils
vont me tuer »
Il faut
conclure. Le président demande : « Qu’est-ce que vous craigniez ?
- Ils vont me tuer. » Elle ajoute : « Je suis
enceinte. » Les juges demandent de fournir une attestation médicale de
son état de grossesse.
L’avocate
plaide enfin. Elle reste assise pour dire que si la belle-famille l’a tolérée
pendant toutes ces années, « c’était parce qu’elle croyait avoir fait
une bonne affaire », en bénéficiant d’une sorte de « dot à
retardement », mais sitôt le magot passé sous le nez, Tahira n’était
plus qu’un boulet. « Évidemment, il n’y a pas grand-chose pour en
attester. » Ni témoin, ni document. Et elle conclut par un « syllogisme
implacable : toutes les femmes au Pakistan sont en danger de mort dans leur
belle-famille. Madame est une femme au Pakistan dans sa belle-famille. Madame
est en danger de mort. »
Le président
dit : « La décision sera rendue le 28 avril à 11h. » Puis il
demande à la petite-fille : « Tu me rendras mes feutres ? Les dessins
c’est pour toi. » L’interprète, l’avocate, Tahira et sa fille se
lèvent et se retournent. De profil, le ventre très arrondi de Tahira saille
sous sa tunique.
Julien Mucchielli
THÉMATIQUES ASSOCIÉES
Infos locales, analyses et enquêtes : restez informé(e) sans limite.
Recevez gratuitement un concentré d’actualité chaque semaine.
0 Commentaire
Laisser un commentaire
Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *