Cour nationale du droit d’asile : « Au Pakistan, Madame est en danger de mort »


lundi 26 mai5 min
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CHRONIQUE. Chaque jour de la semaine à partir de 9h, 22 salles d’audiences de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) examinent les recours de requérants déboutés de leur demande par l’OFPRA (Office de protection des réfugiés et des apatrides). Cette juridiction, qui statue en premier et dernier ressort, a rendu 61 593 décisions en 2024.

Quatre femmes sont alignées de dos, assises sur de petites chaises fonctionnelles, face à un vaste bureau de bois clair. A bonne distance, leur font face trois juges en costume et tailleur : un président, magistrat administratif, et deux assesseurs qui ne sont pas magistrats. Sur la droite, un jeune juge rapporteur présente le dossier.

C’est celui de Tahira, une Pakistanaise de 34 ans, dont l’OFPRA a rejeté la demande de statut de réfugiée le 24 octobre 2024. Elle a introduit un recours devant la CNDA, qui l’examine ce lundi 7 avril 2025.

La tenue vestimentaire de Tahira est entièrement bleue : pantalon large, tunique, voile et mocassins. Sur l’arrière de son voile en laine, sont brodés en rouge des lignes courbes qui semblent former des dessins ou des lettres de l’alphabet perso-arabe.

Le juge rapporteur résume l’affaire et la procédure : Tahira vivait chez sa belle-famille, dans un village du Pakistan, depuis 2017. Seule. Son mari a migré en France en 2012 pour y trouver du travail. Il revenait fréquemment visiter sa femme et sa famille jusqu’à fin 2019, époque à laquelle son titre de séjour n’a pas été renouvelé. Dépourvu de papiers, il ne peut plus voyager, de risque d’être définitivement expulsé du territoire français.

« Le Pakistan, 6e pays le plus dangereux du monde pour les femmes »

Le statut d’une femme seule dans sa belle-famille au Pakistan n’est pas précaire, il est périlleux. Un péril mortel. Si Tahira est venue, c’est que sa belle-famille projetait de l’assassiner avec ses enfants. Comme élément de contexte, le juge rapporteur précise que le Pakistan a été classé 6e pays le plus dangereux du monde pour les femmes en 2019, et 148e pays dans le classement de l’égalité homme/femme. Le classement est composé de 149 pays. Il est impossible pour une femme d’être efficacement protégée par la police ou la justice, car les violences domestiques sont tolérées. Le juge recommande de lui attribuer la « protection subsidiaire », comme la requérante le demande.

Les trois juges posent des questions à Tahira pour comprendre sa situation personnelle. La CNDA se prononce sur un cas d’espèce. La situation de Tahira doit répondre aux critères, son récit doit être crédible, le plus précis possible, et ne laisser aucun doute quant au risque qu’elle encourt à rentrer au Pakistan.

La femme à gauche est l’interprète. Elle est dans la seule partie ensoleillée de la pièce, derrière la fenêtre. Elle a enlevé sa doudoune rouge et, tournée vers Tahira, prend de nombreuses notes pour traduire consécutivement, aux juges, les propos de la requérante. A droit, l’avocate en robe prend elle aussi des notes.

Sur questions du juge assesseur, Tahira décrit sa situation. Son père a légué son patrimoine important à son autre fille, la sœur de Tahira, et donc au mari de cette sœur, puisque les femmes ne détiennent rien à leur nom. Pourquoi cette décision ? Tahira ne saurait l’expliquer. Elle pense que, son mari étant en France, il était logique pour son père de privilégier le leg de terres et de biens immeubles au couple restant sur place. Cela ne la préoccupe pas. Elle explique qu’elle se fiche de ce patrimoine.

Ce n’est pas le cas de la famille de son mari. Belle-sœur et beau-frère demandent à Tahira de réclamer son dû, mais la jeune femme laisse traîner. Lorsqu’elle fait la démarche auprès de l’administration adéquate, on lui rétorque que le délai est forclos. Tahira ne récupèrera jamais sa part de patrimoine. Cela froisse la belle-famille.

Quelle utilité, désormais, de garder cette femme à demeure ? Seule leur cupidité fondait leur hospitalité. Ils cherchent désormais à la faire partir. Depuis la France, le mari de Tahira est peu et mal informé. Il lui est difficile de peser dans les discussions familiales.

Assise à droite de Tahira, sur une chaise trop grande pour elle, une petite fille tient un feutre orange. Elle le fait tomber, et se saisit d’un feutre vert. Elle colorie assidûment un dessin qu’elle a débuté au début de l’audience. Elle doit avoir 5 ans tout au plus, et ses pieds ne touchent pas le sol quand elle est assise.

L’assesseur assis à la droite du président est âgé, chauve, et ses lunettes ovales non cerclées reposent sur le bout de son nez. Il paraît pointilleux et semble avoir des connaissances en droit successoral. Il use d’un lexique juridique pointu, puis fini par y renoncer : « On ne va pas utiliser ces mots-là, sinon on n’en sortira pas », décide-t-il.

En 2024, Tahira surprend une réunion entre les membres de sa belle-famille. Le juge veut savoir comment ça s’est passé. Elle rentrait du jardin, explique-t-elle, quand elle a entendu sa belle-sœur, son beau-frère et sa belle-mère ourdir un complot mortel. Le juge demande : « C’était quand ?

-     Je l’ai dit à mon mari, qui m’a dit de me cacher chez un ami à lui.

-     Vous ne répondez pas à ma question.

-     Une semaine avant de partir pour ici.

-     J’imagine que quand on est trois et qu’on complote pour assassiner quelqu’un, on chuchote. Quels propos avez-vous entendu exactement ?

-     Qu’ils pouvaient faire ça n’importe quand, quand je dormais par exemple.

-     Pourquoi n’êtes-vous pas partie plus tôt ? »

Le pointillisme des magistrats se heurte au récit erratique et dépourvu de chronologie de la requérante. Elle a ensuite quitté le pays en urgence avec ses enfants, financée par son mari. Elle a vécu des mois en Turquie dans une misère totale. « Un état de clochardisation », dit un juge. « Avez-vous subi des choses que vous ne pouvez pas dire devant votre fille ? » Tahira dit qu’elle ne comprend pas, la juge prend ça comme une réponse négative.

« Ils vont me tuer »

Il faut conclure. Le président demande : « Qu’est-ce que vous craigniez ?

-     Ils vont me tuer. » Elle ajoute : « Je suis enceinte. » Les juges demandent de fournir une attestation médicale de son état de grossesse.

L’avocate plaide enfin. Elle reste assise pour dire que si la belle-famille l’a tolérée pendant toutes ces années, « c’était parce qu’elle croyait avoir fait une bonne affaire », en bénéficiant d’une sorte de « dot à retardement », mais sitôt le magot passé sous le nez, Tahira n’était plus qu’un boulet. « Évidemment, il n’y a pas grand-chose pour en attester. » Ni témoin, ni document. Et elle conclut par un « syllogisme implacable : toutes les femmes au Pakistan sont en danger de mort dans leur belle-famille. Madame est une femme au Pakistan dans sa belle-famille. Madame est en danger de mort. »

Le président dit : « La décision sera rendue le 28 avril à 11h. » Puis il demande à la petite-fille : « Tu me rendras mes feutres ? Les dessins c’est pour toi. » L’interprète, l’avocate, Tahira et sa fille se lèvent et se retournent. De profil, le ventre très arrondi de Tahira saille sous sa tunique.

Julien Mucchielli


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