JUSTICE

Mineurs victimes : face à « des procédures extrêmement violentes », le risque d'un second traumatisme

Mineurs victimes : face à « des procédures extrêmement violentes », le risque d'un second traumatisme
Publié le 10/12/2024 à 08:32

SÉRIE (3/4). Spécialiste des affaires mettant en cause des mineurs, Emilie Burguière est vice-présidente chargée des fonctions de juge d’instruction au tribunal judiciaire de Paris. Pour préserver les jeunes victimes d'un nouveau traumatisme ou d'une « revictimisation », la magistrate met un point d'honneur à adapter ses pratiques, notamment en veillant à ce que les auditions restent « exceptionnelles . Rencontre. 

« Juger les violences sexuelles »

·         La médecine légale face au défi de la soumission chimique

·         Défendre les agresseurs : « On n’est pas là pour accompagner un homme à l’abattoir »

·         « Mineurs victimes : face à des « procédures extrêmement violentes », le risque d'un second traumatisme 

·         Psychotrauma : anatomie d’un mécanisme complexe

JSS : En quoi le dossier d’instruction lié à une infraction sexuelle n’est pas un dossier comme un autre ?

Emilie Burguière : Ils sont particulièrement difficiles, parce la nature des faits relève de l’intime, du secret et souvent, de la sphère familiale. Ce sont des dossiers dans lesquels on a très rarement des témoins, voire quasiment jamais. Nécessairement, ils entraînent des actes d’investigation différents et des éléments de preuves plus difficiles à rassembler, pour lesquels les outils de technique d’enquête dont nous sommes dotés ne sont pas forcément adaptés.

Nous nous concentrons vraiment sur la parole, les témoignages et la restitution de ce qui s’est passé. Il n’existe pas de méthodologie spécifique pour ce type d’affaire, seulement l’article 706-47 du Code de procédure pénale, qui liste les infractions sexuelles notamment sur mineur pour lesquelles un cadre procédural spécifique est prévu, telle que l’expertise médicale obligatoire pour le mis en cause.

JSS : Quelles sont les grandes questions auxquelles vous tentez de répondre pendant ces instructions ?

E. B. : Pour commencer : les faits ont-ils pu matériellement se produire ? Les vérifications sont très pratiques : dans ce lit, dans cette chambre, dans cette maison, dans cette configuration des lieux… Et puis, est-ce qu'untel ou unetelle a pu se retrouver seul(e) à un moment avec le ou la plaignant(e) ? Il est aussi très important de savoir si le plaignant peut avoir un intérêt ou un mobile à accuser une personne à tort. 

Nous planchons, en parallèle, sur les personnalités, tant du plaignant que du mis en cause, avec des recherches d'antécédents : sont-ils apparus dans d’autres procédures ? L’expertise psychologique qui, si elle n’est pas obligatoire, est quasi-systématique, occupe une place essentielle dans l’enquête. A l’échelle du plaignant, elle permet entre autres de rechercher le retentissement des faits sur le développement de sa personnalité, notamment s'agissant d'enfants, et de pouvoir éliminer, parfois, les troubles de l'affabulation. Nous prenons soin, enfin, d’analyser les relations entre le plaignant et le mis en cause : dans le cadre d’affaires intra-familiales, ils se connaissent forcément. Et si l’on s’arrête plus spécifiquement sur les victimes mineures, la plupart du temps, l’agresseur est un proche. 

JSS : Les victimes mineures sont-elles obligatoirement réentendues par le juge d’instruction ? Existe-t-il un âge limite, précisé légalement, pour ces auditions ?  

E. B. : Rien n’est prévu dans le code de procédure pénale. En réalité, chaque juge d'instruction a sa pratique. En ce qui me concerne, si l’enfant a moins de 10 ans, l’audition demeure très exceptionnelle, ne serait-ce que pour les difficultés à s’exprimer dont il peut faire preuve et le risque de traumatisme secondaire - certains parlent de revictimisation - qu’il peut subir face à nos procédures extrêmement violentes. La seule question que je me pose : cette audition est-elle utile à la manifestation de la vérité ? Va-t-on apprendre quelque chose ?

« La seule question que je me pose : cette audition est-elle utile à la manifestation de la vérité ? »

Je pense au cas d’une enfant de 11 ans et demi, dont l’agresseur a été renvoyé devant la Cour criminelle, dans le cadre d’une affaire, qui, pour le coup, ne concernait pas la sphère familiale mais une agression sur la voie publique. Elle avait déjà tout dit très clairement lors de sa première audition devant les enquêteurs. La description de son agresseur et de ses agissements était si précise qu’elle a permis d’interpeller l’auteur des faits très rapidement. J’ai compris que je n’avais donc pas besoin d’elle ni d'une nouvelle audition pour la suite du dossier. Lorsque l’audition d’un mineur s’avère néanmoins nécessaire, nous arrivons avec un angle différent, en posant des questions en lien avec ce que le mis en examen a pu dire, par exemple, pour tenter de vérifier certains aspects de ses précédentes déclarations et d’obtenir d’éventuelles nouvelles précisions. 

JSS : Quelle posture adoptez-vous avec les enfants pendant les auditions ? Comment nouez-vous le lien ?

E. B. : Je ne tiens pas de marche à suivre particulière, cela dépend toujours de l’enfant, de son âge, de ce que je sais de son vécu et de sa personnalité. Je commence par essayer d'établir un contact avec lui, d’une façon ou d’une autre, de capter son attention et peut-être aussi, de lui expliquer le cadre de l’entretien, selon ce qu'il sait de mon rôle et de la façon dont il a été préparé à cette audition. Mais le plus souvent, l'enfant a très bien compris pourquoi il est là. Ce qui est certain, c’est que je prends le temps nécessaire pour le mettre en confiance. J’essaie aussi de faire preuve de bon sens. Le protocole NICHD[1], dont j’ai appris l’existence grâce à des enquêteurs, me permet également de profiter de techniques spécifiques pour ce type d’audition afin d’améliorer ma pratique.

JSS : La question de la confrontation formulée par la défense peut également représenter un enjeu crucial dans ces enquêtes. Comment l’abordez-vous ?

E. B. : C’est une décision qui dépend de chaque dossier. Nous devons respecter les droits de la défense et le principe du contradictoire. Ce n’est parce qu’une affaire est difficile ou traumatisante pour la victime que l’on doit se passer des garanties procédurales dont le juge d'instruction est garant. Les critères décisifs, si je rejette la demande de confrontation, sont la fragilité extrême de la partie civile, son incapacité à la supporter, son très jeune âge ou son opposition absolue, éventuellement accompagnée de décompensations psychiatriques. 

Si l’on peut, selon l'article 153 du Code de procédure pénale, imposer à un témoin de comparaître, on ne peut pas forcer un plaignant à être confronté. Il n’y a pas d’obligation légale à comparaître : la juridiction éventuellement saisie appréciera ou fera la confrontation à l'audience. La décision se prend donc avec le plaignant et son conseil – je lui demande de prendre le temps de réfléchir à la question - tout en gardant en tête l’importance de cet acte. En somme, j’accède aux demandes de confrontations uniquement lorsqu’elles elles sont vraiment nécessaires pour la manifestation de la vérité : c’est loin d’être systématique.

JSS : Les affaires de violences sexuelles sur mineurs impliquent parfois l’utilisation des réseaux sociaux….

E. B. : L’exploitation des réseaux sociaux est nouvelle pour nous. Même si elle n’est pas spécifique aux infractions sexuelles sur mineurs, nous travaillons énormément dessus dans ce genre de dossiers. Je pense notamment à Snapchat, qui, dans le cadre d’affaires liés à des adolescents, constitue un biais de rencontre et permet d’envoyer des photos. Aujourd'hui, je me confronte à de nombreux dossiers de jeunes filles, qui vont rencontrer un homme qu’elles n’ont jamais vu, via les réseaux sociaux. En exhumant ces discussions, nous pouvons avoir une idée de la teneur de leur propos avant la rencontre, ce qui s’avère très utile pour la manifestation de la vérité. De la même façon, dans le cadre d’une relation sexuelle alléguée comme non-consentie, les échanges envoyés après l’acte nous permettent de retrouver, éventuellement, des conversations qui évoquent l'acte sexuel, voire des excuses, qui constitueront peut-être des charges suffisantes à la fin de l’information judiciaire.

« Il y a des dossiers relatifs aux mineurs que nous gardons longtemps avec nous. Voire toujours. »

JSS : Existe-t-il d’autres éléments, spécifiques aux jeunes victimes, dont vous recommandez l’étude ?

E. B. : A une autre échelle, le dossier scolaire, le parcours médical et le carnet de santé peuvent aider à comprendre ce qui s’est passé très peu de temps après les faits. A noter que, dans le cas d’adultes qui dénoncent des faits vécus enfants bien des années plus tard, ces éléments peuvent également servir à reconstituer leur situation à l’époque. Je pense par exemple à une hospitalisation pour des problèmes somatiques ou psychologiques.

JSS : La notion de consentement occupe une place importante, actuellement, dans les affaires de violences sexuelles médiatisées. Comment l’appréhendez-vous ?

E. B. : Ce n’est, de mon point de vue, pas une question si actuelle que cela. Si la notion, formulée sous ce terme, est particulièrement médiatisée, je rappelle que nous la travaillons par le prisme de l’élément moral de l’infraction de viol qui sont la contrainte, la menace, la surprise ou la violence. Il s’agit d’une recherche constante de la manifestation de l’absence de consentement par le plaignant et de l'intention pour le mis en cause de commettre un viol : nous nous attachons à décortiquer précisément ces aspects. La médiatisation de la question du consentement n’a donc pas changé nos méthodes. En revanche, nous avons plus évolué sur la compréhension de l’emprise et de ses mécanismes, qui reste un concept relativement récent, bien qu’il ne soit pas nouveau. Dans un contexte d'emprise alléguée que l'instruction devra établir, l'absence de consentement n'a pas été exprimée, ni verbalement, ni corporellement, au regard du conditionnement qu'elle occasionne. Et c’est ce mécanisme psychique qui, effectivement, commence enfin à être maîtrisé et à être établi dans certaines procédures.

JSS : Ce travail « sur mesure » que demandent les affaires de victimes mineures nécessite-t-il plus d’investissement émotionnel de la part du juge d’instruction ?

E. B. : Je ne sais pas s'il « nécessite » un investissement émotionnel mais il l'engendre assurément. Depuis six ans que je suis chargée de dossiers qui ne concernent que des mineurs, qu’ils soient auteurs ou victimes, je ne traite quasiment que d’infractions contre les personnes. C’est un quotidien dans lequel il n’y pas de pause émotionnelle. Enquêteurs ou juges d’instruction… Tous se glissent dans la vie des gens, dans leur intimité, parfaitement conscients que la procédure en cours aura un impact dans leur vie. Particulièrement lorsqu'il s'agit d'un enfant. Notre responsabilité et la pression que nous ressentons est évidente, d’autant plus qu’à l’instruction, nous pouvons aussi rencontrer des adultes qui dénoncent aujourd’hui des faits dont ils ont été victimes enfants, qui restent extrêmement marqués. Il y a des dossiers concernant des mineurs que nous gardons longtemps avec nous. Voire toujours.

Propos recueillis par Laurène Secondé


Les magistrats étant de plus en plus amenés à intervenir dans des affaires de violences sexuelles, aussi bien dans des fonctions civiles que pénales, l’Ecole Nationale de la Magistrature a renforcé son offre de formation relative à la lutte contre les violences faites aux femmes. En octobre 2024, le cycle Violences sexuelles invitait un casting d’intervenants aux profils hétéroclites : médecins légistes, psychologues, avocats, présidents de cour d’assises… Cette série illustre les nombreuses facettes de ces infractions, que les professionnels du droit doivent appréhender tant à l’échelle des procédures qu’elles entraînent, que de leurs mécanismes.


[1] Créé aux Etats-Unis, le protocole d’audition du NICHD a été conçu dans les années 90 pour recueillir la parole de victimes d’agression sexuelle de 4 à 12 ans, tout en se révélant adapté à celle des adolescents et des mineurs témoins.  


0 commentaire
Poster

Nos derniers articles