SÉRIE (3/4). Spécialiste des affaires mettant en cause des mineurs, Emilie
Burguière est vice-présidente chargée des fonctions de juge d’instruction au tribunal
judiciaire de Paris. Pour préserver les jeunes victimes d'un nouveau traumatisme ou d'une « revictimisation », la magistrate met un point d'honneur à adapter ses pratiques, notamment en veillant à ce que les auditions restent « exceptionnelles . Rencontre.
JSS : En quoi le dossier
d’instruction lié à une infraction sexuelle n’est pas un dossier comme un autre ?
Emilie Burguière : Ils
sont particulièrement difficiles, parce la nature des faits relève de l’intime,
du secret et souvent, de la sphère familiale. Ce sont des dossiers dans
lesquels on a très rarement des témoins, voire quasiment jamais. Nécessairement,
ils entraînent des actes d’investigation différents et des éléments de preuves
plus difficiles à rassembler, pour lesquels les outils de technique d’enquête
dont nous sommes dotés ne sont pas forcément adaptés.
Nous
nous concentrons vraiment sur la parole, les témoignages et la restitution de
ce qui s’est passé. Il n’existe pas de méthodologie spécifique pour ce type
d’affaire, seulement l’article 706-47 du Code de procédure pénale, qui liste les
infractions sexuelles notamment sur mineur pour lesquelles un cadre procédural
spécifique est prévu, telle que l’expertise médicale obligatoire pour le mis en
cause.
JSS : Quelles sont les
grandes questions auxquelles vous tentez de répondre pendant ces
instructions ?
E.
B. : Pour commencer : les
faits ont-ils pu matériellement se produire ? Les vérifications sont très pratiques :
dans ce lit, dans cette chambre, dans cette maison, dans cette configuration
des lieux… Et puis, est-ce qu'untel ou unetelle a pu se retrouver seul(e) à un
moment avec le ou la plaignant(e) ? Il est aussi très important de savoir si le plaignant peut avoir un
intérêt ou un mobile à accuser une personne à tort.
Nous planchons, en
parallèle, sur les personnalités, tant du plaignant que du mis en cause, avec
des recherches d'antécédents : sont-ils apparus dans d’autres
procédures ? L’expertise psychologique qui, si elle n’est pas obligatoire,
est quasi-systématique, occupe une place essentielle dans l’enquête. A
l’échelle du plaignant, elle permet entre autres de rechercher le retentissement
des faits sur le développement de sa personnalité, notamment s'agissant
d'enfants, et de pouvoir éliminer, parfois, les troubles de l'affabulation.
Nous prenons soin, enfin, d’analyser les relations entre le plaignant et le mis
en cause : dans le cadre d’affaires intra-familiales, ils se connaissent
forcément. Et si l’on s’arrête plus spécifiquement sur les victimes mineures,
la plupart du temps, l’agresseur est un proche.
JSS : Les victimes
mineures sont-elles obligatoirement réentendues par le juge
d’instruction ? Existe-t-il un âge limite, précisé légalement, pour ces
auditions ?
E.
B. : Rien
n’est prévu dans le code de procédure pénale. En réalité, chaque juge
d'instruction a sa pratique. En ce
qui me concerne, si l’enfant a moins de 10 ans, l’audition demeure très
exceptionnelle, ne
serait-ce que pour les difficultés à s’exprimer dont il peut faire preuve et le
risque de traumatisme secondaire - certains parlent de revictimisation -
qu’il peut subir face à nos procédures extrêmement violentes. La seule question que je me pose : cette audition est-elle utile à la manifestation de la vérité ? Va-t-on
apprendre quelque chose ?
« La
seule question que je me pose : cette audition est-elle utile à la manifestation de la vérité ? »
Je pense au cas d’une enfant de 11 ans et demi, dont l’agresseur a été
renvoyé devant la Cour criminelle, dans le cadre d’une affaire, qui, pour le
coup, ne concernait pas la sphère familiale mais une agression sur la voie
publique. Elle avait déjà tout dit très clairement lors de sa première audition
devant les enquêteurs. La description de son agresseur et de ses agissements
était si précise qu’elle a permis d’interpeller l’auteur des faits très
rapidement. J’ai compris que je n’avais donc pas besoin d’elle ni d'une
nouvelle audition pour la suite du dossier. Lorsque l’audition d’un mineur
s’avère néanmoins nécessaire, nous arrivons avec un angle différent, en posant
des questions en lien avec ce que le mis en examen a pu dire, par exemple, pour
tenter de vérifier certains aspects de ses précédentes déclarations et
d’obtenir d’éventuelles nouvelles précisions.
JSS : Quelle posture
adoptez-vous avec les enfants pendant les auditions ? Comment nouez-vous le
lien ?
E.
B. : Je ne tiens pas de marche à suivre particulière, cela dépend toujours de l’enfant, de son
âge, de ce que je sais de son vécu et de sa personnalité. Je
commence par essayer d'établir un contact avec lui, d’une façon ou d’une autre,
de capter son attention et peut-être aussi, de lui expliquer le cadre de
l’entretien, selon ce qu'il sait de mon rôle et de la façon dont il a été
préparé à cette audition. Mais le plus souvent, l'enfant a très bien compris
pourquoi il est là. Ce qui est certain, c’est que je prends le temps nécessaire
pour le mettre en confiance. J’essaie aussi de faire preuve de bon sens. Le
protocole NICHD,
dont j’ai appris l’existence grâce à des enquêteurs, me permet également de
profiter de techniques spécifiques pour ce type d’audition afin d’améliorer ma
pratique.
JSS : La question de la
confrontation formulée par la défense peut également représenter un enjeu
crucial dans ces enquêtes. Comment l’abordez-vous ?
E.
B. : C’est une décision qui
dépend de chaque dossier. Nous devons respecter les droits de la défense et le
principe du contradictoire. Ce n’est parce qu’une affaire est difficile ou
traumatisante pour la victime que l’on doit se passer des garanties
procédurales dont le
juge d'instruction est garant. Les critères décisifs, si je rejette la demande de
confrontation, sont la fragilité extrême de la partie civile, son incapacité à
la supporter, son très jeune âge ou son opposition absolue, éventuellement
accompagnée de décompensations psychiatriques.
Si l’on peut, selon l'article 153 du Code de procédure pénale, imposer à un témoin
de comparaître, on ne peut pas forcer un plaignant à être confronté. Il n’y a
pas d’obligation légale à comparaître : la juridiction éventuellement
saisie appréciera ou fera la confrontation à l'audience. La décision se prend
donc avec le plaignant et son conseil – je lui demande de prendre le temps de
réfléchir à la question - tout en gardant en tête l’importance de cet acte. En
somme, j’accède aux demandes de confrontations uniquement lorsqu’elles elles
sont vraiment nécessaires pour la manifestation de la vérité : c’est loin
d’être systématique.
JSS : Les affaires de
violences sexuelles sur mineurs impliquent parfois l’utilisation des réseaux sociaux….
E.
B. : L’exploitation des
réseaux sociaux est nouvelle pour nous. Même si elle n’est pas spécifique aux
infractions sexuelles sur mineurs, nous travaillons énormément dessus dans ce
genre de dossiers. Je pense notamment à Snapchat, qui, dans le cadre d’affaires liés
à des adolescents, constitue un biais de rencontre et permet d’envoyer des
photos. Aujourd'hui, je me confronte
à de nombreux dossiers de jeunes filles, qui vont rencontrer un homme qu’elles
n’ont jamais vu, via les réseaux sociaux. En exhumant ces discussions, nous
pouvons avoir une idée de la teneur de leur propos avant la rencontre, ce
qui s’avère très utile pour la manifestation de la vérité. De la même façon,
dans le cadre d’une relation sexuelle alléguée comme non-consentie, les
échanges envoyés après l’acte nous permettent de retrouver, éventuellement, des
conversations qui évoquent l'acte sexuel, voire des excuses, qui
constitueront peut-être des charges suffisantes à la fin de l’information
judiciaire.
« Il y a des dossiers relatifs aux mineurs que nous gardons longtemps avec nous. Voire toujours. »
JSS : Existe-t-il
d’autres éléments, spécifiques aux jeunes victimes, dont vous recommandez l’étude ?
E.
B. : A une autre échelle, le
dossier scolaire, le parcours médical et le carnet de santé peuvent aider à comprendre
ce qui s’est passé très peu de temps après les faits. A noter que, dans le cas
d’adultes qui dénoncent des faits vécus enfants bien des années plus tard, ces
éléments peuvent également servir à reconstituer leur situation à l’époque. Je
pense par exemple à une hospitalisation pour des problèmes somatiques ou psychologiques.
JSS : La notion de
consentement occupe une place importante, actuellement, dans les affaires de violences
sexuelles médiatisées. Comment l’appréhendez-vous ?
E.
B. : Ce n’est,
de mon point de vue, pas une question si actuelle que cela. Si la notion,
formulée sous ce terme, est particulièrement médiatisée, je rappelle que nous
la travaillons par le prisme de l’élément moral de l’infraction de viol qui
sont la contrainte, la menace, la surprise ou la violence. Il s’agit d’une
recherche constante de la manifestation de l’absence de consentement par le
plaignant et de l'intention pour le mis en cause de commettre un viol : nous
nous attachons à décortiquer précisément ces aspects. La médiatisation de la
question du consentement n’a donc pas changé nos méthodes. En revanche, nous avons plus évolué sur la compréhension de l’emprise et de ses
mécanismes, qui reste un concept relativement récent, bien qu’il ne soit pas
nouveau. Dans un contexte d'emprise alléguée que l'instruction devra établir,
l'absence de consentement n'a pas été exprimée, ni verbalement, ni
corporellement, au regard du conditionnement qu'elle occasionne. Et c’est ce
mécanisme psychique qui, effectivement, commence enfin à être maîtrisé et à
être établi dans certaines procédures.
JSS : Ce travail
« sur mesure » que demandent les affaires de victimes mineures nécessite-t-il
plus d’investissement émotionnel de la part du juge d’instruction ?
E.
B. : Je ne sais pas s'il
« nécessite » un investissement émotionnel mais il l'engendre
assurément. Depuis six ans que je suis chargée de dossiers qui ne concernent
que des mineurs, qu’ils soient auteurs ou victimes, je ne traite quasiment que
d’infractions contre les personnes. C’est un quotidien dans lequel il n’y pas
de pause émotionnelle. Enquêteurs ou juges d’instruction… Tous se glissent dans
la vie des gens, dans leur intimité, parfaitement conscients que la procédure
en cours aura un impact dans leur vie. Particulièrement lorsqu'il s'agit d'un
enfant. Notre responsabilité et la pression que nous ressentons est évidente,
d’autant plus qu’à l’instruction, nous pouvons aussi rencontrer des adultes qui
dénoncent aujourd’hui des faits dont ils ont été victimes enfants, qui restent
extrêmement marqués. Il y a des dossiers concernant des mineurs que nous
gardons longtemps avec nous. Voire toujours.
Propos
recueillis par Laurène Secondé
Les magistrats étant de plus en plus amenés à intervenir dans des affaires de violences sexuelles, aussi bien dans des fonctions civiles que pénales, l’Ecole Nationale de la Magistrature a renforcé son offre de formation relative à la lutte contre les violences faites aux femmes. En octobre 2024, le cycle Violences sexuelles invitait un casting d’intervenants aux profils hétéroclites : médecins légistes, psychologues, avocats, présidents de cour d’assises… Cette série illustre les nombreuses facettes de ces infractions, que les professionnels du droit doivent appréhender tant à l’échelle des procédures qu’elles entraînent, que de leurs mécanismes.