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(92) Accès au droit : quel état des lieux dans les Hauts-de-Seine ?

(92) Accès au droit : quel état des lieux dans les Hauts-de-Seine ?
130 000 Altoséquanais sont reçus chaque années dans les points-justice © ville de Courbevoie
Publié le 30/05/2025 à 15:23

Mercredi 14 mai, lInstitut des études et de la recherche sur le Droit et la Justice (IERDJ) organisait la restitution dune étude portant notamment sur les points-justice. Ces structures qui proposent des permanences juridiques rencontrent un vrai succès dans le 92, particulièrement en droit des étrangers. Elles s’avèrent cependant débordées, et prennent souvent des allures de services informatiques.

« Être informé de ses droits suffit rarement à les faire valoir » Cette formule prononcée par Isabelle Boucobza, professeure de droit public à luniversité Paris Nanterre, a résonné comme un fil rouge lors de la conférence « Aide à l'accès au droit : quels publics et quels usages des points-justice dans les Hauts-de-Seine », organisée le 24 mai par lInstitut des études et de la recherche sur le droit et la justice (IERDJ). Signée Cassandre De Oliveira, juriste diplômée de Paris Nanterre, elle est extraite de son mémoire de master 2 consacré aux usages et aux profils des personnes se rendant au sein des points-justice dans les Hauts-de-Seine. 

Son enquête est focalisée sur laccès aux différentes structures labellisés point-justice dans le département des Hauts-de-Seine. « Il sagit de structures qui accueillent et proposent des permanences juridiques dans plusieurs domaines, en droit du travail, du logement, de la famille et impliquant différents intervenants. C'est-à-dire, des avocates et avocats, des notaires, des juristes mais aussi des écrivains publics », a-t-elle présenté en introduction au débat.

Menée dans le cadre du programme « Besoins, demandes et attentes de justice » de lIERDJ, think tank public et laboratoire de recherche dédié au droit et à la justice, cette étude de terrain à la croisée du droit et des sciences sociales a été réalisée entre septembre 2023 et mars 2024, sous la direction dIsabelle Boucobza, également directrice du Centre d’études et de recherches sur les droits fondamentaux (CREDOF).

« Je me souviens que ma première réaction, lorsque Cassandre est venue me proposer cette recherche, a été de dire : "Oh là là, ça va être très difficile." Laccès au droit est une notion qui est fuyante, particulièrement mystérieuse, et qui devient dautant plus difficile à aborder quand on le fait de façon abstraite, ou – si je puis dire – hors sol, hors terrain », a commenté la professeure. 

18 % des Altoséquanais sont reçus chaque année

Mais si le projet initial a pris racine à travers une expérience de terrain vécu par la jeune juriste - cette dernière a été confrontée aux obstacles de laccès au droit lors dune permanence à lObservatoire International des prisons (OIP) -, il est devenu concrètement envisageable suite à la commande faite par le président du Tribunal judiciaire de Nanterre et du Conseil départemental de laccès au droit des Hauts-de-Seine, Benjamin Deparis.

Comment se matérialise la politique nationale daccès au droit dans le département des Hauts-de-Seine ? Quels sont les profils sociologiques des usagers qui poussent la porte des structures daccès au droit ? En prenant les rênes du tribunal judiciaire de Nanterre, Benjamin Deparis a souhaité avoir « une connaissance plus empirique de laccès au droit dans les Hauts-de-Seine et des besoins des justiciables dans ce département contrasté », a détaillé Valérie Sagant, directrice de l’IERDJ. 

Si la thématique de laccès au droit a fait lobjet de peu de travaux universitaires, a constaté Benjamin Deparis, pléthore de rapports, d’avis et denquêtes publiques et judiciaires sont consacrés à cette notion : « Dans son rapport annuel d’activité 2024, la Défenseure des droits revient avec des mots forts sur cette question. Elle évoque une rupture des droits, je cite, ‘on a baissé les bras’ ».

D’où la nécessité de mieux comprendre ce que recouvre concrètement l’accès au droit à l’échelle des Hauts-de-Seine. Le territoire de de louest francilien bénéficie d’un maillage territorial dense : 1,6 million dhabitants, 7 tribunaux de proximité… et 350 000 euros de budget pour son CDAD. En parallèle, entre 120 000 et 130 000 personnes sont reçues chaque année par les services d’accueil unique du justiciable.

« Ce qui représente, selon la manière dont on compte, entre 15 % et 18 % de la population [du département], c’est énorme », a estimé Benjamin Deparis, en rappelant plus largement que les fonds publics mobilisés pour ces dispositifs d’accès au droit doivent répondre à une véritable utilité sociale. « On doit avoir une visibilité sur les usages qu'on fait de cet argent public et de nos actions ». 

« J'ai l'impression d’être plus un service informatique »

Durant son intervention, Cassandre De Oliveira a partagé les usages de laccès au droit qui lui « ont tout de suite sauté à la figure ». Elle a notamment observé quune grande partie des personnes qui viennent aux points-justice le font non pas en premier recours mais dans le but de « pallier des usages et dysfonctionnements dautres services publics », à linstar de la CAF ou Pôle Emploi.

La juriste a pris deux exemples concrets. La dématérialisation des démarches administratives pousse notamment de nombreux usagers à « solliciter une aide pour accomplir leurs démarches en ligne. Lune des causes identifiées : lillectronisme, qui touche encore une personne sur dix en France, tandis que 35 % de la population rencontrent des difficultés avec le numérique, selon une étude de 2021 du Défenseur des droits », a expliqué Cassandre De Oliveira.

Autres observations partagées par lancienne étudiante : au-delà des procédures, la dématérialisation des services publics a entraîné la réduction, voire la disparition, des guichets physiques. Les usagers ne trouvent plus dinterlocuteurs pour faire avancer leur dossier, ou seulement sur des créneaux très restreints. Résultat : les points-justice se retrouvent en première ligne, sollicités pour des demandes autrefois prises en charge ailleurs. 

Pour les permanenciers, cette situation représente parfois « une véritable charge », rapporte-t-elle. « Jai limpression d’être plus un service informatique quun service juridique » fait notamment partie des phrases que Cassandre De Oliveira a entendues de la bouche de juristes lors de permanences consacrées aux droits des étrangers. « Il faut savoir que les permanences en droit des étrangers représentent à peu près 15 % des personnes reçues en points-justice. Et cela fait partie des domaines les plus sollicités au sein des Hauts-de-Seine », a-t-elle détaillé.

Bugs de la plateforme NEF, délais dattente « anormalement longs » pour obtenir des réponses liée à une demande de titres de séjours, « décisions arbitraires de la Préfecture »… Ces différentes situations affectent directement lorganisation des points-justice et de leurs permanences.

« Quand il sagit daccompagner les usagers face à la dématérialisation, des solutions sont mises en place pour les usagers et répondent concrètement aux besoins exprimés. En revanche, lorsqu’il faut pallier les dysfonctionnements de la préfecture, la tâche se complique. Tous les intervenants vous le diront. A commencer par les délégués du Défenseur des droits, pourtant chargés de traiter ce type de situation : ils sont débordés, et ces problématiques représentent parfois plus de 50 % de leur activité », a témoigné Cassandre De Oliveira. 

« Qui, au sein des points-justice, est réellement en mesure de répondre aux demandes des usagers ? » La question est posée par Isabelle Boucobza, comme lun des enjeux de l’étude monographique. Pour la professeure, ces cas concrets « soulèvent la question d'une forme de privatisation du service public, où la réponse aux besoins juridiques est partiellement déléguée à des structures externes ».

Alors quen venant en point-justice, « un bon nombre dusagers sattendent à échanger avec des agents de ladministration, ils se retrouvent face à des intervenants issus du monde associatif », a-t-elle expliqué. Or, ces derniers travaillent dans des conditions précaires et leur engagement repose en grande partie sur le militantisme ou la vocation personnelle. 

Un cloisonnement des permanences qui crée une fragmentation

La question des délais dans l’accès au droit reste centrale, et elle dépasse largement une simple question d'organisation. Cest l’une des limites détaillées dans l’étude de terrain. Non seulement ces délais ont de réelles conséquences sur les personnes concernées, leurs attentes, leurs besoins, mais ils peuvent générer un stress supplémentaire chez les usagers.

Autre limite : celle ayant trait au système dorganisation des permanences juridiques. « Dans le département des Hauts-de-Seine, 80 % des personnes accueillies en point-justice le sont pour la première fois, a assuré Cassandre De Oliveira. On voit bien que la plupart des personnes viennent une fois, ou alors peuvent revenir plusieurs fois, mais pour voir différents intervenants. En tout cas, elles ne sont pas revues par la même personne – ou du moins, ce nest pas garanti ».

Ce principe de non suivi appelé le « cloisonnement des permanences » découle directement de la politique nationale de laide à laccès aux droits », a fait savoir la juriste. Or, ce principe de non-suivi couplé à une spécialisation très marquée des intervenants (droit du travail, droit des étrangers, démarches administratives...), crée une « fragmentation du service ». Et la réalité des situations vécues par les usagers ne se plie pas à ces découpages : leurs besoins sont souvent multiples et transversaux. Résultat : le dispositif, tel quil est pensé, peine à répondre pleinement à leurs attentes…

Pour le président du tribunal judiciaire de Nanterre, plus de trente ans après sa création, la loi de 1991 qui fonde les CDAD et encadre laccès au droit « commence à montrer ses limites », notamment en raison du contexte, qui a profondément évolué : dématérialisation des démarches, complexification du droit et diversification des problématiques juridiques rencontrées par les citoyens…

Benjamin Deparis a aussi rappelé que les « CDAD s'ancrent dans la réalité quotidienne des justiciables », et selon les données présentes dans l’étude monographique de Cassandre De Oliveira, ces structures traitent principalement des questions liées à la vie familiale (16 %), au logement (15 %), au travail (14 %) et au droit des étrangers (14 %). Selon lui, ces chiffres confirment lutilité concrète de ces dispositifs sur le terrain, notamment en termes de proximité.

Par ailleurs, le Conseil d'État recommande de traduire le regard des usagers à travers un nouveau modèle qui repose sur le triptyque : proximité, pragmatisme et confiance. Une vision de « laller vers » sur laquelle le président du tribunal de Nanterre saligne.

Lancien président de la Conférence des présidents des tribunaux judiciaires a tenu à mettre en avant les actions en cours dans le département des Hauts-de-Seine à destination des usagers, comme « aller chercher des victimes de violences conjugales dans certains quartiers et dans des lieux plus discrets que des lieux estampillés justice », la tenue de permanences dans des bureaux de poste ainsi quen collèges ou lycées ainsi que lorganisation de la Journée nationale de laccès au droit dans un centre commercial du quartier La défense.

Aux yeux de Cassandre De Oliveira, « aller vers les gens » est effectivement « essentiel ». « Il est crucial de comprendre que beaucoup trop de personnes se tournent trop tard vers les points-justice », a-t-elle explicité. « Mobiliser le droit demande un effort considérable selon les contextes et il est loin d’être accessible à tous ».  

Yslande Bossé


« Un usage stratégique des points-justice » chez les CSP+

Parmi les profils identifiés par Cassandre de Oliveira au sein des structures daccès au droit, quil sagisse de communes aisées ou moins aisées, lon trouve en majorité, des personnes aux catégories socio-professionnelles « précarisées ». 

« Les catégories de personnes aux profils socioprofessionnels plus favorisés vont beaucoup plus se déplacer en point-justice pour des questions de conciliation ou de médiation et moins pour des questions dinformation ou daides aux démarches. Elles ont un usage beaucoup plus stratégique de ces points en travaillant par exemple en travaillant en amont leurs sujets », a spécifié la juriste. Concernant les différences dusages, celles-ci sont dailleurs plus flagrantes dans les communes plus aisées. 

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