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A quel procès fut confronté un grand Français qui présida le Sénégal ?

A quel procès fut confronté un grand Français qui présida le Sénégal ?
Publié le 25/05/2025 à 07:00
EMPREINTES D’HISTOIRE. A l’occasion de la récente élection du nouveau pape à laquelle a participé un cardinal français qui préside le Tribunal suprême de la Signature apostolique, notre chroniqueur nous rapporte ici un épisode peu connu de la vie du président Léopold Sédar Senghor qui connut un premier mariage annulé par la juridiction ecclésiastique vaticane, cette annulation lui permettant d’épouser celle qui allait devenir la première dame du Sénégal. Il en profite pour nous emmener au Vatican et en Afrique et pour évoquer la justice ecclésiastique.

Peu d’hommes ont été ministres d’un pays, participant à la rédaction de la constitution de ce pays, puis président de la République d’un autre pays, créant l’hymne national de ce pays. Peu d’hommes ont reçu des grands-croix et des décorations de plus d’une dizaine d’États. Peu d’hommes ont été faits docteur honoris causa d’une vingtaine d’universités. Peu d’hommes ont reçu une vingtaine de récompenses littéraires ou culturelles.

Un seul cumule tous ces privilèges et reconnaissances : Léopold Sédar Senghor. Il était poète. Il était français. Il était sénégalais. Il était citoyen du monde. Il fut le chantre de la négritude.

Tandis qu’Aimé Césaire avait défini la négritude comme la simple « reconnaissance du fait d’être noir », Senghor affina le concept : « la négritude, c’est l’ensemble des valeurs culturelles du monde noir ».

Un mariage par devoir

Né à Joal au Sénégal en 1906, sur une terre évangélisée par les missionnaires, fils d’un commerçant catholique, Léopold Sédar Senghor étudie chez les Pères Spiritains puis à Dakar dans un collège-séminaire et se passionne pour le grec et le latin.

Il arrive à Paris en 1928 et s’inscrit dans les classes préparatoires à Louis-le-Grand. Il obtient après de brillantes études littéraires l’agrégation de grammaire. Il est le premier Africain dans ce cas. Il devient enseignant.


La maison natale de Léopold Sédar Senghor près de Dakar (Sénégal). © Étienne Madranges

Il lit avec rage et dégoût Hitler dans « Mein Kampf »* : « Ce furent et ce sont encore des Juifs qui ont amené le nègre sur le Rhin, toujours avec la même pensée secrète et le but évident : détruire, par l’abâtardissement résultant du métissage, cette race blanche qu’ils haïssent, la faire choir du haut niveau de civilisation et d’organisation politique auquel elle s’est élevée et devenir ses maîtres ».

En 1939, il est mobilisé mais rapidement fait prisonnier par les Allemands qui l’internent comme prisonnier colonial. Il échappe de peu au massacre de prisonniers noirs perpétré par les nazis. Il est libéré pour maladie et reprend ses activités d’enseignement.

En 1945, il est professeur de linguistique à l’École nationale de la France d’Outre-mer et devient député du Sénégal à l’Assemblée nationale française.

Il écrit contre le colonialisme et l’esclavagisme, dénonçant le mépris pour l’homme noir.

Il faut dire qu’il est né dans un petit port marin non loin de Dakar, d’où partirent, depuis l’île de Gorée, d’innombrables Africains capturés pour être vendus comme esclaves.


L’île de Gorée et la maison des esclaves, lieu de départ des Africains capturés pour être envoyés comme esclaves aux Amériques, devenu lieu symbolique mondial de l’esclavage, à côté duquel se trouve depuis 2002 une sculpture commémorative offerte par la Guadeloupe. © Étienne Madranges

En 1946, il rencontre Ginette Éboué, née en 1923, qui travaille dans un cabinet ministériel et dont il connaît les frères.

Ginette Éboué est la fille du Guyanais Félix Éboué, décédé en 1944, ancien gouverneur général de l’Afrique équatoriale française, grand résistant français, compagnon de la libération. Senghor est un admirateur de Félix Éboué auquel il a consacré un poème dans son recueil intitulé « Hosties noires » rédigé en 1942, écrivant : « Éboué ! tu es pierre qui amasse mousse, parce que tu es stable et que tu es debout ».

Il épouse Ginette, de 17 ans sa cadette, le 12 septembre 1946.

Cette union se révèle hélas plutôt malheureuse, même si le couple a deux fils, Francis et Guy.

Dès 1954, les époux envisagent de se séparer. Mais ils sont catholiques et le divorce n’est pas envisageable. Il leur faut donc saisir une juridiction ecclésiastique. Or, celle de l’archidiocèse de Dakar ne sera opérationnelle qu’un peu plus tard (et le tribunal interdiocésain sénégalais de Thiès ne sera installé qu’en décembre 2000 !). La seule solution est de se tourner vers le Vatican pour mettre fin officiellement à une union dont Senghor dira plus tard après son second mariage qu’il s’agissait d’un « mariage par devoir ».

Une annulation vaticane

La juridiction compétente pour statuer sur la validité du mariage de Léopold et Ginette est donc la Rote romaine (Rota romana). La saisine et le fonctionnement du tribunal de la Rote sont prévus par le droit canon. Le canon n°1599 du code de droit canonique de 1917, valable jusqu’en 1983, dispose que la Rote est une juridiction du second degré, qui intervient donc en appel des décisions rendues par les officialités dans les archidiocèses des pays mais qui peut juger en première instance, en dehors des causes majeures, de son propre chef ou à la demande du pape pour des dossiers particuliers. C’est notamment le cas pour certaines personnalités.

Or, Léopold est déjà un personnage politique connu, il est député et Secrétaire d’État en France avant de devenir maire de Thiès (Sénégal) en 1956, et Ginette est la fille d’un gouverneur général. La validité de leur mariage peut donc être évoquée par la Rote. Les époux, toujours selon le même code (canon n° 1657), ne peuvent être assistés que par des avocats catholiques et « de bonne réputation ».

Ils doivent surtout trouver les motifs d’une annulation de leur mariage, car le canon 1099 énonce : « L’erreur concernant l’unité ou l’indissolubilité ou bien la dignité sacramentelle du mariage, pourvu qu’elle ne détermine pas la volonté, ne vicie pas le consentement matrimonial », et le canon n° 1141 est formel : « Le mariage conclu et consommé ne peut être dissous par aucune puissance humaine ni par aucune cause, sauf par la mort ».

La procédure étant secrète, personne n’a accès au dossier. Il faut donc imaginer que les époux et leur(s) avocat(s) ont su trouver les bons arguments pour que la Rote dissolve leur union à l’issue d’un procès de plusieurs mois alors même qu’ils avaient deux enfants et permette ainsi un remariage. Le mariage est officiellement dissous en 1956. On lira cependant plus tard dans la presse comme dans les livres d’histoire qu’ils ont divorcé, ce qui est inexact.

Les 21 juges de la Rote sont nommés à vie par le pape, parmi des prêtres expérimentés à la doctrine éprouvée, de réputation irréprochable, titulaires d’un doctorat en droit canonique, et leur mandat n’a donc pas de durée déterminée, sauf pour le doyen qui doit être renouvelé tous les cinq ans. Ils peuvent être révoqués par le souverain pontife.

Il existe également une juridiction suprême, sorte de cour de cassation, qui est le Tribunal suprême de la signature apostolique. Il est actuellement présidé par un diplomate du Vatican, ancien nonce apostolique, le cardinal français Dominique Mamberti, d’origine corse, né en 1952, commandeur de la Légion d’honneur, entré au service du Saint-Siège en 1986, nommé préfet du Tribunal en 2014.

Le Tribunal suprême peut annuler ou modifier les sentences rotales, statuer sur une exception de suspicion élevée contre un membre de la Rote, et régler les conflits de compétence entre plusieurs juridictions du premier degré.

La Rote et le Tribunal suprême de la signature apostolique siègent au Palais de la Chancellerie, un édifice construit au XVe siècle et achevé au XVIe siècle à Rome sur la place de la Chancellerie, situé hors du Vatican mais rattaché à la cité vaticane dans le cadre d’un statut d’extraterritorialité au profit du Saint-Siège s’apparentant à celui d’une ambassade.

Pour l’anecdote, les juridictions ne peuvent statuer les jours de fête ni les trois derniers jours de la Semaine Sainte. Les débats peuvent se dérouler à huis clos.


Le Vatican à Rome. © Étienne Madranges ; le palais de la Chancellerie (gravure ancienne) où siègent les juridictions vaticanes

Avec Colette, un nouveau départ

Libéré des liens de sa première union grâce à un procès ecclésiastique appliquant le code du droit canon, Senghor épouse en octobre 1957 Colette Hubert, une Normande de 19 ans sa cadette, pour laquelle il a, selon sa propre expression, « un coup de cœur ». Ils auront un fils en 1958, qui décédera dans un accident de la circulation.

Lorsqu’il était jeune, Senghor, tout comme ses camarades, militait contre les mariages mixtes entre noirs et blancs.

Adulte, il ne cesse d’exalter les vertus du métissage.

Lorsqu’il devient en 1960 le premier président de la jeune République du Sénégal, Colette l’Européenne blanche devient la première Dame d’un État africain souverain et acquiert par son attitude exemplaire et sa discrétion une grande popularité. Elle réussit à convaincre son mari de se retirer en 1980 en cours de mandat, après 20 ans de présidence.

Senghor le Français, Senghor l’Africain

En mars 1984, Senghor est reçu à l’Académie française et y occupe le siège laissé vacant par le duc Antoine de Lévis Mirepoix, historien aux trente-deux ouvrages.

Dans son discours de réception en présence du président Mitterrand, il dénonce le « déracinement culturel » de la jeunesse française après les « dégâts considérables » de mai 1968. Il met en valeur la science heuristique de son prédécesseur au siège numéro 16 de l’Académie. Il conclut sur l’équilibre de la nation française dont l’Histoire est, pour les peuples du Tiers-Monde, un modèle exemplaire, un modèle d’une symbiose biologique et d’une symbiose culturelle : La France « prend, de siècle en siècle et dans les autres civilisations, les valeurs qui lui sont d’abord étrangères. Et elle les assimile pour faire du tout une nouvelle forme de civilisation, à l’échelle, encore une fois, de l’Universel ».

Il meurt en 2001. Après son décès, il est remplacé au fauteuil numéro 16 de l’Académie par… Valéry Giscard d’Etaing, un autre Chef d’État, neveu par alliance… du duc de Lévis-Mirepoix !

Le président Giscard d’Estaing terminera ainsi son discours de réception : « Par votre choix, Léopold Sédar Senghor s'est vu reconnaître le don d'immortalité. Mais quand, à quel instant, en quel lieu, la vocation d'immortalité s'est-elle introduite dans sa vie ? Pendant ses études d'agrégation ? Lors de la publication de son anthologie de la poésie nègre ? Ou pendant le long et sage exercice de ses mandats présidentiels ? Il me semble que c'est beaucoup plus tôt. L'immortalité est entrée dans sa vie par la fenêtre petite, moyenne, immense, de sa chambre d'enfant de Djilor, au-dessus du lit où il attendait d'être « bordé par des mains noires ». Il l’a aspirée, respirée, telle que venait la lui apporter le souffle de l’Afrique, qu’il écoutait comme une respiration infiniment lente, porteuse d’éternité, le souffle de ce continent maternel de l’humanité, de la négritude ».

Senghor, de l’ethnie sérère, chrétien aux ascendances peul, tabor, musulmane, père de l’indépendance du Sénégal (il est même l’auteur du « Lion rouge », l’hymne national sénégalais), a singulièrement marqué son époque.

Écrivain incontesté, homme d’une grande loyauté, résistant, linguiste, homme d’État aux multiples fonctions successives, membre de la commission ayant élaboré la constitution de la cinquième République de la France, cofondateur de la Francophonie institutionnelle, original défenseur de la « normandité » car adopté par la Normandie de son épouse, académicien ô combien respecté, il demeure pour l’éternité le Poète-Président.

Étienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 258


* voir au sujet de « Mein Kampf » notre 251ème chronique parue récemment dans le JSS

10 empreintes d’histoire précédentes :

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