EMPREINTES D’HISTOIRE. A
l’occasion de la récente élection du nouveau pape à laquelle a participé un
cardinal français qui préside le Tribunal suprême de la Signature apostolique,
notre chroniqueur nous rapporte ici un épisode peu connu de la vie du président
Léopold Sédar Senghor qui connut un premier mariage annulé par la juridiction
ecclésiastique vaticane, cette annulation lui permettant d’épouser celle qui
allait devenir la première dame du Sénégal. Il en profite pour nous emmener au
Vatican et en Afrique et pour évoquer la justice ecclésiastique.Peu d’hommes ont été
ministres d’un pays, participant à la rédaction de la constitution de ce pays, puis
président de la République d’un autre pays, créant l’hymne national de ce pays.
Peu d’hommes ont reçu des grands-croix et des décorations de plus d’une dizaine
d’États. Peu d’hommes ont été faits docteur honoris causa d’une
vingtaine d’universités. Peu d’hommes ont reçu une vingtaine de récompenses
littéraires ou culturelles.
Un seul cumule tous ces
privilèges et reconnaissances : Léopold Sédar Senghor. Il était poète. Il était
français. Il était sénégalais. Il était citoyen du monde. Il fut le chantre de
la négritude.
Tandis qu’Aimé Césaire avait défini
la négritude comme la simple « reconnaissance du fait d’être noir »,
Senghor affina le concept : « la négritude, c’est l’ensemble des
valeurs culturelles du monde noir ».
Un mariage par devoir
Né à Joal au Sénégal en 1906,
sur une terre évangélisée par les missionnaires, fils d’un commerçant
catholique, Léopold Sédar Senghor étudie chez les Pères Spiritains puis à Dakar
dans un collège-séminaire et se passionne pour le grec et le latin.
Il arrive à Paris en 1928 et
s’inscrit dans les classes préparatoires à Louis-le-Grand. Il obtient après de
brillantes études littéraires l’agrégation de grammaire. Il est le premier
Africain dans ce cas. Il devient enseignant.

La maison natale de Léopold Sédar Senghor près de Dakar (Sénégal). © Étienne
Madranges
Il lit avec rage et dégoût
Hitler dans « Mein Kampf »* : « Ce furent et ce
sont encore des Juifs qui ont amené le nègre sur le Rhin, toujours avec la même
pensée secrète et le but évident : détruire, par l’abâtardissement résultant du
métissage, cette race blanche qu’ils haïssent, la faire choir du haut niveau de
civilisation et d’organisation politique auquel elle s’est élevée et devenir
ses maîtres ».
En 1939, il est mobilisé mais
rapidement fait prisonnier par les Allemands qui l’internent comme prisonnier
colonial. Il échappe de peu au massacre de prisonniers noirs perpétré par les
nazis. Il est libéré pour maladie et reprend ses activités d’enseignement.
En 1945, il est professeur de
linguistique à l’École nationale de la France d’Outre-mer et devient député du
Sénégal à l’Assemblée nationale française.
Il écrit contre le
colonialisme et l’esclavagisme, dénonçant le mépris pour l’homme noir.
Il faut dire qu’il est né
dans un petit port marin non loin de Dakar, d’où partirent, depuis l’île de
Gorée, d’innombrables Africains capturés pour être vendus comme esclaves.

L’île de Gorée et la maison des esclaves, lieu de départ des Africains capturés
pour être envoyés comme esclaves aux Amériques, devenu lieu symbolique mondial
de l’esclavage, à côté duquel se trouve depuis 2002 une sculpture commémorative
offerte par la Guadeloupe. © Étienne Madranges
En 1946, il rencontre Ginette
Éboué, née en 1923, qui travaille dans un cabinet ministériel et dont il
connaît les frères.
Ginette Éboué est la fille du
Guyanais Félix Éboué, décédé en 1944, ancien gouverneur général de l’Afrique équatoriale
française, grand résistant français, compagnon de la libération. Senghor est un
admirateur de Félix Éboué auquel il a consacré un poème dans son recueil
intitulé « Hosties noires » rédigé en 1942, écrivant : « Éboué !
tu es pierre qui amasse mousse, parce que tu es stable et que tu es debout ».
Il épouse Ginette, de 17 ans
sa cadette, le 12 septembre 1946.
Cette union se révèle hélas
plutôt malheureuse, même si le couple a deux fils, Francis et Guy.
Dès 1954, les époux
envisagent de se séparer. Mais ils sont catholiques et le divorce n’est pas
envisageable. Il leur faut donc saisir une juridiction ecclésiastique. Or,
celle de l’archidiocèse de Dakar ne sera opérationnelle qu’un peu plus tard (et
le tribunal interdiocésain sénégalais de Thiès ne sera installé qu’en décembre
2000 !). La seule solution est de se tourner vers le Vatican pour mettre
fin officiellement à une union dont Senghor dira plus tard après son second
mariage qu’il s’agissait d’un « mariage par devoir ».
Une annulation vaticane
La juridiction compétente
pour statuer sur la validité du mariage de Léopold et Ginette est donc la Rote
romaine (Rota romana). La saisine et le fonctionnement du tribunal de la Rote
sont prévus par le droit canon. Le canon n°1599 du code de droit canonique de
1917, valable jusqu’en 1983, dispose que la Rote est une juridiction du second
degré, qui intervient donc en appel des décisions rendues par les officialités dans
les archidiocèses des pays mais qui peut juger en première instance, en dehors
des causes majeures, de son propre chef ou à la demande du pape pour des
dossiers particuliers. C’est notamment le cas pour certaines personnalités.
Or, Léopold est déjà un
personnage politique connu, il est député et Secrétaire d’État en France avant
de devenir maire de Thiès (Sénégal) en 1956, et Ginette est la fille d’un
gouverneur général. La validité de leur mariage peut donc être évoquée par la
Rote. Les époux, toujours selon le même code (canon n° 1657), ne peuvent être
assistés que par des avocats catholiques et « de bonne réputation ».
Ils doivent surtout trouver
les motifs d’une annulation de leur mariage, car le canon 1099 énonce :
« L’erreur concernant l’unité ou l’indissolubilité ou bien la dignité
sacramentelle du mariage, pourvu qu’elle ne détermine pas la volonté, ne vicie
pas le consentement matrimonial », et le canon n° 1141 est formel :
« Le mariage conclu et consommé ne peut être dissous par aucune
puissance humaine ni par aucune cause, sauf par la mort ».
La procédure étant secrète,
personne n’a accès au dossier. Il faut donc imaginer que les époux et leur(s)
avocat(s) ont su trouver les bons arguments pour que la Rote dissolve leur
union à l’issue d’un procès de plusieurs mois alors même qu’ils avaient deux
enfants et permette ainsi un remariage. Le mariage est officiellement dissous
en 1956. On lira cependant plus tard dans la presse comme dans les livres
d’histoire qu’ils ont divorcé, ce qui est inexact.
Les 21 juges de la Rote sont
nommés à vie par le pape, parmi des prêtres expérimentés à la doctrine
éprouvée, de réputation irréprochable, titulaires d’un doctorat en droit
canonique, et leur mandat n’a donc pas de durée déterminée, sauf pour le doyen
qui doit être renouvelé tous les cinq ans. Ils peuvent être révoqués par le
souverain pontife.
Il existe également une
juridiction suprême, sorte de cour de cassation, qui est le Tribunal suprême de
la signature apostolique. Il est actuellement présidé par un diplomate du
Vatican, ancien nonce apostolique, le cardinal français Dominique Mamberti, d’origine
corse, né en 1952, commandeur de la Légion d’honneur, entré au service du
Saint-Siège en 1986, nommé préfet du Tribunal en 2014.
Le Tribunal suprême peut
annuler ou modifier les sentences rotales, statuer sur une exception de
suspicion élevée contre un membre de la Rote, et régler les conflits de
compétence entre plusieurs juridictions du premier degré.
La Rote et le Tribunal
suprême de la signature apostolique siègent au Palais de la Chancellerie, un
édifice construit au XVe siècle et achevé au XVIe siècle
à Rome sur la place de la Chancellerie, situé hors du Vatican mais rattaché à
la cité vaticane dans le cadre d’un statut d’extraterritorialité au profit du
Saint-Siège s’apparentant à celui d’une ambassade.
Pour l’anecdote, les
juridictions ne peuvent statuer les jours de fête ni les trois derniers jours
de la Semaine Sainte. Les débats peuvent se dérouler à huis clos.

Le Vatican à Rome. © Étienne Madranges ; le palais de la Chancellerie
(gravure ancienne) où siègent les juridictions vaticanes
Avec Colette, un nouveau
départ
Libéré des liens de sa première
union grâce à un procès ecclésiastique appliquant le code du droit canon,
Senghor épouse en octobre 1957 Colette Hubert, une Normande de 19 ans sa
cadette, pour laquelle il a, selon sa propre expression, « un coup de
cœur ». Ils auront un fils en 1958, qui décédera dans un accident de
la circulation.
Lorsqu’il était jeune,
Senghor, tout comme ses camarades, militait contre les mariages mixtes entre
noirs et blancs.
Adulte, il ne cesse d’exalter
les vertus du métissage.
Lorsqu’il devient en 1960 le
premier président de la jeune République du Sénégal, Colette l’Européenne
blanche devient la première Dame d’un État africain souverain et acquiert par son
attitude exemplaire et sa discrétion une grande popularité. Elle réussit à
convaincre son mari de se retirer en 1980 en cours de mandat, après 20 ans de
présidence.
Senghor le Français, Senghor
l’Africain
En mars 1984, Senghor est
reçu à l’Académie française et y occupe le siège laissé vacant par le duc
Antoine de Lévis Mirepoix, historien aux trente-deux ouvrages.
Dans son discours de
réception en présence du président Mitterrand, il dénonce le « déracinement
culturel » de la jeunesse française après les « dégâts
considérables » de mai 1968. Il met en valeur la science heuristique
de son prédécesseur au siège numéro 16 de l’Académie. Il conclut sur
l’équilibre de la nation française dont l’Histoire est, pour les peuples du
Tiers-Monde, un modèle exemplaire, un modèle d’une symbiose biologique et d’une
symbiose culturelle : La France « prend, de siècle en siècle et dans
les autres civilisations, les valeurs qui lui sont d’abord étrangères. Et elle
les assimile pour faire du tout une nouvelle forme de civilisation, à
l’échelle, encore une fois, de l’Universel ».
Il meurt en 2001. Après son
décès, il est remplacé au fauteuil numéro 16 de l’Académie par… Valéry Giscard
d’Etaing, un autre Chef d’État, neveu par alliance… du duc de Lévis-Mirepoix !
Le président Giscard
d’Estaing terminera ainsi son discours de réception : « Par votre
choix, Léopold Sédar Senghor s'est vu reconnaître le don d'immortalité. Mais
quand, à quel instant, en quel lieu, la vocation d'immortalité s'est-elle
introduite dans sa vie ? Pendant ses études d'agrégation ? Lors de la
publication de son anthologie de la poésie nègre ? Ou pendant le long et sage
exercice de ses mandats présidentiels ? Il me semble que c'est beaucoup plus
tôt. L'immortalité est entrée dans sa vie par la fenêtre petite, moyenne,
immense, de sa chambre d'enfant de Djilor, au-dessus du lit où il attendait
d'être « bordé par des mains noires ». Il l’a aspirée, respirée, telle que
venait la lui apporter le souffle de l’Afrique, qu’il écoutait comme une
respiration infiniment lente, porteuse d’éternité, le souffle de ce continent
maternel de l’humanité, de la négritude ».
Senghor, de l’ethnie sérère,
chrétien aux ascendances peul, tabor, musulmane, père de l’indépendance du
Sénégal (il est même l’auteur du « Lion rouge », l’hymne national
sénégalais), a singulièrement marqué son époque.
Écrivain incontesté, homme
d’une grande loyauté, résistant, linguiste, homme d’État aux multiples
fonctions successives, membre de la commission ayant élaboré la constitution de
la cinquième République de la France, cofondateur de la Francophonie
institutionnelle, original défenseur de la « normandité » car adopté
par la Normandie de son épouse, académicien ô combien respecté, il demeure pour
l’éternité le Poète-Président.