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Cahiers de doléance : des chercheuses les étudient de près depuis des années

Cahiers de doléance : des chercheuses les étudient de près depuis des années
© Ville de Savigny-le-Temple
Publié le 03/02/2025 à 16:50

Le Premier ministre, François Bayrou, a annoncé vouloir reprendre l'étude des cahiers de doléance mis en place lors de la crise des gilets jaunes. Mais lanalyse de ces contributions citoyennes na en réalité jamais cessé : depuis plusieurs années, des équipes de recherches se penchent dessus, un peu partout en France.

« Nous devons reprendre l'étude des cahiers de doléances. » Lors de son discours de politique générale, le 14 janvier, le Premier ministre François Bayrou a annoncé vouloir « répondre au cri quont fait entendre les Gilets jaunes sur nos ronds-points il y six ans »,  qui a été selon lui « négligé ». Une annonce qui na pas manqué de faire réagir plusieurs chercheurs et chercheuses, qui nont pas attendu François Bayrou, ni même Michel Barnier avant lui, pour étudier ces fameux cahiers, lancés dabord à linitiative d’élus locaux.

« Balayer lidée selon laquelle les cahiers seraient cachés »

Alors que les « gilets jaunes » organisaient, en novembre 2018, leur première journée de mobilisation contre la hausse du prix des carburants, plusieurs mairies mettaient à disposition de leurs administrés des « cahiers de doléances et de propositions ». « Avant louverture du "grand débat national”, les premières initiatives ont émané de l'Association des maires ruraux de France et de l'Association des maires d'Ile-de-France, qui ont ouvert des cahiers dans le cadre dopérations mairie ouverte”. Ces derniers ont été soumis à une analyse, dont la synthèse a été remise à Emmanuel Macron par ces associations elles-mêmes, et ce nest quaprès que le président a intégré cette idée au grand débat national », recontextualise Manon Pengam, maîtresse de conférences en sciences du langage à Cergy Paris Université.

« Souvent, il est dit que les cahiers de doléances sont ceux des gilets jaunes, or ce nest pas le cas. Les gilets jaunes ont pu en ouvrir eux-mêmes sur des ronds points, mais cela est différent du dispositif institutionnel du grand débat national qui comprenait ces cahiers citoyens et dexpression libre », tient-elle à préciser. Il est en tout cas important, à ses yeux, de « balayer lidée reçue selon laquelle les cahiers seraient cachés, inaccessibles, que ça a été volontairement enfoui » : « Ce nest pas vrai et cela blesse par ailleurs beaucoup les archivistes », insiste-t-elle, tandis que l'Association des archivistes français y consacrait justement un communiqué en décembre dernier.

En réalité, l’étude de ces cahiers, qui comprennent plus de 200 000 contributions provenant de 17 000 communes, na jamais cessé, et se poursuit encore aujourdhui un peu partout en France. Numérisés, transcrits sous l’égide de la Bibliothèque nationale de France (BNF) et conservés aux Archives nationales dans leur version numérique, ces cahiers ont été remis aux archives départementales, où tout un chacun peut les consulter dans leur quasi-intégralité.

Alors quune synthèse du « grand débat » a été réalisée par des opérateurs privés en 2019, plusieurs universitaires sy sont également intéressés à leurs propres frais. Les équipes de Sabine Ploux, chargée de recherche au CNRS et de Catherine Dominguès, chercheuse au LASTIG (Laboratoire en sciences et technologies de l'information géographique), ont réalisé plusieurs travaux sur la base des fichiers numérisés conservés aux Archives nationales, tandis que se sont aussi multipliées les initiatives départementales.

Des recherches participatives en Gironde et en Creuse

En Gironde, des travaux ont débuté dès 2020, à l'initiative de gilets jaunes, de citoyennes et citoyens, accompagnés de plusieurs universitaires, parmi lesquels Magali Della Sudda, chercheuse en science politique au CNRS. Marion Bendinelli, maîtresse de conférences en sciences du langage à luniversité de Franche-Comté, a quant à elle analysé les cahiers du Jura, tandis quune autre équipe a décortiqué ceux de la Somme, et Manon Pengam les contributions de la Creuse, où elle réside. « Javais évidemment une curiosité naturelle pour ce que gens du territoire avaient pu écrire à ce moment-là, dans un contexte national intense », confie la chercheuse. 

A l’été 2022, Manon Pengam se rend aux archives départementales de Guéret, où se trouvent à la fois les cahiers du grand débat national et des « mairies ouvertes ». Un total de 300 contributions, à ramener à la densité de lun des départements les moins peuplés de France. La maîtresse de conférences en sciences du langage commence par prendre en photo ces cahiers, quelle numérise, puis quelle transcrit en texte brut pour pouvoir mener des analyses statistiques. « Moi je suis linguiste, donc ça ne m'intéresse pas de normaliser le texte. Je souhaite conserver tous les écarts à la norme orthographique, syntaxique, les majuscules, les éléments soulignés ou barrés… Ça suppose de faire attention à tous ces codes, et de les transformer ensuite informatiquement, grâce à un système de codage », détaille-t-elle.

Face à lampleur de la tâche, Manon Pengam a fini par lancer un appel citoyen dans le journal local La Montagne : « Ça a bien résonné, une quarantaine de personnes a répondu tout de suite ! », raconte-t-elle. Une vingtaine de citoyen·ne·s ont finalement intégré le projet, après avoir été formé·e·s à la transcription par la linguiste. Comme en Gironde, lanalyse des cahiers sest alors transformée en recherche participative, « ce qui a pris énormément de sens », aux yeux de Manon Pengam : « Je suis passée dun travail très solitaire à une émulation collective, avec des gens du territoire qui pour certains avaient participé aux Gilets jaunes ».

ISF, retraites : des préoccupations récurrentes

Au travers dune analyse de discours et dune analyse linguistique, la maîtresse de conférences en sciences du langage a dabord identifié les mots récurrents. En Creuse, « On a des résultats qui sont à la fois peut-être attendus, mais en même temps très éloquents. Par exemple, le nom commun "retraite" est le plus fréquent du corpus », décrit-elle. Malgré des contributions issues de publics différents, certains thèmes reviennent régulièrement : linstauration dun référendum dinitiative citoyenne, le rétablissement de lImpôt sur la fortune (ISF), le pouvoir de vivre, la précarité énergétique, lisolement social, le manque de services de soins… « La santé est une problématique très importante en Creuse, où lon doit souvent faire beaucoup de route pour trouver un médecin. La question des transports aussi. Il y a deux semaines, une petite ligne de TER qui était pourtant fréquentée a dailleurs fermé », met en avant Manon Pengam.

Dans les cahiers creusois se mêlent ainsi des doléances interpersonnelles, qui sadressent directement à Emmanuel Macron, des témoignages, mais aussi des propositions très concrètes. « Certaines contributions ressemblent beaucoup à des professions de foi, avec des listes à puce, ce qui tord le bras à lidée que les citoyens ne formuleraient pas de réelles propositions politiques », commente Manon Pengam.

Même constat à propos de lanalyse du corpus remonté aux archives nationales, dans lequel « la revalorisation des retraites et retour de lISF ont été abordés de façon assez massive », fait remarquer la chargée de recherche au CNRS Sabine Ploux. Les travaux de son équipe ont également permis d’établir une classification géographique des contributions : « Il y a eu des cartes de participation établies en fonction de la population. On voit que les communes plus rurales ont proportionnellement davantage contribué que les communes plus importantes ».

Grâce à lanalyse « textométrique et spatialisée des cahiers citoyens »[1], réalisée par Catherine Dominguès et Laurence Jolivet, chercheuse en sciences de l'information géographique, on apprend ainsi que les communes ayant le plus participé se situent le long dun axe nord-ouest, au sud-est et dans les départements et régions d'outre-mer (DROM). Parmi les contributeurs les plus prolixes : Paris, la Charente-Maritime, le Val-de-Marne, les Hauts-de-Seine, encore les Bouches-du-Rhône.

Un manque cruel de financements publics

Réalisées par des prestataires dans un temps relativement court, les transcriptions versées aux archives nationales ont toutefois leurs limites. « Le fait quil y ait beaucoup d’écritures différentes a engendré une qualité de transcription assez faible », détaille Catherine Dominguès. Doù la nécessité de poursuivre l’étude des cahiers. Et surtout dy mettre des moyens, au-delà des effets dannonce. « Mon travail na pas été financé. Jai commencé à ouvrir les archives juste avant davoir mon poste à Cergy. Je venais de finir ma thèse et javais un peu de temps, mais je nai pas eu de moyens alloués au projet », déplore Manon Pengam.

Dans une récente tribune publiée par La Croix, elle regrettait avec dautres collègues que les organismes de recherche publique naient « jamais été associés aux analyses » - la restitution des cahiers ayant été confiée en 2019 à un consortium de prestataires privés mené par le cabinet Roland Berger. Elles et ils poursuivaient : « En revanche, palliant labsence de financement public, les conseils départementaux de Gironde, des Landes, de Haute-Vienne et récemment la région Bretagne se sont engagés à différents niveaux pour financer les transcriptions, les recherches et la diffusion »

Alors quEmmanuel Macron s’était engagé à rendre publiques les contributions du « grand débat national », cette promesse - fil conducteur du récent documentaire Les Doléances dHélène Desplanques pour France Télévisions - reste en suspens. Un projet de plateforme pourrait voir le jour, à condition dy associer le service public de la recherche et de lenseignement supérieur, appuie Manon Pengam : « On ne souhaiterait pas que ce projet soit pris en charge par des cabinets privés qui ont déjà raflé 2,5 millions deuros sur le traitement des données en 2019, alors que pas un centime nest allé à la recherche », alerte-t-elle. Avec ses collègues, elle a fait un petit calcul : « Cette somme représente 75 années de thèse. Ça vous donne un ordre didée des disparités de moyens avec lesquelles on travaille ».

Rozenn Le Carboulec


[1] Catherine Dominguès et Laurence Jolivet. Analyse textométrique et spatialisée des Cahiers citoyens. In JADT 2024: 17th International Conference on Statistical Analysis of Textual Data, Bruxelles, Belgique, 2024.

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