L’association
Femmes AAA+, dirigée par Brigitte Longuet et Bénédicte Bury, respectivement
présidente et vice-présidente, en partenariat avec le cabinet Avocap 2.2, a
organisé, le 24 janvier dernier, un petit-déjeuner-conférence sur le
thème : « La
diversité paie : comment gérer l’interculturel ? » Une matinée destinée à celles qui
accompagnent les entreprises dans leurs projets de développement, et notamment
à maîtriser les enjeux stratégiques comme la gestion des talents et la
diversité.
« Toutes les entreprises ont
intégré l’objectif de diversité dans leur stratégie comme composante de leur
démarche RSE. Elles savent qu’il n’est pas possible de faire autrement, et que,
de surcroît, il est avéré que permettre à chacun de s’exprimer, et aux
perceptions diverses de se rencontrer, augmente les performances de l’entreprise,
comme le démontrent les initiatives de recherches et de développement et
d’innovation qui chérissent la diversité comme source de créativité » a
déclaré l’avocate Bénédicte Bury, en introduction de la conférence.
Mais, a-t-elle ajouté, « au-delà
de la contrainte réglementaire ou de la pression sociale, il y a une démarche
plus profondément stratégique, une responsabilité sociétale, une responsabilité
interculturelle, qui incombe aujourd’hui aux entreprises privées
"contributives" intégrant les diverses parties prenantes, parce
qu’elles en ont le pouvoir ».
Reste qu’il faut savoir gérer les diversités, car les points
d’accrochage sont nombreux : parité, intergénérations, inter-professionnel,
inter-culturel, différences linguistiques, différences de traditions…
Ainsi, quand l’entreprise est implantée dans plusieurs pays, une
adaptation aux contextes locaux est nécessaire. Au sein des équipes,
l’interculturel est présent aussi, car certains ont étudié à l’étranger quand
d’autres sont originaires de différentes cultures.
Jusqu’où aller dans la prévention contre le harcèlement sexuel ? Quel
lien existe-t-il entre éthique et culture ? Quelle est la robustesse à
l’interculturel des règles de compliance ? Autant de problématiques
interculturelles auxquelles ont répondu Maria Pernas, directrice juridique du
Groupe Capgemini depuis 2017, et Nathalie Lorrain, directrice associée
d’Itinéraires Interculturels depuis 1997.
« J’ai souhaité donner la parole à
deux femmes dirigeantes qui entreprennent au quotidien de favoriser la
diversité, notamment interculturelle, dans les équipes et ont accepté de venir
témoigner de leurs actions pour faire avancer la diversité dans l’intérêt de
tous, parce que l’absence de discrimination et l’inclusion sont au cœur de leur
engagement : permettre à chacun d’évoluer dans un environnement où chacun est
respecté dans son individualité et qui dès lors apporte la sérénité nécessaire
à l’engagement. »
Maria Pernas a longuement évoqué l’implication de Capgemini dans un pays
comme l’Inde qui, selon l’étude Expact Explorer HSBC de 2019, se classe au 18e
rang des pays préférés, juste derrière la France.
Capgemini, dont le chiffre d’affaires était de 13,2 milliards d’euros en
2018 (soit 5,4 % de plus par rapport à 2017), présent dans plus de 40 pays, se
veut « architecte d’avenirs positifs ».
Le groupe a ainsi pour ambition de construire un développement durable et
sociétal à travers trois piliers clés : la diversité, l’inclusion numérique et
le respect de l’environnement.
Concernant la diversité, il s’agit pour Capgemini de créer un
environnement de travail global, dans lequel les divers profils et pratiques
intégrées sont au service de la performance collective.
D’abord, le groupe a à cœur depuis quelques années de mettre en place
une démarche de responsabilité sociale concrète. Le 13 juin dernier, dans le
cadre de son initiative d’inclusion digitale, Capgemini a ainsi annoncé
l’ouverture de deux Digital Academies en Inde, à Pune et Mumbai. Ces centres
ont vocation à soutenir les jeunes issus des milieux défavorisés et
marginalisés à acquérir des compétences numériques. Le centre résidentiel pour
femmes de Pune et le centre non résidentiel mixte de Mumbai ont par conséquent
pour objectif principal de former 100 jeunes sans-emploi afin qu’ils acquièrent
des savoir-faire et savoir-être tels que la programmation, le développement
web, les soft skills…

Maria Pernas, Bénédicte Bury, Brigitte
Longuet et Nathalie Lorrain
À
propos de Femmes AAA+
Depuis 2011, l’Association
Femmes Triple A a pour mission de rechercher et rendre visibles des
femmes avocates ou des juristes
d’entreprise qui souhaitent devenir administratrices de sociétés.
Sur son site et lors de
conférences ou de petits déjeuners débats, nous apportons des informations
sur l’évolution de la
gouvernance des sociétés, les réformes, les nouvelles tendances (loi PACTE,
la rémunération des dirigeants,
les fonds activistes, le processus de sélection des
administrateurs…). Ces
informations s’adressent à toutes celles qui accompagnent les dirigeant.e.s
soit dans leur clientèle soit
au sein de leur entreprise.
par Brigitte Longuet
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L’INDE : UN CAS TRÈS
PARTICULIER
Plus précisément, Maria Pernas est revenue lors de son
intervention sur la gestion des salariés en Inde. Comment la multinationale
Capgemini est-elle parvenue à manager des équipes indiennes, ce que ne
parviennent pas à faire de nombreuses firmes françaises ?
En effet, que ce soit la question de la langue, la
communication verbale et non verbale, la perception de l’autorité et de la
hiérarchie, le rapport au temps, la relation vie privée et vie professionnelle,
le rapport au « non », et plus largement, la diplomatie, tout est différent en
Inde. Comment dépasser ces difficultés, comment gérer ces différences ?
La directrice juridique a délivré quelques conseils
généraux. Pour celle-ci, il est en premier lieu essentiel de reconnaître,
valoriser et apprécier ces divergences ; ce qui va permettre de dépasser les
préjugés ; s’intéresser à la culture de ses collaborateurs, écouter et
s’investir dans la connaissance de l’autre sont également des clés de réussite.
En d’autres termes, il faut « aimer l’autre ». C’est-à-dire cultiver la
curiosité de l’autre, le désir de découvrir et d’apprendre autre chose,
autrement, et de remettre les choses ensemble en question et en perspective.
Il est aussi indispensable pour les chefs d’équipes de
mettre en place un management personnalisé et d’ajuster son style de
management. En outre, « il faut
encourager les différents points de vue », a préconisé Maria Pernas,
c’est-à-dire permettre à tout le monde de s’exprimer. Ce point-là est délicat à
mettre en place en Inde, dans la mesure où dans ce pays, on apprend dès son
plus jeune âge à respecter les règles, les hiérarchies, et l’autorité
patriarcale. Ainsi, dans une salle de réunion, quand quelqu’un est placé plus
haut que soi dans la hiérarchie, il ne faut pas s’exprimer avant lui, même si
on a la réponse à la question.
De même, en Inde comme dans le reste de l’Asie, les
individus sont extrêmement diplomates, au point qu’ils ont beaucoup de mal à
dire « non ». Il convient donc de savoir interpréter leurs attentes.
Enfin, Maria Pernas a insisté sur la nécessité de former
ses collaborateurs à la notion de diversité. Dans un monde de plus en plus
globalisé, où les fusions et acquisitions sont de plus en plus fréquentes –
autant de données qui multiplient les expatriations – mettre en place des
formations sur la diversité est une obligation. En effet, les collaborateurs
qui se sentent accueillis et intégrés réalisent de meilleures performances.
En ce qui concerne la langue de travail, chez Capgemini,
la langue officielle est l’anglais. Toutefois, a précisé la directrice
juridique du groupe avant de passer la parole à Nathalie Lorrain, « ce n’est pas parce qu’on a une langue
officielle qu’on ne permet pas aux collaborateurs de s’exprimer dans leur
langue ».
COMMENT GERER LA DIVERSITE ?
Nathalie Lorrain a commencé par
présenter sa société, Itinéraires interculturels, créée en 1997. Celle-ci gère
des situations interculturelles dans 170 pays, et accompagne les équipes de
travail qui partent à l’étranger. « C’est
drôle, car le pays où il y a le plus de demandes pour gérer la diversité, c’est
précisément l’Inde », a commenté l’intervenante.
Comment gérer la diversité culturelle
? « L’approche menée au cabinet vise à
décoder les cultures à travers les différentes disciplines que sont les
sciences sociales, la géographie, l’histoire, les langues… cela permet de
décoder ses interlocuteurs » a précisé la directrice associée d’Itinéraires
interculturels.
En accord avec Maria Pernas, pour
Nathalie Lorrain, il convient tout d’abord de reconnaître et d’identifier les
différences.
L’une des plus grandes difficultés
des Français, selon Nathalie Lorrain, est que ces derniers ont beaucoup de mal
à nommer ces différences, contrairement aux Américains, qui n’ont aucun
problème à « catégoriser » les personnes.
Il est ensuite nécessaire de savoir
gérer cette diversité. « Il y a un
certain nombre de freins, des leviers, mais globalement, on peut réussir à
avoir des équipes performantes s’il y a un accompagnement pour gérer cette
diversité » a-t-elle affirmé.
Par exemple, pour elle, le choix de
la langue n’est pas neutre. Dans les multinationales, la langue choisie est souvent
l’anglais. Cela permet à tous de se comprendre, mais cela peut aussi créer un
déséquilibre et des frustrations. En outre, a-t-elle ajouté, « on se rend
compte que la majorité des collaborateurs ont un niveau d’anglais assez moyen.
Il faut donc les faire progresser via des formations ».
Quant à la question du management,
selon la directrice associée, le type de leadership dépend des cultures.
Pendant des décennies, a-t-elle déclaré, on a eu la tentation de croire qu’on
allait tendre vers un type de management universel (celui inculqué par Harvard
notamment) ; mais une étude menée par de nombreux chercheurs a démontré que les
styles de leadership sont influencés par les cultures. Celui-ci peut être
autoritaire, participatif, directif, collaboratif…
Pour Nathalie Lorrain, la gestion de
la diversité doit aussi se faire par des « individus
qui sont bien dans leurs valeurs ». « Mieux
on est dans sa peau, plus on sera à l’aise pour la gérer », a-t-elle déclaré. Les incidents sont
provoqués, selon elle, par des individus qui sont en recherche identitaire, qui
ont des fragilités.
Le plus important selon
l’intervenante, c’est que les chefs d’équipes, les responsables sachent
jusqu’où aller avec leurs valeurs, et qu’ils n’acceptent pas tout.
Pourquoi savoir gérer de la diversité
et l’interculturel sont-ils si importants ? Nathalie Lorrain a pris l’exemple
de la construction du tunnel sous la Manche. Si les deux pays, France et
Grande-Bretagne, n’avaient pas aplani les différences entre leurs codes
nationaux de bâtiments et ne s’étaient pas mis d’accord sur l’unité de mesure à
utiliser pour creuser sa partie du tunnel, sachant que les Français utilisent
le mètre et les Anglais le pied, chacun serait parti avec un référentiel
différent.
Or, seuls le temps et la
communication permettent, selon elle, de se construire un référentiel commun.
Par exemple, en Inde, il faut se mettre d’accord sur certains mots qui n’ont
pas le même sens pour les occidentaux que pour les Indiens. Ainsi, pour dire «
hier » ou « demain » le mot est identique en Inde, parce que leur rapport au
temps est complètement différent du nôtre. La vision indienne du temps est en
trois dimensions, a expliqué Nathalie Lorrain. « Le moment présent est le carrefour de vies déjà vécues (hier) et de
vies à vivre (demain). Le seul moment qui compte, qui est certain pour eux,
c’est le moment présent. »
Bref, pour la directrice associée
d’Itinéraires interculturels, le rapport au pouvoir, le style de communication,
la négociation du conflit, la médiation sont liés à la culture.
Autre règle : si on veut créer un
référentiel commun, il faut être très explicite, car l’autre peut mal
interpréter les propos. Dans sa famille ou dans son couple, on peut se permettre
d’être implicite, mais pas dans le cadre de l’interculturel, a-t-elle déclaré.
«
L’étranger n’est pas dans votre tête. Donc globalement, il y a un véritable
effort à faire pour être parfaitement explicite. Les fusions qui ont échoué
pour des raisons interculturelles, c’est qu’on est parti sans réfléchir sur la
mise en place des processus de gestion de la diversité. »
Nathalie Lorrain, a ensuite cité
quelques exemples d’actions de conseil menées par sa société.
Il y a quelques années, un groupe industriel
énergétique français a mis en place une charte du management à destination des
cadres dirigeants qui devaient ensuite la démultiplier dans le monde entier.
Les cadres avaient une partie de leur
bonus calculée sur la mise en œuvre de cette charte.
Ce groupe belge a rédigé la charte en
français, flamand, et anglais. Puis, la société s’est ensuite posé la question
de la robustesse à l’interculturel de cette charte. « Les dirigeants se sont demandé quels allaient être les coups de canif
que les cultures allaient mettre dans cette charte », a expliqué Nathalie
Lorrain.
Le conseil d’administration du groupe
a donc demandé à Itinéraires interculturels de réaliser une étude. La société a
mené une étude linguistique sur « Comment
les mots peuvent être perçus selon les cultures ». Suite à la parution de
ladite étude, le groupe a modifié sa charte.

Bénédicte Bury, Nathalie Lorrain et
Maria Pernas
ETHIQUE ET CULTURE
« Nous sommes actuellement en train de rédiger
un guide pratique de l’éthique au regard des cultures » a poursuivi
Nathalie Lorrain.
Cette
dernière a ainsi donné quelques exemples démontrant que certaines pratiques ne
sont pas perçues de la même manière dans nos pays occidentaux qu’ailleurs dans
le monde. Au Cameroun, par exemple, il est courant de donner de l’argent de la
main à la main pour obtenir quelque chose, par exemple pour avoir le droit de
passer sur une route. Ce n’est pas perçu comme de la corruption, car cela
permet à tout un village d’être protégé par les personnes qui reçoivent
l’argent et qui veillent ensuite à la sécurité de ses habitants.
Dans
d’autres cultures, c’est tout le contraire. Aux États-Unis, par exemple, les
chartes sont extrêmement strictes. Les dirigeants n’ont quasiment pas le droit
d’aller boire un café avec une personne qui fait partie d’une autre entreprise.
En Russie,
le management est extrêmement directif et administratif. Le manager sera
reconnu pour ses compétences de direction, mais aussi pour ses compétences
administratives, et sera valorisé s’il a un bon réseau avec les
administrations.
L’intervenante
a également évoqué le cas d’une collaboratrice chinoise qui a fait une école de
commerce en France, et a donc appris les méthodes de management pratiquées dans
notre pays, mais qui, une fois retournée en Chine, a commencé à envoyer des
messages à ses collaborateurs en pleine nuit. Son entreprise a dû la rappeler à
l’ordre.
Bref,
puisque les critères de ce qui est éthique et de ce qui ne l’est pas ne sont
pas universels, une multinationale, ou une entreprise qui a des filiales, doit
définir quelles sont ses valeurs prioritaires, puis s’adapter en fonction du
pays pour le reste, du moment que ce n’est pas contraire à ses principes de
base.
Nathalie
Lorrain a également évoqué le sujet très sensible du harcèlement. Quand et
comment reconnaître les signes ? Dans certaines cultures, par exemple, les gens
sont très tactiles. Ils ont besoin de « sentir l’autre » quand ils lui parlent,
ils établissent la confiance de cette manière. Face à des cultures où les
individus sont plus froids, il faut mettre des points de vigilance, car eux
peuvent interpréter cela comme du harcèlement, a-t-elle expliqué.
Le handicap
dans une entreprise est également une des problématiques sur laquelle travaille
Itinéraires interculturels. « La perception du handicap dans certaines cultures
fait qu’il existe de vrais freins à intégrer une personne en situation de
handicap. » Il faut donc s’adapter et avoir un manager qui fasse parfois du «
forcing ».
Nathalie
Lorrain a ainsi rapporté un cas vécu au Cameroun. Là-bas, les albinos sont
considérés comme maléfiques, or un manager avait quand même décidé d’embaucher
une jeune femme albinos. Les employés ont demandé à ce qu’elle soit renvoyée et
ont été jusqu’à menacer de démissionner tous ensemble. Le manager n’a pas cédé.
Heureusement, après plusieurs mois, l’employée a fini par se faire accepter.
En
conclusion de la conférence, la vice présidente de Femmes AAA+, Bénédicte Bury
a repris la parole pour faire la synthèse des deux interventions : « De la richesse de vos retours d’expérience
de terrain nous avons cheminé réellement de la diversité à l’inclusion. Maria
[Pernas] nous a notamment convaincus de l’importance de la recherche d’un
management personnalisé qui ne soit pas “global”. Nathalie [Lorrain] a
notamment donné l’exemple de référentiels communs, mais élaborés ensemble. Au
fond, toutes deux ont illustré cette recherche d’un équilibre entre d’une part
l’écoute et le respect des individualités pour en permettre l’expression, et
d’autre part l’appartenance au groupe pour permettre l’inclusion. Au fond, de
ce qui permet la motivation, l’attractivité pour les jeunes et un ancrage de
leur engagement. »
Puis
Bénédicte Bury a offert à chacune d’elles l’ouvrage intitulé Plus d’une
langue1, de Barbara Cassin, 9e femme entrée à l’Académie française, philosophe,
helléniste et germaniste, passionnée par la diversité des langues, des
cultures, et qui a notamment écrit l’Éloge de la traduction.
Barbara
Cassin, a précisé Bénédicte Bury, ne supporte pas le « global » (global
english) et encourage à cultiver la singularité. « C’est avec elle que nous
pouvons réfléchir aussi à "la nostalgie, quand donc est-on chez
soi"2, suggérant que c’est peut-être là où on est accueilli avec sa
langue, sa culture, sa singularité pour vivre ensemble », a conclu l’avocate.
Maria-Angélica
Bailly