Longues, coûteuses et usantes
sur le plan psychologique, les procédures en concurrence déloyale débouchent, souvent,
sur des décisions peu satisfaisantes pour les victimes. Partant de ce constat,
la maison de l’avocat de Nantes a organisé une conférence ouverte à tous, jeudi
27 février, sur le temps de midi. Une sorte de guide des bonnes pratiques pour
acquérir la conviction du juge.
Sandwich, pâtisserie, et
concurrence déloyale… Voilà la formule du midi au menu du « casse-croûte
juridique » de ce jeudi 27 février. Depuis 2019, le barreau de Nantes
organise des conférences gourmandes auxquelles avocats, entrepreneurs et curieux
sont conviés. Pour ce premier rendez-vous de l'année, une trentaine
de personnes - dont une vingtaine en visio-conférence -, ont répondu présentes.
« En tant que praticien,
on peut parfois être frustré d’avoir monté un bon dossier, mais de voir que la
condamnation n'est pas au rendez-vous ou pas à la hauteur de ce que l’on avait
estimé », pose Roland Rinaldo, chef d’orchestre du
jour. « L’idée de cet échange, c’est de voir comment on peut améliorer
les pièces fournies au dossier pour acquérir la conviction du juge »,
poursuit l’avocat en droit économique et commercial.
L’article 145 du Code de
procédure civile, « une bombe »
« La liberté
d’entreprendre n’est pas absolue, elle est limitée à toute action ou
comportement susceptible de nuire à autrui », introduit
Roland Rinaldo, avant de lister différentes pratiques sanctionnables sous
le prisme de la concurrence déloyale : détournement de fichier client,
intrusion dans les systèmes informatiques, ou le débauchage massif de salariés afin
de récupérer leur savoir-faire. « Pour tous ces actes, la Cour de
cassation nous demande de prouver l’avantage illicite obtenu ».
Être reconnu victime de
concurrence déloyale passe avant tout par la constitution d’un dossier de
preuves. « La principale difficulté, c’est que l’on n’a accès qu’à des
informations parcellaires », pointe l’avocat. Toutefois, sur
présentation d’un socle solide, potentiellement composé « de constats
personnels, de rapports ou de témoignages qui peuvent émaner directement de la
partie adverse », il est possible de demander l’autorisation au juge « d’aller
compléter le dossier. » En clair, d’invoquer l’article 145 du Code de
procédure civile. Si la requête est acceptée, des perquisitions peuvent être menées
au siège social de l’entreprise ou aux domiciles des dirigeants et salariés de
l’entreprise concurrente.
« C’est une arme assez
puissante, mais très encadrée par le respect du secret des affaires »,
poursuit l’avocat à propos de cette procédure non-contradictoire. « Elle
nécessite de ménager l’effet de surprise pour éviter la dispersion de
preuves, mais elle doit être proportionnée ». « L’article 145,
c’est effectivement l’aspect le plus délicat pour nous », confirme Patrick
Darricarrère, président du tribunal de commerce de Nantes. « Nous
insistons beaucoup sur les précautions à prendre avant de déclencher ce qui
peut être une bombe. Cela peut aller jusqu’aux ordinateurs personnels ou aux
téléphones des enfants », décrit-il.
Ce recours pouvant s’avérer traumatisant,
et par souci de ne pas dépasser une ligne rouge, le magistrat insiste sur l’importance
de la précision de l’ordonnance. « Le choix des mots clés est primordial,
de manière à bien cibler les dossier que l’on va chercher, et éviter de
fouiller dans toute l’informatique de l’entreprise visée. La cour d’appel y est
très sensible », prévient Patrick Darricarrère.
En vigueur depuis janvier
1976, l’article 145 a été « mis à la mode » dans les affaires
de concurrence déloyale par des cabinets d’avocats parisiens au milieu des
années 2000. « À l’époque, il y avait peu de garde-fous », se
rappelle Roland Rinaldo. Le contrôle de la procédure a depuis été renforcé par
la Cour de cassation, qui impose désormais la supervision d’un huissier ou d’un
commissaire de justice. « On dispose ainsi d'un outil très performant
pour trouver des preuves, tout en préservant les droits des parties
concernées », assure l’avocat nantais.
Des procédures longues qui peuvent
refroidir les victimes
Le recours l’article 145 présente
toutefois deux freins majeurs pour les victimes : le temps, et l’argent. « Le
coût du litige est presque doublé. Certains préfèrent poursuivre sans cette
étape, même si c’est moins efficace », regrette Roland Rinaldo, qui
nous précisera en aparté que les clients hésitent trop souvent à mettre en œuvre cette procédure préalable car ils considèrent - à tort - qu'elle retarde l'issue de leurs procès ; « alors qu'il faut relativiser cet inconvénient au regard des délais pour obtenir une décision de justice définitive en appel, entre 5 et 7 ans en cas d'expertise judiciaire ».
Pour autant, l’avocat
assure « qu’un bon 145 est quasiment la certitude d'avoir une
condamnation ou d’être le déclencheur d’une solution transactionnelle à
l’amiable ». Il le conseille donc systématiquement pour avoir une
chance d’obtenir une réparation, dont le montant est, lui aussi, complexe à
évaluer.
« Avant même de prendre
sa calculatrice, il y a un important travail de contextualisation », confirme
Anne Fragné, experte-comptable spécialisée en évaluation financière et
commissaire aux comptes. Appuyé par le travail de l’avocat et en sollicitant
des entretiens auprès des dirigeants, l’expert cherche « à reconstituer
le marché ou évoluent les deux parties, et à réécrire l'histoire de
l’entreprise victime ». Identifier les pertes liées à la concurrence
déloyale passe nécessairement par une analyse financière complète.
Pour ce faire, l’expert utilise
une méthodologie précise pour évaluer si l’entreprise a été victime de
l’ensemble des quatre postes de préjudice : les pertes de subies en terme
de marge (clientèle, produits, contrats), les pertes liées à des surcoûts
exceptionnels (recrutement ou formation de salariés pour remplacer des
départs, sollicitation d’un prestataire pour restaurer sa notoriété), la perte
de chance (l’entreprise n’a pas pu participer à évènement qui aurait pu lui
être favorable, un point difficile à évaluer avec précision), et enfin le
préjudice d’image qui peut être externe (logo ou produits copiés) ou interne
(démotivation des salariés ou possible difficulté d’embauche).
« L’idée, c’est de
remettre l’entreprise dans une situation théorique dans laquelle les actes de
concurrence déloyale n’auraient pas eu lieu. En la comparant à la
situation factuelle, on peut chiffrer le préjudice financier »,
résume Anne Fragné.
Comme pour l’article 145, le
recours à une telle expertise allonge considérablement les procédures. «
Cela dépend du dossier, mais il faut généralement compter entre six mois et un
an », glisse la commissaire aux comptes. Pas obligatoire, elle reste vivement
conseillée, notamment par Patrick Darricarrère, qui, d’expérience, n’a pas
systématiquement à traiter de dossiers aussi précis.
« Lorsque l'affaire se
présente devant nous, on a souvent une attestation de l'expert-comptable nous
indiquant le chiffre d’affaire de son client et ses pertes. Pour un juge, ça ne
vaut pas grand-chose », prévient le président. Bien
que le tribunal puisse « lui-même demander une expertise s’il sent
qu’il y a véritablement un préjudice », pour l’en convaincre, mieux
vaut avoir toutes les balles dans son camp dès le départ.
La médiation comme
solution ?
Dépourvus d’expertise
financière ou de recours à l’article 145 pour des raisons économiques, certains
dossiers de concurrence déloyale aboutissent « à des décisions parfois
mal comprises par les clients », reprend Roland Rinaldo. « C’est
pour cela qu'on a souhaité ouvrir sur d'autres modes de règlement qui
permettraient de répondre d’une manière plus satisfaisante, notamment sur le
plan psychologique ».
L’avocat évoque ainsi les
MARD (modes alternatifs de règlement des différends). Dans
le cas de la concurrence déloyale, la médiation peut être une solution efficace
pour régler les litiges. « S'exprimer directement devant un tiers
neutre peut permettre de restaurer un dialogue. Cela donne souvent lieu à des
échanges virulents, mais qui clarifient les désaccords et les thèmes sur
lesquels on doit travailler », constate Anne Fragné.
Elle-même médiatrice, la
commissaire aux comptes indique que 70 % des dossiers traités de cette manière débouchent
sur une solution. « L’avantage, c’est que la décision appartient
pleinement aux deux parties. Elles en tiennent une certaine satisfaction qu’elles
n’auraient pas forcément trouvé dans le cadre judiciaire ». Comme
quoi, un acte de concurrence déloyale peut parfois se conclure par une poignée
de mains.
Elliott
Bureau