DROIT

Concurrence déloyale : à Nantes, le barreau sensibilise à des procédures complexes

Concurrence déloyale : à Nantes, le barreau sensibilise à des procédures complexes
Publié le 05/03/2025 à 11:07

Longues, coûteuses et usantes sur le plan psychologique, les procédures en concurrence déloyale débouchent, souvent, sur des décisions peu satisfaisantes pour les victimes. Partant de ce constat, la maison de l’avocat de Nantes a organisé une conférence ouverte à tous, jeudi 27 février, sur le temps de midi. Une sorte de guide des bonnes pratiques pour acquérir la conviction du juge.

Sandwich, pâtisserie, et concurrence déloyale… Voilà la formule du midi au menu du « casse-croûte juridique » de ce jeudi 27 février. Depuis 2019, le barreau de Nantes organise des conférences gourmandes auxquelles avocats, entrepreneurs et curieux sont conviés. Pour ce premier rendez-vous de l'année, une trentaine de personnes - dont une vingtaine en visio-conférence -, ont répondu présentes.

« En tant que praticien, on peut parfois être frustré d’avoir monté un bon dossier, mais de voir que la condamnation n'est pas au rendez-vous ou pas à la hauteur de ce que l’on avait estimé », pose Roland Rinaldo, chef d’orchestre du jour. « L’idée de cet échange, c’est de voir comment on peut améliorer les pièces fournies au dossier pour acquérir la conviction du juge », poursuit l’avocat en droit économique et commercial.

L’article 145 du Code de procédure civile, « une bombe »

« La liberté d’entreprendre n’est pas absolue, elle est limitée à toute action ou comportement susceptible de nuire à autrui », introduit Roland Rinaldo, avant de lister différentes pratiques sanctionnables sous le prisme de la concurrence déloyale : détournement de fichier client, intrusion dans les systèmes informatiques, ou le débauchage massif de salariés afin de récupérer leur savoir-faire. « Pour tous ces actes, la Cour de cassation nous demande de prouver l’avantage illicite obtenu ».

Être reconnu victime de concurrence déloyale passe avant tout par la constitution d’un dossier de preuves. « La principale difficulté, c’est que l’on n’a accès qu’à des informations parcellaires », pointe l’avocat. Toutefois, sur présentation d’un socle solide, potentiellement composé « de constats personnels, de rapports ou de témoignages qui peuvent émaner directement de la partie adverse », il est possible de demander l’autorisation au juge « d’aller compléter le dossier. » En clair, d’invoquer l’article 145 du Code de procédure civile. Si la requête est acceptée, des perquisitions peuvent être menées au siège social de l’entreprise ou aux domiciles des dirigeants et salariés de l’entreprise concurrente.

« C’est une arme assez puissante, mais très encadrée par le respect du secret des affaires », poursuit l’avocat à propos de cette procédure non-contradictoire. « Elle nécessite de ménager l’effet de surprise pour éviter la dispersion de preuves, mais elle doit être proportionnée ». « L’article 145, c’est effectivement l’aspect le plus délicat pour nous », confirme Patrick Darricarrère, président du tribunal de commerce de Nantes. « Nous insistons beaucoup sur les précautions à prendre avant de déclencher ce qui peut être une bombe. Cela peut aller jusqu’aux ordinateurs personnels ou aux téléphones des enfants », décrit-il.

Ce recours pouvant s’avérer traumatisant, et par souci de ne pas dépasser une ligne rouge, le magistrat insiste sur l’importance de la précision de l’ordonnance. « Le choix des mots clés est primordial, de manière à bien cibler les dossier que l’on va chercher, et éviter de fouiller dans toute l’informatique de l’entreprise visée. La cour d’appel y est très sensible », prévient Patrick Darricarrère.

En vigueur depuis janvier 1976, l’article 145 a été « mis à la mode » dans les affaires de concurrence déloyale par des cabinets d’avocats parisiens au milieu des années 2000. « À l’époque, il y avait peu de garde-fous », se rappelle Roland Rinaldo. Le contrôle de la procédure a depuis été renforcé par la Cour de cassation, qui impose désormais la supervision d’un huissier ou d’un commissaire de justice. « On dispose ainsi d'un outil très performant pour trouver des preuves, tout en préservant les droits des parties concernées », assure l’avocat nantais.

Des procédures longues qui peuvent refroidir les victimes

Le recours l’article 145 présente toutefois deux freins majeurs pour les victimes : le temps, et l’argent. « Le coût du litige est presque doublé. Certains préfèrent poursuivre sans cette étape, même si c’est moins efficace », regrette Roland Rinaldo, qui nous précisera en aparté que les clients hésitent trop souvent à mettre en œuvre cette procédure préalable car ils considèrent - à tort - qu'elle retarde l'issue de leurs procès ; « alors qu'il faut relativiser cet inconvénient au regard des délais pour obtenir une décision de justice définitive en appel, entre 5 et 7 ans en cas d'expertise judiciaire ».

Pour autant, l’avocat assure « qu’un bon 145 est quasiment la certitude d'avoir une condamnation ou d’être le déclencheur d’une solution transactionnelle à l’amiable ». Il le conseille donc systématiquement pour avoir une chance d’obtenir une réparation, dont le montant est, lui aussi, complexe à évaluer.

« Avant même de prendre sa calculatrice, il y a un important travail de contextualisation », confirme Anne Fragné, experte-comptable spécialisée en évaluation financière et commissaire aux comptes. Appuyé par le travail de l’avocat et en sollicitant des entretiens auprès des dirigeants, l’expert cherche « à reconstituer le marché ou évoluent les deux parties, et à réécrire l'histoire de l’entreprise victime ». Identifier les pertes liées à la concurrence déloyale passe nécessairement par une analyse financière complète.

Pour ce faire, l’expert utilise une méthodologie précise pour évaluer si l’entreprise a été victime de l’ensemble des quatre postes de préjudice : les pertes de subies en terme de marge (clientèle, produits, contrats), les pertes liées à des surcoûts exceptionnels (recrutement ou formation de salariés pour remplacer des départs, sollicitation d’un prestataire pour restaurer sa notoriété), la perte de chance (l’entreprise n’a pas pu participer à évènement qui aurait pu lui être favorable, un point difficile à évaluer avec précision), et enfin le préjudice d’image qui peut être externe (logo ou produits copiés) ou interne (démotivation des salariés ou possible difficulté d’embauche).

« L’idée, c’est de remettre l’entreprise dans une situation théorique dans laquelle les actes de concurrence déloyale n’auraient pas eu lieu. En la comparant à la situation factuelle, on peut chiffrer le préjudice financier », résume Anne Fragné.

Comme pour l’article 145, le recours à une telle expertise allonge considérablement les procédures. « Cela dépend du dossier, mais il faut généralement compter entre six mois et un an », glisse la commissaire aux comptes. Pas obligatoire, elle reste vivement conseillée, notamment par Patrick Darricarrère, qui, d’expérience, n’a pas systématiquement à traiter de dossiers aussi précis.

« Lorsque l'affaire se présente devant nous, on a souvent une attestation de l'expert-comptable nous indiquant le chiffre d’affaire de son client et ses pertes. Pour un juge, ça ne vaut pas grand-chose », prévient le président. Bien que le tribunal puisse « lui-même demander une expertise s’il sent qu’il y a véritablement un préjudice », pour l’en convaincre, mieux vaut avoir toutes les balles dans son camp dès le départ.

La médiation comme solution ?

Dépourvus d’expertise financière ou de recours à l’article 145 pour des raisons économiques, certains dossiers de concurrence déloyale aboutissent « à des décisions parfois mal comprises par les clients », reprend Roland Rinaldo. « C’est pour cela qu'on a souhaité ouvrir sur d'autres modes de règlement qui permettraient de répondre d’une manière plus satisfaisante, notamment sur le plan psychologique ».

L’avocat évoque ainsi les MARD (modes alternatifs de règlement des différends). Dans le cas de la concurrence déloyale, la médiation peut être une solution efficace pour régler les litiges. « S'exprimer directement devant un tiers neutre peut permettre de restaurer un dialogue. Cela donne souvent lieu à des échanges virulents, mais qui clarifient les désaccords et les thèmes sur lesquels on doit travailler », constate Anne Fragné.

Elle-même médiatrice, la commissaire aux comptes indique que 70 % des dossiers traités de cette manière débouchent sur une solution. « L’avantage, c’est que la décision appartient pleinement aux deux parties. Elles en tiennent une certaine satisfaction qu’elles n’auraient pas forcément trouvé dans le cadre judiciaire ». Comme quoi, un acte de concurrence déloyale peut parfois se conclure par une poignée de mains.

Elliott Bureau

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