La conflictualité en mer, qui
semblait faire partie d’un chapitre lointain de l’histoire, refait peu à peu
surface. Et pour cause, entre la guerre russo-ukrainienne en mer Noire et les
attaques récentes aux abords du canal de Suez, les stratégies navales et de
réarmement technologique font leur grand retour. Un retour qui concerne tous
les pays, mais également toutes les régions maritimes et océaniques du globe.
Début février, l’Institut des
hautes études de défense nationale (IHEDN) organisait une rencontre avec
Nicolas Mazzuchi, docteur en géographie et chef du pôle stratégie navale et war
gaming au sein du Centre d’études stratégiques de la Marine (CESM). Cette
rencontre était l’occasion d’aborder les grandes thématiques de son livre,
intitulé La confrontation en mer, l’avenir de la stratégie navale, paru
aux éditions du Rocher en novembre 2024. Un livre publié dans un contexte de
bouleversement des équilibres géopolitiques sur terre, mais aussi en mer, symbolisé
par le conflit russo-ukrainien en mer Noire et les attaques de navires par les
Houthis en mer Rouge.
Les mers et les océans sont
aussi le sacro-saint espace qui rend possible le commerce mondial. Ainsi, 90?%
des marchandises sont échangées par voies maritimes, tandis que 92 à 98 % des
données y transitent. « La mer, c’est la ligne de vie économique,
numérique de l’ensemble des sociétés de la planète, que vous soyez un État
côtier ou enclavé », remarque Nicolas Mazzuchi.
C’est pourquoi tous les pays
ont entamé des investissements dans le domaine naval, malgré les coûts humains,
technologiques et industriels qu’ils impliquent. Ce réarmement naval toucherait
ainsi « toutes les régions de la planète, avec des intensités
différentes ». L’Asie du Nord concentre l’une des plus grosses dynamiques,
avec les activités navales intenses du Japon, de la Corée du Sud, de
Taïwan et surtout de la Chine. En effet, il lui faudrait entre 18 et
24 mois pour construire l’équivalent en tonnage de la Marine nationale. Et
ce réarmement naval s’opère également au cœur des autres régions du
monde : en Méditerranée, en Amérique latine, en Asie pacifique, en Asie du
Sud-Est et en Afrique. Même si les États-Unis restent l’un des grands acteurs
historiques du domaine naval, accompagnés par les autres membres de l’OTAN (la France,
le Royaume-Uni, l’Italie), d’autres puissances émergent, telles que l’Inde ou
encore la Turquie. La France, quant à elle, se hisse à la deuxième place des
pays au plus grand territoire maritime, avec quelque 11 millions de km² de
surface. Enfin, l’excellence sous-marine russe « n’est plus à démontrer
», fait remarquer Nicolas Mazzuchi. En invitant le docteur en géographie,
l’IHEDN propose de faire le point sur les mouvements militaires à l’œuvre dans
les espaces océaniques et maritimes, longtemps considérés comme des milieux
sanctuarisés.
La fin de
l’« asstratégie » navale
Pour Nicolas Mazzuchi, le
monde est depuis peu sorti d’une asstratégie navale, c’est-à-dire d’une longue
période d’absence de pensées et de réflexions stratégiques relatives aux forces
navales. « Nous sommes enfin sortis d’à minima 30 ans, voire à maxima,
dans le domaine naval, de pratiquement 70 ans d’asstratégie », martèle-t-il,
tout en citant la définition de la stratégie du général André Beaufre, en tant
que « dialectique des volontés qui utilisent la force pour régler un
différend ». Cette asstratégie navale avait débuté après la guerre
froide, lorsque les Occidentaux étaient persuadés de leur suprématie militaire
en mer. Pour Nicolas Mazzuchi, les forces de l’OTAN ont longtemps considéré qu’elles
avaient engagé de tels niveaux d’investissements technologiques « qu’il
faudrait à un compétiteur des décennies d’investissement pour atteindre ce
niveau ». Une croyance qui a engendré, selon le docteur en géographie,
un « endormissement stratégique naval et une stagnation
doctrinale » des puissances occidentales. Alors qu’à la fin de la
Guerre froide, les pays de l’espace euro-atlantique possédaient une quinzaine
de groupes aéronavals et étaient les seuls à en posséder, ces derniers se sont « endormis »
parce qu’ils « ne croyaient pas en l’ennemi », conclut Nicolas
Mazzuchi.
La mer était ainsi considérée
par les Occidentaux comme un espace à partir duquel il était possible de positionner
des navires militaires afin d’agir vers la terre. « Il reviendra à
considérer que le rôle des marines est de faire du sea-basing, de positionner
des choses en mer, où la mer étant sanctuarisée par les puissances de l’espace
euro-atlantique, il ne peut rien leur arriver », décrit Nicolas Mazzuchi.
Mais ce dernier précise son propos : « Cette ère est
irrémédiablement terminée ». En effet, le chercheur observe une montée
en puissance de nouveaux compétiteurs et de nouveaux acteurs, hors de l’espace
euro-atlantique, tels que la Chine ou l’Inde. Cette montée en puissance a lieu
tant au niveau de leurs capacités technologiques qu’en termes de quantité de
réarmement naval. Elle « amène à ce que cette suprématie et même cette
supériorité des marines de l’espace euro-atlantique soit totalement battue en
brèche », commente Nicolas Mazzuchi. Ainsi, pour le chercheur, la
confrontation en mer doit être repensée puisque les combats de haute mer et les
combats navals ne peuvent plus être relégués aux deux guerres mondiales, et
donc, au passé. L’ère du combat naval est « rouverte » et doit
« être rouverte » intellectuellement afin de se tenir prêts à une
éventuelle menace en haute mer, ajoute l’auteur de La confrontation en mer.
Ainsi, ce dernier préconise de repenser la stratégie navale comme une
confrontation « en mer » et non pas uniquement « depuis
la mer ».
Penser le combat naval
« centaurique »
C’est dans son ouvrage La
confrontation en mer, l’avenir de la stratégie navale que Nicolas Mazzuchi
détaille le concept de « combat centaurique », emprunté à
l’auteur américain Paul Scharre. Selon ce dernier, il ne pouvait pas y avoir de
robot et donc de technologie sans êtres humains. Il en est de même dans le
domaine des technologies navales, selon les réflexions de Nicolas Mazzuchi. « On
a tendance à penser que la technologie précède la stratégie, ce qui est une
erreur », remarque-t-il. Pour le chercheur, le champ technologique et le
champ humain, dans le domaine naval, sont symbiotiques : l’un ne peut
exister sans l’autre et inversement. Pourtant, les forces navales mondiales et
occidentales ont longtemps cru qu’à tout problème militaire, la solution
résidait nécessairement dans la technologie. « Cette fuite en avant
techniciste, qui n’apportait des réponses que par la technique, a abouti à des
erreurs conceptuelles monumentales », développe Nicolas Mazzuchi, avant
de prendre en exemple la faillite des programmes d’armements aux États-Unis,
dans les années 2000. Selon le chercheur, tous les programmes étasuniens de
cette période ont échoué puisqu’ils se basaient sur le paradigme selon lequel les
problèmes stratégiques pourront se résoudre par une réponse technologique.
Ainsi, le programme étasunien Littoral Combat Ship (LCS), qui devait
être un programme à bas coût pour résoudre des problématiques de modularité,
était finalement trop axé sur les équipements technologiques, sans prendre en
compte la question humaine. En conséquence, les navires du programme LCS ont
été mis en service en 2018 pour finalement être retirés en 2023.
Même si elle est à penser en
combinaison avec l’humain et les soldats qui l’utiliseront, la technologie est
tout de même à prendre en compte dans le cadre de réflexions sur les nouvelles
stratégies navales. « Aujourd’hui, les conflits en mer Noire et en mer
Rouge, nous démontrent un certain nombre de paradigmes qui sont majoritairement
liés à un phénomène paradoxal : la nécessité d’augmenter la létalité
(frapper plus, fort plus vite) et en même temps d’être capable de frapper de
manière plus large et plus longtemps », explique Nicolas Mazzuchi. En
effet, les capacités à frapper plus fort, plus vite, plus loin et plus
longtemps relèvent des technologies des armes hypersoniques et des armes à
énergie dirigée. S’ajoutent à ces deux technologies en devenir, la robotique,
telle que les drones aériens, de surface ou encore sous-marins.
Enfin, le chercheur précise
qu’actuellement, la guerre en mer ne s’est tenue qu’à quelques centaines de
mètres de profondeur. Pour rappel, moins de 3% des fonds marins ont été
cartographiés, alors que la profondeur moyenne de l’océan Atlantique s’établit
à 3 300 mètres. « Si demain, vous considérez que le fond des mers
devient un théâtre de confrontations potentielles et où l’on parle de milliers
de mètres, on arrive à des choses totalement différentes d’aujourd’hui », développe
Nicolas Mazzuchi. Le défi naval sera alors d’être capable de connaître, de
surveiller et d’agir au niveau des fonds marins, pourtant très peu connus. C’est
dans ce contexte que pourraient entrer en ligne de compte de nouvelles
technologies, telles que l’intelligence artificielle, la connectivité et la
quantique. Ces futurs outils devront, selon le chercheur, intégrer de nouveaux
milieux d’actions, tels que les fonds marins, les milieux électromagnétiques ou
encore la perception. « C’est probablement dans le domaine humain, dans
la formation des personnels et des responsables, que le défi est plus
important », poursuit l’auteur, en rappelant l’importance de la
symbiose entre humains et technologies. Autant de technologies qui pourraient,
selon le chercheur, bouleverser une fois de plus les équilibres géopolitiques,
avant d’ajouter que « tout le monde est en train d’investir »
dans ces outils technologiques, pour l’heure, prospectifs.
Inès
Guiza