Le 6 décembre dernier, à l’initiative de
l’UNAPL (Union nationale des professions libérales), les professionnels
libéraux de la santé, du droit, des techniques et du cadre de vie se sont
réunis autour d’acteurs sociaux, de responsables politiques et d’experts pour
échanger – en ateliers ou en plénières – sur des problématiques qui
caractérisent leurs secteurs. Le grand débat de l’après-midi – sur lequel nous
avons choisi de nous attarder – a porté sur les valeurs fondamentales du
professionnel libéral en 2020.
Quelles sont les valeurs que portent les professions
libérales, et comment ces dernières ont évolué, selon les métiers, au contact
des nouvelles technologies et de la révolution numérique en cours ? De
plus, comment faire vivre et développer les valeurs intrinsèques des
indépendants ? Telles étaient les problématiques de cette table ronde.
Comme pour la plénière du matin,
Yves Thréard, directeur adjoint de la rédaction du Figaro, a animé la
discussion à laquelle ont participé Nicolas Bouzou, économiste, essayiste,
directeur du cabinet conseil Asteres ; Bénédicte Bury, vice-présidente de
l’ACE (Avocats Conseil d’Entreprise) ; Michel Chassang, médecin, ancien
président de la CSMF (Confédération des syndicats médicaux français) et de
l’UNAPL ; Régis Chaumont, président de l’UNSFA (Union nationale des
syndicats français d’architectes) et Xavier Bertrand, président du Conseil
régional des Hauts-de-France.
Auparavant, Emmanuel Lechypre, journaliste économique
pour BFMTV, a introduit le débat.

Emmanuel Lechypre
QUATRE GRANDES
TENDANCES DU 21e SIÈCLE
Ce dernier a tout d’abord décrit les quatre grandes
tendances qui, selon lui, font que « leurs métiers sont plus importants
qu’ils ne l’ont jamais été ».
La première de ces grandes tendances, c’est le retour
de la proximité. En effet, selon Emmanuel Lechypre, la proximité est une valeur
qui fait un retour en force, pour des raisons économiques et industrielles.
« Vous avez tous entendu
parler de dé-mondialisation, mais ce n’est pas le bon terme. Il faut plutôt
parler de dés-internationalisation des processus de production, ce qui est tout
à fait différent. »
La mondialisation, en effet, ce sont les échanges, la
culture, les flux financiers… Or tout cela ne s'arrêtera pas.
Il faut donc parler de dés-internationalisation. Dans
de nombreux territoires par exemple, des entreprises qui étaient parties ont
décidé de revenir, et d’autres, de ne plus repartir. Elles ont fait ce choix,
car la délocalisation est aujourd’hui devenue un mirage. De fait, les écarts de
coûts de production entre les pays à bas coût de main d'œuvre et les nôtres ont
beaucoup diminué. Au début des années 2000, a précisé Emmanuel Lechypre, le
salarié chinois gagnait 40 fois
moins qu'un salarié français, or, désormais, il ne touche même pas deux fois
moins, et touche parfois, à certains postes, un salaire équivalent.
En outre, quand la mode était à la délocalisation,
beaucoup d'entreprises avaient sous-estimé le coût de la délocalisation
(distance, logistique…).
Le développement croissant de l’innovation participe
également, selon Emmanuel Lechypre, à la dés-internationalisation, car plus le
numérique se développe, plus la menace pesant sur la propriété intellectuelle
est grande.
En outre, du fait de cette révolution numérique, on
est confronté aujourd’hui, selon lui, à « un recul de la production de
masse qui répondait à des besoins standardisés ». Nous nous
dirigeons désormais vers des productions de qualité, à faibles coûts, mais
beaucoup plus personnalisées, ce qui implique pour les entreprises de se
rapprocher des lieux de production.
Le retour des valeurs de proximité rejoint également
les impératifs écologiques dont on parle beaucoup actuellement : « circuits
courts, sobres, de circularité, tout ça sur fond de méfiance généralisée
vis-à-vis de tout ce qui est grand, vis-à-vis de tout ce qui est
technocratique ».
La deuxième grande tendance pour Emmanuel Lechypre,
c'est la montée en puissance de « l'économie de l'usage » ou
« économie de la solution ». Pour le journaliste en effet,
l'économie du 21e siècle, c'est l’économie de « l’être
mieux » qui combine des biens et de services pour offrir la meilleure
solution possible à l’usager. Cette solution, le client n’en est d’ailleurs pas
forcément propriétaire, et souvent il la construit avec l’entreprise, ce qui
est radicalement nouveau.
Par exemple, en termes de transport, pour aller d’un
point à un autre, certains combinent des solutions de transports (covoiturage,
bus, vélib).
Bref, les clients sont aujourd’hui des usagers de ce
qu’ils utilisent, d’où les notions de personnalisation et l'individualisation
des services. Pour Emmanuel Lechypre, cette économie de la solution, c’est
exactement ce qui caractérise les professions libérales.
La troisième tendance, pour le
journaliste économique, concerne la dynamique territoriale.
« La France des gilets jaunes qu'on décrit
comme coupée entre des métropoles dynamiques, des campagnes dépeuplées et des
banlieues à l'abandon, ça ne correspond pas à la réalité des chiffres. »
En effet, beaucoup de petites villes font mieux que
les grandes en termes d’emplois (de manière relative évidemment).
Ce sont, en outre, les banlieues
des grandes villes qui ont été les principales zones créatrices d'emplois en
2017, a précisé le journaliste.
« Il n’y a donc
absolument pas de fatalité au déclin économique des territoires »
a-t-il soutenu. De nos jours, en effet, le développement des territoires n’est
plus déterminé par la géographie, le climat, les ressources naturelles ou la
main d'œuvre. « Aujourd'hui, vous pouvez produire à peu près n'importe
quoi, n'importe où » a-t-il ajouté, avant de citer OVH à Roubaix, et
les usines de composants électroniques de haute technologie à Montmirail.
Ce qui est vrai, en revanche,
c’est qu’il existe des villes comparables qui ont des performances économiques
divergentes.
Ces trajectoires très diverses sont surtout liées à la
capacité ou non d'un territoire à créer des maillages entre les acteurs du
territoire (acteurs publics, chefs d'entreprise), a expliqué le journaliste en
s’appuyant sur les propos de l’économiste Pierre Veltz, qui développe cela dans
son ouvrage La France des territoires.
De plus, ce n’est pas entre
les territoires qu’on trouve les plus grandes inégalités, mais au sein
de certains territoires, et notamment des métropoles. C’est dans ces dernières
que l’on trouve les plus grands écarts entre les plus aisés et les plus
défavorisés.
La quatrième tendance concerne la
dynamique sociale. « On vit dans un pays où, au-delà de la géographie,
vous avez des élites qui sont en train de faire sécession », a affirmé
Emmanuel Lechypre, qui s’est appuyé sur l’analyse de Jérôme Fourquet, auteur de
L’archipel français. Aujourd’hui, a expliqué le journaliste, les élites
ont atteint une certaine taille critique pour vivre en quasi autonomie du reste
de la société.
« Les gilets jaunes,
c'est quand même cela aussi : une coupure entre ces gens qui pensent être
des gens d'en bas et des élites d'en haut. » « Aujourd’hui,
les uns ne parlent plus aux autres et c’est ça qui nous menace »
a-t-il ajouté.
S’adressant aux professionnels
libéraux, il a enfin affirmé : « Vous êtes des gens extrêmement
bien formés et diplômés, qu’on appelle des "anywhere", mais
vous êtes aussi enracinés dans les territoires ; vous êtes donc
parfaitement placés pour jouer un rôle fondamental. Vous êtes les acteurs de
cette cohésion sociale ».
Ces propos introductifs ont ensuite nourri le débat
qui a suivi.

Régis Chaumont, Bénédicte Bury, Nicolas Bouzou, Xavier Bertrand,
Michel Chassang et Yves Thréard
VIVRE ET
TRAVAILLER LÀ OÙ ON VEUT
« Vivre, travailler et s’épanouir là où l’on en a envie,
est-ce possible aujourd’hui ? » a demandé Yves Thréard à Xavier
Bertrand, qui s’est exprimé en premier.
« Oui, cela est possible si l’on change la
politique d’aménagement du territoire »
a répondu celui-ci.
En effet, selon lui, il faut s’interroger : y
a-t-il une fatalité à voir les métropoles continuer à se développer pour
devenir des mégapoles, ou bien existe-t-il un modèle français qui repose
sur une autre forme d'équilibre entre les métropoles et les villes
moyennes ?
« Je ne veux pas casser les métropoles, mais
je pense que notre pays peut permettre à beaucoup de gens de vivre là où ils
ont envie de vivre » a affirmé le président du Conseil régional des
Hauts-de-France.
Mais pour vivre où l’on veut, il faut d’abord y
trouver du travail. Or, est-on capable d’en trouver dans ces zones-là ?
« La France est-elle
condamnée à n’être qu’une "start-up Nation" ou bien pense-t-on
que l’industrie a toujours de l’avenir et que les services, y compris les
services liés à l’industrie, ont de l’avenir ? » s’est
interrogé Xavier Bertrand.
La plupart des élus de grandes villes ont pour unique
ambition de devenir des turbines dans la tech ou dans le numérique, a-t-il
expliqué. Prenant l’exemple de Lille, Xavier Bertrand a démontré qu’au cœur de
cette grande métropole, on trouve tout ce que l’on veut : technologie,
immobilier à bas prix, bureaux, métros… Les start-up viennent s’y installer
sans difficulté.
En revanche, si on veut que des activités de services
s’établissent près d’une ville comme Maubeuge, par exemple, cela semble plus
compliqué.
C’est pourquoi Xavier Bertrand a déclaré, « ce
que je veux pour certains secteurs d'activité, c’est pouvoir utiliser le levier
fiscal pour que ces entreprises fassent ce choix-là ». Puis cedernier
a précisé : « Pour quelqu’un qui veut aller au cœur de Lille, il
n’y pas besoin d’argent public, mais pour les autres si. Donc si quelqu'un
décide de s'installer à côté de Maubeuge je veux pouvoir lui faire 3, 5 ou 7 ans d'exonération
totale. »
À ceux qui lui feraient remarquer
qu’il perdrait alors de l’argent, Xavier Bertrand a affirmé qu’il leur
répondrait être un élu « qui préfère les emplois que les impôts »,
et avoir des emplois tout de suite et des impôts plus tard.
En ce qui concerne la question de
l’habitat, pour Xavier Bertrand, le problème est que la plupart des aides
d’État comme le dispositif Pinel privilégient les zones tendues, c’est-à-dire
le cœur des métropoles, là où de toute façon les investisseurs iront
s’installer.
En outre, dans les zones
détendues, il n'existe pas de levier fiscal, ni même de levier pour la
réhabilitation.
Pour le président du Conseil
régional des Hauts-de-France, il faut également cesser d’appauvrir ces zones en
transports ferroviaires. Conserver des trains qui vont peut-être un peu moins
vite, mais ne surtout pas démanteler le territoire.
« Je pense qu'une autre
politique d’aménagement est possible, d'ailleurs dans ma région, je lancerai au
premier trimestre une agence d'aménagement du territoire » a-t-il
annoncé.
Se tournant ensuite vers le
docteur Michel Chassang, le directeur adjoint de la rédaction du Figaro
a demandé pourquoi, dans les zones rurales, alors qu’il existe pourtant des
politiques volontaristes pour faire venir des médecins, on est face à des
déserts médicaux.
« Les déserts médicaux
résultent d’une raréfaction de l’offre de santé médicale »
a expliqué l’ancien président de l’UNAPL. « Il fut un temps, a-t-il
poursuivi, où l’on considérait que l'offre favorisait la demande, on a donc
considéré que si l’on diminuait l'offre et le nombre de médecins formés, on
diminuerait alors la consommation et donc la dépense, ce qui serait bon pour
l'assurance maladie. »
Pour ce dernier, nous devons actuellement gérer les
conséquences de ce qui a été décidé il y a quelques années, c’est-à-dire un
déficit du nombre de médecins.
En outre, il existe des inégalités en termes de
répartition géographique des médecins. Ceux-ci sont naturellement plus proches
des métropoles que des zones rurales.
« Il faut dire aussi que
le choix de l'installation d'un médecin dépend aussi de ceux qui
l’accompagnent » a expliqué Michel Chassant, « or, ces
derniers ont souvent une famille, ils s’installent donc en fonction de cela ».
Enfin, les médecins font la
plupart du temps partie des couches sociales supérieures de la société. C’est
pourquoi ils sont souvent citadins.
« Ils n'aspirent donc pas
de façon volontaire à s'installer dans une zone rurale dont ils ne connaissent
rien. »
En revanche, les médecins, vont
plutôt s'installer dans les endroits qu'ils connaissent, où leurs enfants
pourront faire de bonnes études : « quand vous devez les
scolariser à 50?km voire plus, et qu’ils doivent prendre un transport en
commun tous les matins, le choix du lieu de vie est vite fait ».
Enfin, pour le médecin, nous
vivons dans une société où les gens vivent entre eux. Ils ont besoin de cela
pour exister, et pour se reconnaître.
« Ce qui est vrai
cependant, a-t-il continué, c’est que les professionnels libéraux sont
les seuls cadres qui rencontrent les individus au quotidien. » Le
médecin par exemple connaît les foyers, le cadre de vie des gens qu’il soigne…
« Quand on voit comment certaines personnes vivent, croyez-moi on comprend
mieux la société », a déclaré Michel Chassang. « Dans une
société ô combien fracturée, les professionnels libéraux, notamment les
professionnels de la santé, sont le ciment et constituent un maillon essentiel »
a-t-il affirmé.
Bref, si malgré les aides de la
part des municipalités il y a toujours des déserts médicaux, c’est que la
solution n’est pas financière, a continué l’ancien président de l’UNAPL. En
effet, les médecins gagnent mieux leur vie dans les zones rurales que dans les
grandes métropoles, car la demande y est plus forte.
Dans les campagnes, en effet, la
population est vieillissante et consomme plus. En ville, il existe une
concurrence assez féroce qui peut s’exercer de cabinet à cabinet, mais aussi à
l’intérieur même des cabinets.

Yves
Thréard
FRACTURE
TERRITORIALE : EXPLICATIONS ET SOLUTIONS
Pour résoudre tous ces problèmes, la solution
serait-elle de lancer une nouvelle DATAR (Délégation interministérielle à
l'aménagement du territoire et à l'attractivité régionale) ? a ensuite
demandé Yves Thréard à Nicolas Bouzou.
Ce dernier a été catégorique.
« Pas du tout » a-t-il déclaré, sûr de lui, puis
d’expliquer : « ce phénomène de concentration, de métropolisation
est malheureusement assez naturel et consubstantiel au capitalisme du 21e siècle.
C’est ce qu'on appelle la troisième révolution industrielle. »
En effet, a-t-il expliqué, au 20e siècle,
quand il y avait une zone de richesse avec de grandes usines, ces dernières
dispersaient leur richesse autour d’elles.
La troisième révolution industrielle, qui se
caractérise surtout par une économie de services, fonctionne totalement à
l’inverse. Les zones de richesse aspirent la richesse tout autour.
L’économiste a pris l’exemple de San Francisco, aux
États-Unis, où l’on trouve des individus richissimes et d’autres aux marges,
parce que les prix de l'immobilier y est tellement élevé qu’il crée un filtre
colossal entre les individus.
Bref, « si l’on juge que ce phénomène n’est
pas équitable géographiquement, il faut mener des politiques très ambitieuses
pour le freiner », a préconisé Nicolas Bouzou.
Cela ne passe certainement pas par une nouvelle DATAR,
mais par un nouvel acte de décentralisation, a expliqué l’économiste. Autrement
dit, qu'il faut donner davantage de responsabilités aux pouvoirs locaux en assumant
le fait que certains présidents de région seront plus talentueux, et
parviendront mieux à développer leur territoire que d’autres.
« La politique de développement territorial
doit se faire au niveau territorial avec des responsabilités définies et y
compris avec une dose d'autonomie fiscale » a précisé Nicolas Bouzou.
Pour ce dernier, il est en effet
urgent que l’on choisisse en France la façon dont les collectivités locales
seront financées : soit comme le système allemand (des grosses dotations garanties
par la Constitution) ; soit comme le système américain ou suisse, avec une
autonomie fiscale encadrée. Par exemple, ça serait la région des
Hauts-de-France qui déciderait de son taux de CSG. « Il faut choisir
car sinon, on entrave le développement économique local » a conclu
Nicolas Bouzou.
La différenciation fiscale peut-elle s’appliquer dans
un pays ultra centralisé comme le nôtre ? s’est cependant interrogé Yves
Thréard.
« Je crois à ce levier fiscal » lui a répondu
Xavier Bertrand. « Un pays comme la France a besoin d'un État, mais
d'un État qui ne s'occupe pas de tout. On a besoin de revoir la relation entre
l'État et celles et ceux qui créent de la valeur, de la richesse et de
l'emploi, c’est-à-dire les entreprises et les entrepreneurs. »
Il faut donc permettre, selon lui, un droit à la
différenciation, notamment sur la question de la fiscalité.
Prenant l’exemple de sa région, il a expliqué que
celle-ci est, pour la deuxième année consécutive celle qui a attiré le plus
d'investissements internationaux dans l'industrie.
Cependant, en termes d’emplois,
« on est entré dans une logique de la dernière chance »,
a-t-il regretté. « Je suis donc prêt à jouer cette carte de la
différenciation que j’ai proposée au gouvernement. »
Si cette différenciation fiscale
profite à un territoire, cela profitera à l'ensemble du pays. Il pourrait donc
y avoir moins d’inégalités.
Comment se situe la France, par
rapport à ses voisins, concernant la fracture territoriale ? a ensuite
demandé Yves Thréard à ses invités.
Pour Nicolas Bouzou, cette
fracture territoriale existe partout dans le monde car elle est « consubstantielle
à l'économie contemporaine ». Elle se traduit cependant de façon très
différente.
Prenant l’exemple du Brexit, l’économiste a expliqué
que ce sont en général les territoires périphériques des villes qui ont voté
pour. Ce n’était donc pas du tout Londres contre la province comme on a pu le
lire dans divers journaux.
Au cœur de Manchester, par exemple, la population a
largement voté « remain », mais un tout petit peu plus loin,
c’est le « leave » qui l’a remporté.
Si on prend l’exemple des USA, ce phénomène de
fracture territoriale est beaucoup plus grave qu’en France, a déclaré Nicolas
Bouzou. On assiste à une baisse globale de l'espérance de vie. Pour le célèbre
économiste Angus Deaton, cité par Nicolas Bouzou, cette baisse concerne les
populations blanches de 50 ans qui vivent dans l’Amérique périphérique,
qui ont souffert de dés-industrialisation, et de déclassement. Ces populations
meurent d'overdose, d'alcoolisme et de suicide.
« Aujourd’hui vous n’avez aucun pays qui a
réussi complètement à se prémunir contre ça » a insisté Nicolas
Bouzou. « Mais il y a des choses à faire. Cette problématique du
développement économique endogène dans les territoires, c'est absolument majeur »
a-t-il ajouté.
Celui-ci a en outre évoqué la question du télétravail
qui, selon lui, est une très bonne chose., d’abord parce qu’il oblige les
individus à se faire confiance, ensuite parce que le télétravail permet de
travailler pas seulement de chez soi, mais de n’importe où.
« On aide ainsi les gens à concilier leur vie
professionnelle et leur vie personnelle. Si on fait cela, alors on aura
démontré que les démocraties libérales sont vraiment le meilleur système pour
vivre, car elles sont capables de générer de la prospérité juste. »
La discussion s’est ensuite tout naturellement
déplacée autour des thèmes du télétravail, de la numérisation et de l’IA.
TÉLÉTRAVAIL,
NUMÉRISATION ET INTELLIGENCE ARTIFICIELLE
La révolution numérique n’éloigne-t-elle pas certaines
professions libérales de leurs clients, les avocats du justiciable par exemple,
donc finalement ne génère-t-elle pas moins de proximité ?
Pour Bénédicte Bury, grâce à la numérisation et à la
dématérialisation, les avocats sont plus souples sur le plan géographique.
Toutefois, « la profession est toujours dotée
d'un nombre très important de barreaux en dépit de la révision de la carte
judiciaire ».
« Avec la dématérialisation, on peut faire les
choix de vie que l’on veut. Les jeunes iront là où la décentralisation se fait »,
s’est réjouie l’avocate.
Certes, un certain nombre de tâches des avocats vont
être standardisées, certaines n’ont en effet pas besoin d’être gérées
humainement, et pour Bénédicte Bury, il est essentiel de les identifier. Il
faut selon elle rester très vigilant sur la nature de ces tâches, car dès lors
qu’une relation de proximité est nécessaire, la standardisation est à
proscrire.
En ce qui concerne l'intelligence artificielle, pour
l’avocate, il faut déterminer la manière dont on va se positionner par rapport
à ces machines et outils, qui d’ailleurs n’empêchent pas une relation de
proximité.
Pour Régis Chaumont qui s’est ensuite exprimé, le
télétravail – qu’il a en grande affection – est une grande chance pour
réaménager le territoire. Pour ce dernier, en effet, « ce n’est pas la
décentralisation qui va permettre de réaménager le territoire ». La
décentralisation, selon lui, va seulement concentrer des pouvoirs politiques à
des endroits donnés.
Pour faciliter le travail dans les territoires, il est
urgent pour lui de développer le télétravail. D’ailleurs celui-ci fait partie
intégrante de sa vie : « J'habite Aix-en-Provence et j'ai mon
agence à Manosque. Je suis expert à la cour d'appel d’Aix et je navigue dans
des centaines de petits villages provinciaux totalement désertés. Et en même
temps, je viens régulièrement à Paris. »
Depuis longtemps déjà, le président de l’Union
nationale des syndicats français d'architectes (Unsfa) voudrait que l’on mette en place en France des
villages de télétravail. « Un village de télétravail, c’est avoir le
lieu qui nous convient, pouvoir y aménager et reconstruire un petit bourg,
avoir son bureau bien identifié, cela nécessite aussi d’avoir de bons moyens de
transport. »
« Cela ne marchera pas pour tout le monde, a-t-il
reconnu, mais pourquoi ne pas essayer ? Nous avons vendu des trentaines
de villages de télétravail en Espagne. »
Cependant, « le
télétravail peut-il marcher pour un professionnel comme le médecin ? »
a demandé Yves Thréard à Michel Chassang.
Pour ce dernier, le travail à
domicile ou télémédecine a des limites.
En effet, a-t-il expliqué, parmi
les valeurs des professions libérales certaines sont essentielles comme la
déontologie, la confidentialité, l’indépendance… mais également la nécessité de
fournir une prestation individuelle adaptée à la situation de chacun des
clients et patients.
C’est pourquoi, a estimé Michel
Chassang, la télémédecine a des limites quand il s'agit de prendre en charge un
patient inconnu par exemple. En effet, « on travaille sur le matériel
humain et ce matériel humain fait appel aux cinq sens. Vous n'avez rien compris
dans le fonctionnement d'un patient si précisément vous n’avez jamais vu cette
personne, sa manière de vivre… car tout cela influe considérablement sur le
diagnostic » a-t-il expliqué.
Quant à l’intelligence
artificielle, celle-ci soulève d’autres problèmes, selon lui. L’IA va notamment
entraîner une révolution dans la plupart des professions libérales.
« Il y a des métiers que
nous exerçons aujourd'hui qui vont disparaître » a affirmé l’ancien
président de l’UNAPL. « Et malheureusement nous sommes sous dépendance
américano-chinoise totale sur ce sujet-là » a-t-il regretté.
« Nous avons des
années-lumière de retard par rapport à ce qui se fait. Nous allons donc mettre
notre société sous emprise chinoise ou américaine, et on va être amené à
prendre en charge des individus qui n'ont pas du tout la même culture que ceux
qui produisent cette intelligence artificielle. Et ça, c'est un vrai danger »
a-t-il mis en garde.
Bénédicte Bury a jugé que pour
tirer le plus possible profit du télétravail, il fallait trouver un
équilibre entre des lieux de réflexions (par exemple le cabinet) et le lieu où
l’on reçoit. Il faut en tout cas garder cette relation individuelle, cette part
d'humanité qui ne peut être remplacée par l'intelligence artificielle, a-t-elle
considéré.
Alors que le télétravail est très
apprécié par Régis Chaumont, ce dernier a déclaré être très sceptique, voire
hostile, face à l’IA.
« L’intelligence
artificielle est une catastrophe pour notre métier. Désormais, on va pouvoir
concevoir un plan d'aménagement en allant pomper à gauche à droite, grâce à des
systèmes informatiques qui vont nous piquer toutes nos données. »
Quant au télétravail, pour lui
aussi, celui-ci a des limites : « en tant qu’architecte, je suis
obligé d'aller voir le terrain, de ressentir et de voir les choses. Par contre,
ensuite je travaille sur team viewer. Ainsi, le maître d’ouvrage est à
100 km travaille derrière son écran et moi aussi, et nous avons une
qualité d’échanges qui est parfois supérieure à celle que l’on aurait dans mon
bureau, car lui aussi a son écran. »
Pour conclure le débat, Yves
Thréard a questionné ses invités sur leur vision de l’avenir, et leur a demandé
de « donner une note d’optimisme ».
L’AVENIR DES
PROFESSIONS LIBÉRALES
Cependant, pour le docteur Chassang, il n’y a pas de
quoi se réjouir : « Je suis inquiet, car la société va mal, et
cela engendre la peur.
Il faut se méfier de la peur, car sinon on risque de vivre les derniers moments
de démocratie, avec l’arrivée de régimes plus autoritaires. »
Selon l’ancien président de l’UNAPL, il est également
essentiel de changer de paradigme : l’humain doit passer en premier,
notamment dans le domaine du travail. Cela passe par la conciliation vie
personnelle, familiale et professionnelle. En effet, a-t-il ajouté,
« on a beaucoup disserté sur le vivre plus longtemps, mais on parle peu
ou pas assez de la qualité de la vie or c’est ce qui compte ». C’est
pourquoi selon lui, « la transition numérique peut être une chance
précisément pour qu'on revienne à la notion fondamentale de la qualité de la
vie ».
Nicolas Bouzou a pour sa part
affirmé que le salut des professions libérales ne viendrait pas des valeurs,
mais de l’efficience et du rendement, « parce que les gens aujourd'hui,
ils sont en demande de résultats et d'efficacité ».
à son sens, il est donc essentiel de se demander comment être complémentaire
de grandes organisations comme Google, et autres GAFA.
Pour parvenir à s’en sortir,
« les professions libérales ne doivent pas être seules »
a-t-il préconisé, car « il va falloir consentir à des investissements
dans de nombreux domaines technologiques. Ces derniers seront lourds, et la
seule solution sera de mutualiser les coûts. »
Très optimiste, Bénédicte Bury a
déclaré que les professions libérales étaient « une chance pour
les jeunes. La quête d'autonomie, la quête d'horizontalité, la quête de sens,
la quête de flexibilité, tout ça les professions libérales peuvent l’offrir aux
jeunes. »
En outre, pour l’avocate, comme
pour Nicolas Bouzou, les professions libérales devront à l’avenir mutualiser
leur savoir-faire pour s’en sortir.
Régis Chaumont a quant à lui
assuré que les professions libérales seraient indispensables dans la société à
venir : « Nous sommes de formidables observateurs de la
société ; nous savons l’observer et pouvons apporter de nouvelles idées
pour faire avancer les choses. » Puis d’ajouter un peu amusé :
« Et pourquoi pas construire des facultés dans des stations de ski, il
y a de la place ».
Enfin, Xavier Bertrand a conclu
le débat en faisant un résumé des propos échangés lors de cette table
ronde : « Si vous voulez que les gens vivent là où ils ont envie,
il faut qu'il y ait un certain nombre de services ou activités de commerce, pas
seulement dans les villes moyennes, mais également dans les bourgs, les
centres… ».
Le président du Conseil régional
des Hauts-de-France a affirmé qu’il fallait également encourager ceux qui
mènent des politiques d’aménagement qui vont dans ce sens, en faisant notamment
évoluer la fiscalité.
Il est enfin indispensable, pour
ce dernier, de ne pas céder à la tentation de l’uniformisation, mais de
conserver « cette dimension humaine qui fait la différence dans nos
sociétés ».
Quant à la concurrence exacerbée,
il faut s’en méfier, car « à un moment donné, on peut basculer dans
d'autres systèmes ».
Bref, pour le président du
Conseil régional des Hauts-de-France, « ce n’est pas en faisant la peau
des professions libérales qu'on fera des économies. On aura simplement changé
ce qui fait la particularité de notre modèle français ».
Maria-Angélica Bailly