JUSTICE

DOSSIER. Violences intrafamiliales : vers des ITT de 30 ans ?

DOSSIER. Violences intrafamiliales : vers des ITT de 30 ans ?
Le procureur général près la cour d'appel de Poitiers a décidé d'en finir avec les ITT
Publié le 16/07/2024 à 08:00

Bien que crucial à la procédure pénale, le certificat d’incapacité totale de travail soulève des interrogations sur sa capacité à rendre compte du trauma subi par les victimes de violences psychologiques ou sexuelles. A Poitiers, territoire en pointe sur les VIF, légistes et magistrats ont dressé l’inventaire des dysfonctionnements de cet outil et ouvert la porte à des expérimentations ambitieuses.


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En avril dernier, à Savigny-le-Temple, une femme de 33 ans victime de violences conjugales et de menaces de mort de la part de son mari se voyait prescrire 530 jours d’incapacité totale de travail (ITT) par le médecin de l’unité médico-légale. Une première en la matière, qui témoigne des 13 années de sévices subies par la victime. Pour autant, au bout de ce délai, la victime aura-t-elle vraiment guéri de cette épreuve ?

Cette situation révèle l’ambiguïté relative à la quantification légale de la souffrance dans le cadre des violences intra-familiales (VIF) : peut-on réellement poser une durée sur le trauma psychologique d’une victime ? Et comment adapter la prescription d’ITT à des enfants témoins ou victimes de violences au sein de leur cercle familial, qui subissent souvent les conséquences de cette maltraitance bien des années plus tard ?

Débattues à l’occasion d’un séminaire à la cour d’appel de Poitiers, ces questions ont rassemblé médecins-légistes et magistrats spécialistes des VIF dont les retours d’expérience, unanimes, révèlent les failles d’une qualification surtout adaptée aux violences physiques.

L’ITT à géométrie variable

Le cas de Mme E., 47 ans, illustre bien l’inadéquation entre le concept d’ITT et la réalité des blessures psychiques liées aux VIF. Reçue en consultation médicolégale, elle expose les violences psychologiques répétées de la part de son ancien compagnon : depuis deux ans, l’homme lui impose du chantage au suicide, l’appelle et lui écrit régulièrement, cache des lettres sous son paillasson et tente de rentrer en contact physique avec elle.

Malgré les dégâts psychiques constatés chez la victime (anxiété réactionnelle, sentiment d’insécurité avec état d’hypervigilance et conduites de vérification, troubles du sommeil…), le certificat fait état de 0 jour d’ITT, attestant d’une « absence de gêne dans la réalisation des actes de la vie », relate Julia Dutripon, responsable de l’unité d’accueil des victimes de violences du centre hospitalier de Niort. La définition de l’ITT est ici appliquée à la lettre, et par conséquent ne reflète pas la souffrance pourtant manifeste de la victime.

Car si l’ITT couvre aussi bien les violences physiques que psychologiques, elle n’est prescrite qu’en cas d’impossibilité pour une personne d’effectuer ses tâches professionnelles et personnelles (s’habiller, dormir, manger…).  Or, l’ITT est un élément capital de la procédure pénale puisque, selon qu’elle est inférieure ou supérieure à huit jours et selon la nature volontaire ou involontaire de l’infraction, les poursuites seront de nature différente.

Un an plus tard, Mme E. est revue en consultation médicolégale à la suite d’un nouveau dépôt de plainte. Son état psychique a évolué et a entrainé la mise en place d’un traitement médicamenteux adapté. « La patiente ne sort quasiment plus de chez elle seule, se fait tout le temps accompagner de ses filles et essaie d’éviter son propre logement », indique Julia Dutripon. L’ITT est alors revalorisée à « supérieure à 30 jours ». Ce grand écart avec le premier diagnostic, pour des faits similaires, révèle tout le flou qui entoure cette certification.

Déterminer ce qui ne peut l’être

« Une ITT de 30 jours donne-t-elle une juste notion d’une perte totale de sa liberté ? », s’interroge même Gwenola Joly-Coz, première présidente de la cour d’appel de Poitiers et grande ordonnatrice du séminaire. La réponse est évidente, le travail du médecin légiste pour parvenir à un chiffre juste, beaucoup moins. Afin de déterminer l’ITT, l’expert doit au terme d’un simple entretien être capable de lister toutes les conséquences sur le plan psychique de la victime.

Si le temps de guérison d’une fracture du bras peut être facilement évalué à partir du temps de consolidation nécessaire à l’os, la tâche s’avère plus ardue pour des troubles suicidaires par exemple, a fortiori lorsque le fonctionnement quotidien de l’individu se poursuit en dépit du profond mal-être. « Les enfants victimes d’inceste continuent d’aller au collège ou à l’école, même s’ils s’automutilent ou qu’ils se sentent en permanence en insécurité », commente Mélanie Voyer, psychiatre et médecin légiste au CHU de Poitiers.

« Les enfants victimes d’inceste continuent d’aller au collège ou à l’école »

- Mélanie Voyer, psychiatre au CHU de Poitiers

L’ITT révèle ainsi son manque de pertinence lorsqu’elle tente de déterminer des conséquences qui, par principe, sont indéterminables. L’exposition aux VIF entraine en effet l’apparition de symptômes variés qui reflètent des comorbidités enchevêtrées, causées par des atteintes narcissiques et du stress post-traumatique. Ces symptômes entrainent des risques de dépression (plus de 50% des femmes victimes de violences selon l’Académie nationale de médecine) et de suicide ou de tentatives de suicide.

Le problème de la quantification immédiate du dommage psychique se pose avec encore plus d’acuité pour les enfants victimes ou témoins de VIF. Le climat de peur qui entoure ces agissements et le verrouillage de la parole des enfants peuvent provoquer des dérégulations profondes de leur fonctionnement, aussi bien relationnelles que physiologiques, puisque les VIF altèrent également les systèmes immunitaire et inflammatoire.

À l’âge adulte, bien après d’éventuelles premières constatations, ces profils auront plus de chance de présenter des troubles psychiatriques, des comportements addictifs et des problèmes de santé lourds. Selon la psychiatre Mélanie Voyer, la durée de vie des victimes de VIF durant leur enfance est même raccourcie de 20 ans, en comparaison avec un individu qui n’aurait pas subi les mêmes traitements.

« Mettez un maximum de choses dans les certificats »

Du côté des magistrats, l’incompréhension est palpable. Certains dossiers de VIF qu’ils examinent comportent encore 0 jour d’ITT malgré les traumatismes subis par les victimes. « On rêverait d’un certificat d’au moins trois lignes ! », s’exclame l’un des participants au séminaire.

« J’ai été habituée à des certificats médicaux de médecins légistes très complets [dans lesquels] on expliquait les doléances et les blessures de la personne, relate une magistrate. Je m’appuyais réellement sur ces documents. Aujourd’hui, j’ai changé de juridiction et le travail à réaliser est immense. Les certificats de certains de mes dossiers ne sont absolument pas satisfaisants. »

Plusieurs magistrats regrettent par exemple de recevoir des documents développés uniquement sur les aspects physiques des blessures, les contraignant à demander une expertise psychologique complémentaire à une unité médico-légale.

« Alimentez-nous ! Mettez un maximum de choses dans les certificats, demande la première présidente de la cour d’appel de Poitiers, Gwenola Joly-Coz, à l’adresse des experts médico-légaux. Dans le cas contraire, nous sommes obligés d’interpréter ou de rester avec de nombreuses interrogations. Plus les conséquences sont détaillées, mieux on peut comprendre la gravité du sujet. C’est essentiel pour nourrir notre conviction. »

Pour les médecins, « la peur des conséquences pénales et ordinales »

Du côté des médecins légistes, on explique ce manque d’exhaustivité dans les certificats par des raisons structurelles liées au parcours de soin. Les urgentistes, en première ligne dans la constatation des traumas physiques et psychiques à la suite de VIF et donc pourvoyeurs d’ITT, « n’ont pas forcément le même temps que nous pour évaluer les patients », contextualise la médecin légiste Julia Dutripon.

Les médecins généralistes, en leur qualité de médecins traitants de la famille, se retrouvent eux aussi directement confrontés aux violences au sein de la famille. Mais malgré leur connaissance parfois intime de la situation de leurs patients, ils font preuve d’une implication variable dans la prescription d’ITT pour raisons psychologiques et dans la précision de leur rédaction.

Dans une thèse soutenue en 2019, le docteur lorrain Pierre-Olivier Vignon relève que les ITT psychologiques fixées par les médecins généralistes sont parfois sous-estimées. Conduite auprès de 14 praticiens, son enquête fait par ailleurs état de plusieurs freins à la prise en compte, à leur juste valeur, de ces incapacités.

« La peur des conséquences pénales et ordinales est majeure et empêche le médecin de dépasser le seuil pénal des huit jours en présence d'un psychotraumatisme, écrit Pierre-Olivier Vignon. L'évaluation psychologique, essentiellement fondée sur l'interrogatoire, peut conduire à une méfiance du praticien envers les dires du patient. Le besoin de preuves peut le conduire à adopter une attitude d'enquêteur ou de juge. »

Conscient des limites du certificat délivré par le médecin généraliste, un magistrat regrette qu’une « espèce de culture s’est instaurée » au sein de la justice qui voudrait que les ITT délivrées par ces praticiens soient considérées par les professionnels du droit comme « suffisantes ». D’où, selon des participants au séminaire, l’impératif pour l'autorité judiciaire d’intervenir dans la formation des professionnels de santé.

Propositions chocs

L’inadéquation entre ITT et VIF est d’autant plus saillante qu’elle s’articule avec d’autres faiblesses dans la prise en charge des victimes, comme des délais trop longs entre la survenance d’une agression sexuelle et la visite médico-légale dans le cadre d’une hospitalisation, souligne la psychiatre Mélanie Voyer. L’élément temporel a logiquement un impact sur l’appréciation du professionnel dans sa prescription, tant par sa précocité ou le retard qu’il peut admettre. Et donc sur les conclusions que pourront en tirer les magistrats.

« Nous avons besoin de la description des conséquences physiques, physiologiques et psychologiques »

- Éric Corbaux, procureur général près la cour d'appel de Poitiers

Inadapté, inefficace, voire trompeur… Faudrait-il bannir les ITT des procédures pénales pour VIF ? C’est en tout cas la décision qu’a pris le procureur général près la cour d’appel de Poitiers, Éric Corbaux, qui cessera de les demander aux médecins-légistes dans le cadre de violences sexuelles. « Nous avons besoin de la description des conséquences physiques, physiologiques et psychologiques, mais pas d’ITT, uniquement justifiées dans le cadre d’infractions qui nécessitent cette précision pour être pénalement qualifiées », estime le magistrat.

La première présidente de la cour d’appel de Poitiers, Gwenola Joly Coz, avance aussi une proposition choc : « Notre communauté ne pourrait-elle pas tenter l’ITT de 30 ans, en collaboration avec les légistes ? Essayons pour voir ! », s’enthousiasme la juge. Elle mentionne également la possibilité de trouver une « nouvelle formulation, avec l’ITT fixé à X jours, et une partie dédiée à des conséquences qui s’inscrivent sur une durée réelle ». Ou bien pourquoi pas aligner la durée de l’ITT sur celle des violences subies ? Peu importe la proposition qui sera retenue, une chose est sûre pour les professionnels réunis à Poitiers : l'évaluation du trauma des victimes doit changer.

Laurène Secondé

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