La
semaine dernière, Étienne Madranges nous contait Shakespeare. Cette semaine, il
nous raconte un lecteur et admirateur du barde anglais, Jules Verne, juriste de
formation, qui fut comme l’écrivain britannique contraint de fréquenter les
juges, mais qui, lui, contrairement au natif de Stratford-upon-Avon, gagna son
procès… après avoir été l’objet d’une tentative de meurtre perpétrée par son
neveu.
Jules
Verne naît à Nantes le 8 février 1828 dans une famille de juristes. Son père
est avoué à Nantes et son grand-père Gabriel Verne est juge au tribunal de
Provins. Verne, parfois orthographié vergne, est l’un des noms que l’on donne à
l’aulne glutineux, arbre feuillu de la famille des bétulacées, parfois emblème
de renaissance, car il verdit très tôt.
Lors
de son baptême, sa tante prédit qu’il sera poète, malicieux et tendre. À l’âge
de 9 ans, il étudie le latin. Véritable meneur, on le décrit comme le roi de la
cour de récréation. Dans ses cahiers, il dessine des machines volantes et des
navires.
A la
demande de son père, il étudie le droit à Paris et rédige une thèse, car Pierre
Verne lui destine son étude d’avoué. Il lui arrive de se priver de nourriture
pour acheter des livres, dont tout Shakespeare (il mettra plus tard un buste de
Shakespeare sur la cheminée de sa chambre). Il fréquente Alexandre Dumas et
s’intéresse à la chiromancie.
Il
publie en 1850 sa première œuvre, une pièce en un acte intitulée « Les
pailles rompues ». Travaillant comme clerc surnuméraire, il refuse de
s’inscrire au barreau de Nantes et de reprendre l’étude de son père. Il devient
secrétaire d’un théâtre lyrique à Paris.
Il se
marie en 1857 avec l’amiénoise Honorine de Vianne. Le couple s’installe à
Amiens en 1871 et y acquiert en 1882 un hôtel particulier construit par un
notaire, la Maison de la Tour. Il y restera 18 ans.
La Maison de la Tour, demeure de Jules Verne à Amiens, désormais musée ©
Étienne Madranges
Il entreprend
divers voyages à l’étranger. La publication par son éditeur et ami Hetzel de
son roman « Cinq semaines en ballon » est un succès
international. Dans la série « Les voyages extraordinaires »
riche de 62 romans, la publication en 1872 de son roman « Le tour du
monde en quatre-vingt jours » lui confère une célébrité planétaire. Il
sera rapidement l’écrivain français le plus traduit dans le monde.
Sa
renommée universelle est telle qu’il reçoit un jour chez lui une canne à
pommeau d’or que lui envoie la Ligue anglaise impériale des jeunes garçons (The
Boys empire League) à titre de témoignage d’admiration et d’estime.
Tentative
d’assassinat ?
Le 9
mars 1886, en fin d’après-midi, Jules Verne rentre de son Cercle dans sa maison
d’Amiens. Il est alors victime de deux coups de feu. Se dirigeant vers son
agresseur, il a la surprise de découvrir son neveu Gaston Verne porteur d’un
revolver. L’écrivain avait beaucoup d’affection pour ce neveu qui l’avait
accompagné lors de voyages, mais le jeune homme, âgé de 26 ans, souffrait de
troubles mentaux et avait réussi à s’enfuir de l’endroit où il était sous
surveillance. Jules Verne remet son neveu aux médecins et se garde bien de
déposer plainte, entourant cette affaire du plus grand silence… malgré quelques
fuites dans la presse.
Seul
Paul Verne, frère de Jules et père du tireur, obtient de ce dernier une
explication selon laquelle le jeune Gaston aurait voulu attirer l’attention sur
son oncle afin qu’il entrât enfin à l’Académie française (malgré plusieurs
candidatures et de nombreux soutiens, il n’y entrera jamais).
Une
balle a atteint la jambe de Jules Verne et ne peut être extraite, ce qui
contraint l’écrivain à claudiquer et à souvent rester chez lui. Il n’ira
d’ailleurs pas aux expositions universelles. Il s’ancre dans la vie picarde en
devenant en 1888 conseiller municipal d’Amiens. Il ne se rendra à Paris que
pour le procès que lui intente Eugène Turpin.
Le grenier de la Maison Jules Verne à Amiens avec des machines inspirées des
romans de l’écrivain et en haut à droite, en incrustation, l’une des
nombreuses assiettes réalisées sur le thème des aventures extraordinaires ©
Étienne Madranges
Jules
Verne, pasticheur de personnages vivants
En
1885, le chimiste Eugène Turpin, un inventeur original au chapeau melon et aux
moustaches recourbées, découvre un explosif puissant, adopté peu après par les
autorités militaires françaises sous le nom de mélinite. En 1891, Turpin est
accusé d’avoir vendu son invention à l’étranger. Il est condamné et incarcéré
puis gracié. L’affaire fait grand bruit.
En
1896, Jules Verne publie un roman d’anticipation intitulé « Face au
drapeau » dans lequel il met en scène un savant fou qui, méprisé par
la France, livre à une puissance étrangère un engin de guerre
« autopropulsif » redoutable, le Fulgurateur. Il s’inspire à
l’évidence de Turpin.
Le bureau de Jules Verne à Amiens, dans lequel il a écrit nombre de ses romans
© Étienne Madranges
A la
lecture de cet opus, Eugène Turpin, fou de rage de servir de modèle au héros du
roman, constatant que ce personnage romanesque a le même âge que lui et se
retrouve en détention, que l’arme foudroyante décrite est identique à la
sienne, intente un procès pour diffamation à Verne et à son éditeur Hetzel.
L’affaire est jugée à Paris par la 9e chambre correctionnelle, spécialisée
dans les affaires de presse et de diffamation, présidée par le vice-président
Raoul Richard, ancien procureur à Melun.
Turpin
explique que Verne l’a représenté sous les traits les plus noirs en lui prêtant
des sentiments qui portent la plus grave atteinte à son honneur et à sa
considération. Il demande 50 000 francs de dommages-intérêts (ce qui
correspondrait à des millions d’euros à l’heure actuelle), la suppression des
passages litigieux dans le livre et l’insertion du jugement dans 50 journaux.
Pas moins ! Il est défendu par Henri Coulon, avocat du syndicat
professionnel des artistes et avocat de l’Opéra-comique.
Le
Figaro du 10 octobre 1896 évoque un « procès sensationnel » et la
convocation de 200 témoins. Verne nie farouchement toute ressemblance (y
compris lors de ses conversations avec son avocat) entre son héros de roman,
l’inventeur Thomas Roch, et l’inventeur Turpin (il avouera le contraire plus
tard).
Le
ministère public, représenté par le substitut Georges Lecherbonnier (un
corrézien, ancien avocat secrétaire de la conférence qui sera plus tard
directeur des affaires civiles et du sceau et finira sa carrière comme
procureur général près la Cour de cassation), conclut au rejet de la demande de
Turpin.
Concernant
les plaidoiries, toutes subtiles, la presse évoque des assauts d’éloquence. Le défenseur
de l’auteur, Raymond Poincaré, âgé de 36 ans, qui a déjà été trois fois
ministre (il défendra plus tard Courteline*), démontre avec talent l’absence
totale de ressemblance entre le plaignant et le livre. La 9e chambre correctionnelle du tribunal de la Seine déboute Turpin le 9 décembre
1896 dans un jugement très motivé.
On
peut lire dans « La Lanterne » du 5 janvier 1897 :
« M. Turpin, l’illustre inventeur de la mélinite, s’est aperçu que pour
soulever du bruit dans le monde, il vaut mieux faire parler les avocats que la
poudre… L’hostilité de Turpin est devenue évidente : c’est la jalousie
professionnelle. En poursuivant Jules Verne (qu’il n’a pas atteint), il s’est
attaqué non pas au romancier mais à l’inventeur ».
Turpin
fait appel. Il ne se présente cependant pas devant la chambre des appels
correctionnels de la cour de Paris, présidée par Albert Harel, ancien avocat
général et ancien procureur à Versailles. Dans son arrêt rendu le 8 mars 1897,
la cour confirme le jugement de première instance : « il ne peut y avoir de diffamation
de la part du romancier qui a donné à la physionomie d’un personnage purement
imaginaire certains traits empruntés à des personnes de la vie réelle, pourvu
qu’il ait agi sans esprit de dénigrement et sans intention de nuire ; que
la lecture attentive de Face au drapeau ne permet pas de découvrir cette
intention délictueuse, qui semblerait d’ailleurs inconciliable avec le passé
littéraire et l’élévation du talent de Jules Verne ». On sent dans ces
derniers mots un certain parti pris en faveur de Verne !
La
cour retient en outre non sans humour qu’il existe une différence fondamentale
entre le personnage fictionnel et le plaignant : le premier est fou alors que
le second a toutes ses facultés mentales…
La
jurisprudence est donc claire. De même que les faits divers et les affaires
criminelles peuvent inspirer des romans policiers, l’auteur d’un roman peut
d’emparer de faits notoires et de personnes connues dans le cadre d’une œuvre
d’imagination. La publicité du fait divers est plus forte qu’une éventuelle
atteinte à la vie privée.
Cette
jurisprudence devait inspirer en février 2000 le tribunal de Paris dans une
affaire où les parents d’une jeune femme ayant souffert du syndrome de
Münchhausen attaquaient l’auteur d’un roman policier relatant des faits
identiques à ceux vécus par leur fille poursuivie pour une tentative
d’infanticide avec des détails issus de la procédure judiciaire. Le tribunal a
débouté les parents et donné raison à l’auteur.
Mais
les juges, au cours du XXe siècle, ont parfois tranché en sens
inverse. Pour réaliser en 1988 son premier film « La vie est un long
fleuve tranquille », le réalisateur Etienne Chatiliez s’est inspiré
d’un fait divers réel survenu à la maternité de Roubaix en août 1950. Le
personnel de la maternité avait interverti deux nouveau-nés, un garçon de la
famille P. et une fille de la famille D.. S’apercevant de l’erreur quelques
heures plus tard, les aides-soignantes avaient voulu rectifier leur erreur.
Curieusement, Madame P. avait refusé et affirmé que la fille était bien son
enfant, alors qu’elle avait accouché d’un garçon. Des procès et des querelles
entre les deux familles devaient s’enchaîner jusqu’en 1964.
Voulant
mettre en scène un scénario librement inspiré de ce fait réel, le cinéaste, ayant eu l’occasion de connaître une artiste ayant
pour nom de scène Groseille, avait recruté pour son film une actrice
ressemblant à cette artiste et avait donné le nom de Groseille à une famille
présentée comme oisive et vulgaire.
L’artiste ainsi
pastichée a attaqué le cinéaste. Le tribunal l’a déboutée au motif qu’aucun
élément précis ne permettait son identification. Mais en appel, la cour a
infirmé ce jugement, constatant que le film dénigrait la requérante. En
novembre 1990, la Cour de cassation a par un arrêt de rejet définitivement
donné raison à la requérante, retenant que l’identification de celle-ci était
inévitable à travers le personnage du film et que le cinéaste avait dès lors
commis une faute.
Jules Verne a eu
beaucoup de chance de faire prévaloir sa notoriété et de séduire les juges
alors qu’il était évident qu’il avait d’une certaine façon ridiculisé Eugène
Turpin en le transformant en héros fou de « Face au drapeau ».
L’une des célèbres couvertures originales de l’éditeur Hetzel et la mappemonde
offerte à Jules Verne sur laquelle il travaillait, exposées à la Maison Jules
Verne à Amiens © Étienne Madranges
Définir
Jules Verne ? Le meilleur épilogue est une phrase de sa petite nièce et
biographe, Marguerite Allotte de La Fuÿe, fille du bâtonnier de Nantes Pierre
Pichelin : « Toute son œuvre est un duel entre la raison et les
forces aveugles, entre l’archange et le dragon, duel dont il semble à ce
logicien que le Créateur des mondes fera sortir victorieusement cette faible
humanité, à laquelle, au sortir de l’Eden, il donnera cette consigne :
prenez possession de la Terre et dominez-la ».
Étienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 218
* voir à ce sujet notre 205ème chronique
Les 10 empreintes
d’histoire précédentes :
• Pourquoi Jules Verne se trouve-t-il devant le tribunal
correctionnel en 1896 ? ;
•
Comment Shakespeare, le barde anglais aux 39
pièces, aborde-t-il le thème de la résurrection ? ;
• Il avait conçu les écluses du canal de Panama,
pourquoi Gustave Eiffel est-il incarcéré à la Conciergerie en 1893 ? ;
• Pourquoi l'archevêque de Paris et le premier
président de la Cour de cassation par intérim ont-ils été fusillés le même jour
? ;
•
Quel archichancelier "court-sur-pattes"
ne fut jamais à court d'idées ? ;
• Pourquoi le Taj Mahal, monument de l'amour
éternel, menacé par le chironomus calligraphus, est-il au cœur de procès à
répétition ? ;
• Quel peintre lombard impulsif et ténébriste,
sauvé de la prison par un ambassadeur de France, a fait d'une prostituée une
vierge ? ;
•
Quel écrivain, prix Nobel de littérature, est
représenté la plupart du temps entouré de papillons jaunes ? ;
• Quel rapport y a-t-il entre la montre bisontine
la plus chère du monde et le puits initiatique de Sintra ? ;
• Par quel caprice d'avocat, l'architecte catalan
Gaudi a-t-il commencé sa carrière sous le règne d'un ancien élève du collège
Stanislas ? ;