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EMPREINTES D'HISTOIRE. Pourquoi le président Pompidou voulait-il mettre une autoroute dans un lit ?

EMPREINTES D'HISTOIRE. Pourquoi le président Pompidou voulait-il mettre une autoroute dans un lit ?
Canal Saint-Martin, Paris. © Étienne Madranges
Publié le 19/05/2024 à 07:00

Il fait intimement partie de l’histoire de la capitale au charme de laquelle il concourt. Et pourtant, il a bien failli disparaître. Notre chroniqueur évoque ici le canal Saint-Martin, cette voie d’eau flegmatique à l’élégant parcours qui servira le 26 juillet prochain, jour de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques d’été de la XXIIIe Olympiade, à acheminer la flamme allumée le 16 avril à Olympie vers la Seine pour son dernier parcours en provenance de Seine-Saint-Denis à l’issue de son itinéraire hexagonal et ultramarin.

Même si l’idée agite les esprits depuis le XVIe siècle, c’est le Consul Bonaparte qui décide de créer un canal destiné à approvisionner les Parisiens en eau potable et qui fait entreprendre dès 1802 les travaux de creusement.

Un lit privé puis un lit public

Le canal Saint-Martin, dont la construction et la gestion sont confiées à une entreprise privée, est inauguré en 1825 par le roi Charles X. Il faut, pour réaliser cette voie d’eau considérée comme indispensable, vingt années de creusement, de déblais, d’excavations, de nivelage, de terrassement. Il faut affronter des conditions climatologiques redoutables comme le terrible hiver 1819-1820 pendant lequel le gel est insupportable en France au point que tous les orangers de Nice sont détruits.

En 1860, la première passerelle, dite des Douanes, est construite au moyen de l’assemblage de trois arcs en fonte moulée. En 1861, la ville de Paris devient propriétaire du canal et de toutes ses infrastructures, désormais gérés en régie.

Un lit que le président Pompidou voulait assécher

En 1966, le Premier ministre Georges Pompidou impose un plan routier qui porte son nom et fait créer à Paris un axe ouest-est. Il inaugure en décembre 1967 la voie sur berge Pompidou, longue de plusieurs kilomètres le long de la rive droite de la Seine. Il se réjouit de la création du périphérique de Paris qui sera inauguré après des années de travaux en 1973 par Pierre Messmer.

Elu en juin 1969 chef de l’Etat avec plus de 58% des voix, le président Pompidou demeure résolument tourné vers le progrès et le modernisme. Il lance le projet de TGV et inaugure l’autoroute A6. Normalien et agrégé de lettres (il avait obtenu un premier prix de version grecque au concours général pendant sa scolarité), il installe des œuvres contemporaines au Palais de l’Elysée, faisant entrer sous les lambris dorés du palais présidentiel deux toiles du cubiste Delaumay, fondateur du mouvement orphiste, et un tableau du tchèque Frantisek Kupka, pionnier de l’abstraction. Il décide de la création du Centre à Beaubourg qui portera son nom.


Le canal Saint-Martin à Paris. © Étienne Madranges

Après l’axe ouest-est parisien, il veut doter la capitale d’un axe autoroutier ou tout au moins routier nord-sud. Dès lors, la survie du canal Saint-Martin semble sérieusement compromise. Car c’est bien dans le lit du canal vidé de son eau que l’on va construire l’indispensable chaussée.

L’idée de combler le canal remonte aux années 50. Le projet commence à prendre forme au début des années 60, au moment où le volume des marchandises transportées par les péniches commence à décroître sensiblement.

Le 23 décembre 1963, les conseillers municipaux de Paris, ville à l’époque sans maire et sous tutelle, adoptent le principe de l’axe routier. Un mémoire préfectoral en dessine les contours : destruction d’immeubles avec l’expropriation de plus de 2600 logements, entre 6 et 8 voies de circulation allant de la porte d’Aubervilliers à la porte d’Italie, réalisation d’infrastructures… Des crédits sont débloqués en 1964.

On comprend mal comment des élus et des hauts fonctionnaires ont pu imaginer que l’axe ainsi retenu serait favorable à l’amélioration de la circulation alors qu’il était évident que de nombreux véhicules en transit éviteraient le périphérique pour traverser Paris tout droit. La suppression d’un joli plan d’eau agréable était en outre un non-sens écologique.

La mort du canal est donc définitivement programmée et votée en décembre 1967 à l’issue d’un débat animé lors duquel des réticences ont été exprimées. Adieu péniches, chalands et molussons. Adieu mariniers, bateliers et débardeurs.

Les conseillers municipaux, se méfiant cependant des escobarderies administratives, demandent in fine qu’il n’y ait pas de destructions. La volonté « bitumière » de Georges Pompidou triomphe. On préfère le ballet mécanique à la flânerie, les accélérations et les freinages au discret bourdonnement des hélices.

Mais l’opinion publique s’émeut. Remplacer un canal tranquille par une route à 6 ou 8 voies, c’est remplacer un ruisseau par un fleuve en crue dans un océan de bruit ! Des associations opposées au projet entament des actions énergiques. Les amoureux de Paris veulent garder un plan d’eau sur lequel les périssoires succèderont aux vraquiers.

En décembre 1971, revirement soudain ! Le conseil municipal, sensible aux arguments des opposants, attentif à l’idée d’un meilleur aménagement du territoire et au développement de la navigation de plaisance, décide d’abandonner l’axe nord-sud et renonce à l’assèchement du canal. Le préfet de Paris attend 1973 pour renoncer lui aussi de son côté au projet. Le bon sens triomphe enfin. Le souffle des promeneurs va pouvoir remplacer les gaz d’échappement promis.


Si le projet proposé dans les années 60 avait abouti, les jolies écluses auraient disparu et le bitume aurait recouvert le lit du canal vidé de son eau pour établir un nouvel axe routier nord-sud dans Paris. © Étienne Madranges

Des lits de camp amenant des enfants devant le tribunal

En 2007, l’association « Droit Au Logement » et l’association « Les enfants de don Quichotte » installent des tentes pour les SDF et les migrants le long du canal. Certaines sont offertes par Médecins du Monde. 374 familles sont ainsi logées dans des conditions précaires de camping urbain. D’autres tentes seront installées sur les quais de Seine.

Les riverains protestent en raison des nuisances occasionnées. Le ministère public engage des poursuites sur le fondement de l’article R 644-2 du code pénal : « Le fait d'embarrasser la voie publique en y déposant ou y laissant sans nécessité des matériaux ou objets quelconques qui entravent ou diminuent la liberté ou la sûreté de passage y compris les ordures ou les déchets est puni de l'amende prévue pour les contraventions de la 4e classe ».

En décembre 2008, le tribunal de police de Paris condamne les associations. « Droit Au Logement » se voit infliger une amende globale de 12 000 euros (une amende par tente), et les tentes des « Enfants de don Quichotte » sont judiciairement confisquées.


En 2007, l’association « Les enfants de Don Quichotte » installe une centaine de tentes au bord du canal Saint-Martin afin d’héberger des SDF. © Étienne Madranges

Un lit encombré, un lit outragé mais un lit… libéré !

A Paris, même hors période olympique, on aime bien faire les lits au carré. Tous les 15 ans environ, on vide donc le canal Saint-Martin pour nettoyer, récurer, sonder, et pour renforcer les étanchéités. Le dernier grand nettoyage après retrait total des eaux remonte à 2016. L’opération draine de nombreux visiteurs !

Le fond de son lit semble atteint d’érysipèle. Les découvertes y sont souvent insolites. Les incivilités transforment parfois un pimpant cours d’eau en poubelle.


L’assèchement du canal, ici en 2016, laisse apparaître les objets jetés les plus divers. © Étienne Madranges

Un lit douillet désormais bien bordé… pour un canal qui va participer à l’Olympiade

Le canal Saint-Martin est plus que jamais un lieu touristique, un but de promenade, un lieu d’histoire et de souvenirs cinématographiques avec son célèbre « Hôtel du nord ». Un lieu enfin récréatif ! Ses écluses ravissent petits et grands. Ses passerelles sont prises d’assaut aux heures de musarderie collective.

Lieu de tournage (« Le clan des Siciliens », « Le fabuleux destin d’Amélie Poulain », « Maigret » …), il continue à attirer les cinéastes et les documentaristes.

Les mouettes rieuses y poussent leur cri rauque. Au paradis des sansonnets, tandis que les humains sifflotent, les étourneaux pisotent ! Tanches, gardons et carpes s’y reproduisent. Quelques brochets et silures s’y prélassent.

En 2022, la passerelle de la Grange-aux-Belles est renommée Passerelle Arletty, en hommage à l’actrice (1898-1992, née Léonie Bathiat) connue pour sa célèbre réplique dans le film « Hôtel du Nord » de Marcel Carné : « Atmosphère ! Atmosphère ! Est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ? ». Mais aussi connue pour son autre réplique (en réalité due à Henri Jeanson) : « Mon cœur est français mais mon cul est international » lorsqu’elle est poursuivie pour « collaboration horizontale » à la Libération et brièvement incarcérée à la Conciergerie puis à Drancy pour avoir été enceinte d’un officier allemand pendant l’occupation et avoir avorté pendant le tournage du film « Les Enfants du Paradis » de Carné et Prévert.


L’Hôtel du Nord, la passerelle Arletty, un bateau sortant de l’écluse située sous la passerelle. © Étienne Madranges

Le pont tournant de la Grange-aux-Belles continue son office. La Grange-aux Belles, nom d’une rue et d’un quartier, était jadis en réalité la grange aux pelles, une ferme transformée en auberge galante.

Le canal est inscrit sur la liste des Monuments historiques, de même que la façade caractéristique de l’Hôtel du Nord.


Une écluse du canal Saint-Martin en fonctionnement. © Étienne Madranges

Le port de l’arsenal situé au bout du canal, qui constitue un point de départ ou d’arrivée pour les croisières fluviales, accueille, avec ses 180 places, chaque année 1500 bateaux de 26 pays. Des festivals sont organisés au bord du canal, tel « Ménage ton canal », festival écolo-ludique. La baignade y est autorisée à certaines époques.

Écluses, passerelles, pont tournant, immeubles, tournages, idylles, murmures discrets… le canal Saint-Martin conserve une petite part de mystère et reste, quand tombent les feuilles automnales dans l’eau verte, un livre à feuilleter.


À la belle saison, nageurs, plongeurs et farceurs s’en donnent à cœur joie. © Marie-Laure Touzet

Le 26 juillet 2024, les éclusiers du canal Saint-Martin ressentiront sans doute une émotion particulière en permettant le passage de la flamme olympique finissant son périple dans la Ville-lumière en empruntant le canal après sa traversée séquanodyonisienne. La flamme passera sous la passerelle des Douanes, appelée passerelle du Temple, dans un Paris véritable passerelle vers l’exploit sportif devenu pour un été le Temple du sport mondial.

Étienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 224


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