Après ses dernières
chroniques sur les peintres Yves Klein, Rosa Bonheur et Gustave Courbet,
Etienne Madranges rend hommage à un autre artiste, Guillaume Gillet, certes
peintre de talent à ses heures, mais beaucoup plus connu comme architecte d’une
part des lieux carcéraux et de l’école de la magistrature à Bordeaux et d’autre
part de l’étonnante église de Royan que l’on vient admirer du monde entier… un
architecte qui, fait rarissime, est inhumé dans cette église.
Il naît en 1912 à l’abbaye de
Chaalis, dans l’Oise, un domaine ayant appartenu au célèbre couple
Jacquemart-André, offert par Nélie Jacquemart* à l’Institut de France. Son père
Louis Gillet, académicien, historien de l’art, en est en effet le conservateur.
La chapelle Sainte-Marie au cœur du domaine possède l’une des très rares
chaires à prêcher extérieures de France (voir ci-dessous).
A gauche
l’abbaye de Chaalis (Oise) et sa chaire à prêcher extérieure, à droite (pour
illustrer le thème) celles de Vitré (Ille-et-Vilaine) et de Guérande
(Loire-Atlantique) © Étienne Madranges
Inscrit aux Beaux-Arts à
Paris dans l’atelier d’Auguste Perret, il devient architecte en 1937.
Mobilisé en 1939, il est fait
prisonnier par les Allemands qui l’envoient avec 2500 officiers à l’Oflag VI-A
à Soest, en Westphalie, où il restera jusqu’à la Libération et où il conçoit
une splendide chapelle, la Chapelle Française dédiée à Saint Pierre-ès-liens,
lieu de prière, de méditation et de regroupement patriotique.
Peintre de talent, il obtient
le Grand Prix de Rome en 1946 et passe plusieurs années à la Villa Médicis. Il
revient à Paris en 1949.
Le premier grand chantier de
celui qui est né dans une abbaye cistercienne est la construction de l’abbaye
bénédictine de Tournay dans les Hautes-Pyrénées. Il imagine ensuite à Caen un
grand château… mais c’est un château d’eau. Il se lance dans la construction de
grands ensembles d’immeubles.
L’église Notre-Dame de Royan
En 1955, il entreprend de
construire ce qui restera son œuvre phare, l’église Notre-Dame de Royan, en
Charente-Maritime. Un chef-d'œuvre absolu. La ville, autrefois gaie et
désinvolte, a été rasée pendant la guerre, grièvement blessée par le napalm.
Les autorités ont décidé de remettre la cité debout, en particulier en érigeant
« un symbole de la ville-debout » et en l’ancrant dans la
modernité.
Église
Notre-Dame de Royan (Charente-Maritime), et la pierre tombale de Guillaume
Gillet à l’intérieur. © Étienne Madranges
Au moment où Gillet commence
son chantier, son ancien maître des Beaux-Arts, Auguste Perret, fort de sa
précédente réalisation en béton de l’église Notre-Dame de Le Raincy
(Seine-Saint-Denis) en 1922, achève la construction de l’église en béton
Saint-Joseph à Le Havre (Seine-Maritime), autre chef-d'œuvre absolu.
Gillet emploie de multiples
techniques innovantes. Il dessine même les verrières non figuratives. Le béton
supplante partout les pierres enliées.
Ce qui devait être une simple
église paroissiale imposante et visible est en réalité une élégante cathédrale
futuriste de béton brut (voir image) aux formes harmonieuses et au décor
raffiné dont le clocher culmine à 60 mètres, qui domine la cité balnéaire en
jaillissant de son sol. Elle en est devenue le symbole. Elle constitue aussi un
amer pour les navigateurs voguant sur l’océan Atlantique.
L’académicien François
Mauriac, auteur d’« Une vie de Jésus », en découvrant le
copurchic édifice en compagnie de Gillet en 1960, la décrit comme « un
grand vaisseau sombre se dressant au-dessus de cette exposition universelle
qu’est le nouveau Royan, bâtiment de haut bord aux noires voilures déchiquetées ».
André Malraux l’admire :
« Ici, tout est élan, rigueur, rudesse, austère beauté. La pénombre
chante l’insaisissable, le divin, variable et constant comme la mer ».
Des ornements exceptionnels
s’y adjoindront, telle en 1958 l’exceptionnelle verrière du chœur de Claude
Idoux en dalles de cristal de Baccarat**, participant à ce renouveau de
l’esthétique des édifices religieux. Notre-Dame de Royan, qui peut accueillir 2000
fidèles, vaut à son concepteur une renommée mondiale.
Gillet construit par la suite
deux autres églises, aux formes originales, mais moins monumentales.
Les tripales de Gillet
Architecte des bâtiments
civils et des palais nationaux, conseiller au ministère de la Justice à partir
de 1959, Guillaume Gillet devient l’architecte des prisons. Il construit les
établissements pénitentiaires de Fleury-Mérogis, Muret, Gradignan et agrandit
Fresnes.
A gauche la
maison d’arrêt de Fleury-Mérogis (Essonne), à droite en haut la prison de
Gradignan (Gironde), en bas celle de Muret (Haute-Garonne). © Étienne Madranges
Il réalise de 1964 à 1968 à
Fleury-Mérogis (Essonne), en trois ans et demi, la plus grande maison d’arrêt
de France et d’Europe, avec trois entités (hommes, femmes, jeunes) pouvant
accueillir dès le début plus de 3000 détenus, associant le gigantisme carcéral
et la cohérence des nécessités de la vie en milieu clos : détenus,
personnels, rapports humains, gestion des flux, sécurité.
Une conception polygonale
très standardisée favorise la construction de plusieurs tripales, ensembles de
trois bâtiments reliés entre eux, dans un projet très abouti que Gillet
proposera également aux autorités de Ryad (Arabie Saoudite).***
L’aspect sécuritaire est
gommé des façades et rendu discret, mais renforcé, les fenêtres sont repensées
dans leur format. L’encellulement individuel est au cœur du dispositif.
Fleury-Mérogis et ses tripales sont le témoin d’une architecture carcérale novatrice
pendant les Trente Glorieuses.
En 1968, Gillet
déclare : « Nous vivons un âge d’or de l’architecture ».
L’École nationale de la
magistrature (ENM)
Lorsque l’on confie la
construction de l’ENM à Guillaume Gillet, il est l’architecte des prisons et
des églises. Et il vient de rejoindre en 1968 comme académicien l’académie des
Beaux-Arts.
Il sait qu’on attend des
auditeurs de justice, futurs magistrats, qu’ils sachent utiliser à bon escient
la prison et qu’ils exercent un véritable sacerdoce en ayant foi dans l’homme
et dans la loi. C’est donc avec enthousiasme que l’architecte des prisons et
des églises se lance dans la conception d’une école pour les juges.
Il construit de 1969 à 1971 à
Bordeaux (Gironde) le bâtiment de l’ENM**** sur le site du château du Hâ, un
fort édifié en 1453 par Charles VII, rasé en 1835, dont il reste deux tours, un
site ayant hébergé une prison jusqu’en 1967. L’architecte adopte une conception
audacieuse, esthétique et fonctionnelle, et intègre ce bâtiment contemporain
dans son environnement historique.
L’historique Tour des Minimes
deviendra salle de conférences. Un beau déambulatoire présentant des voûtains
couverts de lambris acajou, une pelouse et une pièce d’eau agrémentent
l’ensemble. À l’époque, on prévoit des promotions annuelles d’une centaine de
futurs magistrats. On ne peut pas savoir que la promotion 2023 sera forte de
380 auditrices et auditeurs !
Le sommeil éternel dans
« sa » maison de Dieu
Est-ce pour prendre son
envol ? Gillet entreprend en 1975 son dernier grand chantier, l’aéroport
de Lyon-Saint-Exupéry. Puis il se consacre essentiellement à la peinture.
Il décède en 1987 et est tout
d’abord enterré dans un cimetière. En 1996, sa veuve, Rose Gillet, ancienne
professeure d’histoire de l’art, obtient le transfert de son corps dans
« son » église*****, Notre-Dame de Royan. Il y est inhumé dans le bas-côté,
sous une simple dalle de pierre portant l’inscription « HANC DEI DOMUM
CONCEPIT, « Il a construit cette Maison de Dieu ».
Le curé de Notre-Dame,
Pierre-Etienne Pillot, fait part de son émotion lors de cette inhumation dans
l’église : « Contemplons ici le jaillissement de la terre vers le
ciel où confluent l’imagination et la technique, la sensibilité et la rigueur…
la fuite exigeante des lignes verticales tenue dans la douceur ovale de
l’enveloppement des galeries… le jeu harmonieux des pleins et des vides, des
ombres et de la lumière, ab oriens usque ad occasum… Contemplons cet
élan fou de l’esthétique… ».
Guillaume Gillet ?
Académicien, fils et petit-fils d’académicien. Architecte passionné et engagé
aux projets judicieux et consensuels. Un artiste créatif élégant et disponible,
altruiste jusqu’à l’oblativité. Un penseur du carcéral comme du théologal,
bâtisseur éclairé de lieux pénitentiaires pour l’application ferme de la loi et
de lieux de prière pour la célébration sereine de la foi !
Étienne
Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 208
* Nélie Jacquemart, veuve
d’Édouard André, homme politique et riche collectionneur, décédée en 1912, a
légué tous les biens du couple et toutes leurs collections à l’Institut de
France
** c’est le même Claude Idoux qui a réalisé les verrières en cristal de
l’église Saint-Rémy à Baccarat (Meurthe-et-Moselle)
*** le projet de Ryad n’aboutira pas
****L’École nationale de la magistrature de Bordeaux a été inaugurée en
décembre 1972 par le Garde des Sceaux René Pleven
***** Auparavant, seul l’architecte Jean-Germain Soufflot avait été inhumé dans
l’église qu’il avait construite, l’Église Sainte-Geneviève à Paris (actuel
Panthéon)