Après nous
avoir emmenés en Espagne avec Gaudi, Etienne Madranges nous fait rester ici en
péninsule ibérique à la découverte des idées créatives d’un avocat portugais
auquel on doit quelques merveilles. Il est ici question d’une célèbre montre
astronomique et d’un étonnant puits initiatique... de quoi alimenter notre
imaginaire et nous suggérer de voyager avec lui !
Une montre d’exception
On trouve à Besançon (Doubs)
au musée du Temps une montre exceptionnelle riche de 228 grammes d’or ciselé,
composée de 975 pièces (ci-dessous), la montre Leroy 01. Véritable
minuscule horloge astronomique de poche, elle donne l’heure dans 125 villes du
monde et vingt-quatre complications lui permettent de prévoir les années
bissextiles, les phases de la lune, d’afficher les cartes du ciel tant à
Lisbonne que dans l’hémisphère boréal et dans l’hémisphère austral, de servir
de baromètre, d’hygromètre, d’altimètre, de boussole, de thermomètre…
L.
Leroy et Cie, Montre ultra compliquée Leroy 01, 1904, inv. 1957.1.1 © Besançon,
musée du Temps, Pierre Guenat
Elle révèle même le Grand
Chien et le Petit Chien dans le ciel de Lisbonne et le Centaure et l’Hydre dans
le ciel de Rio de Janeiro. Raquetterie, barillet de grande sonnerie, étoile et
limaçon des heures ou des minutes y sont particulièrement soignés.
Son couvercle en or porte le
Temps ou la Mort, grande faucheuse avec sa faux, et les Moires, ces trois
divinités grecques du destin associées aux cycles cosmiques, Clotho la fileuse
qui symbolise la vie, Atropos l’inflexible qui tient les ciseaux, présidant aux
derniers moments de la vie, et Lachésis la fatidique ou la répartitrice tenant
le fuseau représentant le sort de chacun.
Conçue en 1897 par l’horloger
franc-comtois de prestige Louis Leroy, elle a tout de suite été considérée
comme la plus rare, la plus compliquée*, la plus chère des montres-gousset. Elle
devait indiquer « tout ce que la science et la mécanique permettent de
réaliser dans une montre », fruit de la meilleure bienfacture (pour
reprendre un mot cher aux horlogers suisses voisins) des artisans.
C’était en outre une sorte de
réponse prestigieuse à « la montre du pauvre ». Car en 1867,
l’horloger suisse d’origine allemande Georges-Frédéric Roskopf avait inventé la
montre « La Prolétaire » dite la « montre du pauvre »,
quatre fois moins chère que les montres classiques, composée de seulement 57
pièces, non protégée par un quelconque brevet, pas spécialement destinée aux
faquins mais plutôt à ceux qui n’ont pas les moyens.
La somptueuse montre Leroy 01
est faite pour illustrer l’écoulement du temps.
Un puits incroyable
La Quinta de Regaleira**
est un domaine de plusieurs hectares à Sintra (Portugal). Son propriétaire s’est
adressé en 1898 à un architecte italien, Luigi Manini, véritable scénariste qui
partage le même idéal, et lui a confié la conception dans la démesure d’un
incroyable ensemble de jardins mystérieux, de cascades, de bâtiments, d’espaces
qui font penser à Dante et sa Divine Comédie, aux templiers, aux alchimistes
médiévaux. La construction de l’ensemble aux édifices manuéliens aura duré 15
ans, de 1898 à 1912.
Grottes, sculptures,
monstres, animaux divers, personnages fantaisistes, sol et sous-sol, obscurité
et lumière, terre et eau, une cascade et ses tritons mis en scène par ces deux
esthètes de la nature romantique, paysagistes de la trame du temps, s’enchaînent,
s’enchevêtrent, se succèdent, se superposent, s’y complètent. Le tortueux
semble s’y complaire avec l’extravagant au milieu des fougères et des
nombreuses espèces végétales.
Le clou du spectacle, le
point d’orgue du chemin de la connaissance est offert au visiteur par un puits
initiatique profond de 27 mètres, sorte de labyrinthe ésotérique qui débouche
sur une cascade offrant le passage des ténèbres à la lumière. Un puits en forme
de tour inversée, un symbole franc-maçon plongeant dans les profondeurs en
colimaçon. Une spirale d’attraction.
Photo 3 : le
puits initiatique de Quinta de Regaleira à Sintra (Portugal). © Étienne
Madranges
Ce n’est pas l’entrée
funéraire d’un tombeau mégalithique. Y descendant, s’y précipitant dans
l’inconnu et dans l’abîme, on s’attend à des saturnales, des épiphanies, des
bruits sourds. On y est saisi par le clair-obscur. On y médite. On cherche si
ne s’y cachent pas quelques diablotins, lutins, demi-dieux, fantômes… propulsés
par la bourrasque du temps.
La paroi est rugueuse. Le
fond est sombre et porte la rose des vents. Mais l’éblouissement de ce miroir
philosophique est partout. Le visiteur s’interroge : quels rituels
devraient s’y dérouler ?
L’initiatique puits de Sintra
est fait pour illustrer l’écoulement du temps.
Quel rapport entre la montre
et le puits ?
Quel est dès lors le rapport entre
la montre Leroy 01 et le puits de Sintra ? Tout d’abord, les deux
illustrent l’écoulement du temps en provoquant la surprise par leur féérie
discrète. Luxe, calme, volupté, sans le moindre aspect sardanapalesque.
Mais surtout, l’un et l’autre ont appartenu au même homme qui en a été le
commanditaire : un richissime avocat lisboète, Antonio Augusto Carvalho
Monteiro. Un franc-maçon revivaliste, altruiste, très cultivé, excentrique, héritier
d’une grande fortune qui souhaitait posséder deux merveilles, l’une dans sa
poche, l’autre sur son terrain de Sintra.
Antonio Monteiro, venant du
Brésil où sa famille s’était réfugiée, a obtenu son diplôme de droit au
Portugal à l’université de Coïmbra en 1871 dans laquelle les étudiants portent
un uniforme académique noir. Il s’est ensuite inscrit au barreau de Lisbonne,
mais n’a pratiquement jamais exercé.
Aimant l’opéra, les
coquillages, la malacologie et les papillons, ce grand philanthrope,
entomologiste à la barbe fournie, a collectionné toutes les œuvres du célèbre
poète portugais Luis de Camoes dit « Le Camoëns », auteur des « Lusiades »
et de tant d’élégies et de sonnets. Il a constitué une bibliothèque
impressionnante*** ainsi qu’une collection de 3000 montres.
Arrêté avant de chuter
Monarchiste convaincu, ami du
roi Carlos (Charles 1er) auquel il a prêté sa montre Leroy 01, avant
dernier roi du Portugal assassiné en 1908, le millionnaire adepte des décors
métaphoriques voit poindre avec inquiétude en 1910 la république après le coup
d’Etat du 5 octobre 1910 organisé par le Parti républicain mettant fin à la
monarchie constitutionnelle. L’un des instigateurs de ce coup d’Etat est un
avocat, Afonso Costa qui est aussitôt nommé ministre de la Justice et sera peu
après président du Conseil des ministres.
En 1913, un complot royaliste
est organisé pour assassiner Afonso Costa. Antonio Monteiro semble impliqué. On
lui reproche d’avoir hébergé l’un des conspirateurs. Il est arrêté et
incarcéré. Il s’acharne à nier toute complicité avec fougue. Il est finalement
libéré au bout de quelques semaines.
Il s’enferme à Sintra dans
son palais de Quinta de Regaleira, sous les étoiles au milieu des
cavernes, relisant le poète Camoes qu’il admire tant et qu’il connaît par
cœur : « … le ciel entraînait les étoiles dans sa course, tel un
champ semé de pâquerettes. Les vents furieux reposaient dans leurs sombres et
étranges cavernes… » (Lusiades, chant I).
Il peut méditer cette autre strophe
de Camoes, au chant VII des Lusiades : « Que dirais-je
alors de ceux qui passent leur vie parmi les voluptés qui dans le monde font
cortège à la vile oisiveté, et jouissent de leurs richesses, oublieux de leur
antique valeur ? ».****
Il meurt en 1920 à la suite
d’une chute. On trouve sur son tombeau divers symboles, des chouettes
symbolisant la sagesse, et des coquelicots endormis.
Antonio Monteiro ?
Chercheur, collectionneur, bâtisseur. La fortune au service de l’extravagance.
L’extravagance au service de l’art. L’art au service de la pensée.
Étienne
Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 210
* la montre la plus
complexe serait désormais une Patek Philipp suisse, mais son diamètre supérieur
en fait plutôt un objet rare qu’une vraie montre
** ce domaine est classé au patrimoine mondial de l’Unesco
***cette bibliothèque a été acquise en 1929 par la bibliothèque du Congrès à
Washington
**** dans le texte original : Pois que direi daqueles que em
delicias , Que o vil ocio no mundo traz consigo, Gastam as vidas, logram
as divicias, Esquecidos do seu valor antigo ?