Pour empêcher sa femme d’être
poursuivie pour trafic d’influence et corruption, le président du gouvernement
espagnol Pedro Sánchez tente de faire passer une
proposition de loi qui limiterait les poursuites judiciaires. Très critiquée
par la droite, la loi, renommée du nom de son épouse Begoña, redéfinirait l’accusation
populaire et modifierait les procédures pénales.
La
« loi Begoña » plonge l’Espagne dans ce qui pourrait bien être leur Watergate.
En réponse à l’enquête pour trafic d’influence et de corruption contre son
épouse Begoña Gómez, le président du gouvernement espagnol Pedro Sánchez n’a
trouvé qu’une solution : une nouvelle loi qui empêcherait toutes poursuites
contre les proches des politiques. La proposition de loi organique sur la
garantie et la protection des droits fondamentaux contre le harcèlement
découlant d'actions judiciaires abusives, présentée le 10 janvier 2025, devrait
être à l’ordre du jour du Congrès espagnol dans les prochains jours pour être
adoptée au plus vite.
Après
avoir bousculé l’agenda parlementaire en déplaçant les discussions annuelles
sur le budget, la réforme de la loi de procédure pénale pour limiter l'action
populaire dans les procédures judiciaires attend d’être discutée au Parlement.
Le parti indépendantiste catalan Junts, dont le soutien est nécessaire, se sait
en position de force et va multiplier les demandes au parti socialiste à la
tête du gouvernement. Grâce à une courte majorité présidentielle liée au
soutien des partis indépendantistes, la proposition de loi a des chances
d’aboutir. Les enquêtes ouvertes à l’instigation de partis et d’associations
contre l'épouse du président, Begoña Gómez, son frère, David Sánchez
Pérez-Castejón, et le procureur général de l'État, Álvaro García Ortiz, seraient
ainsi closes. Dans le cas contraire, désavoué par ses troupes, Pedro Sánchez
pourrait être amené à démissionner.
Cette
proposition de loi est un pari risqué pour Sánchez. D’aucuns la qualifieraient
de geste désespéré pour protéger les siens. Pour comprendre la démarche
politique du chef de gouvernement socialiste, il faut rembobiner le fil de
cette affaire judiciaire qui agite l’Espagne depuis plusieurs mois.
Corruption ou fake news ?
L’épouse
de Pedro Sánchez, 49 ans, spécialisée dans la collecte de fonds, exerçait en
tant que directrice conseil au sein du groupe Inmark jusqu’à l’élection de son
mari à la tête du gouvernement en 2018. En parallèle, Begoña Gómez a commencé à
travailler à l'université Complutense de Madrid en 2012 jusqu’à être nommée, en
2020, directrice de la chaire de transformation sociale.
Les
affaires qui ternissent la femme du président se concentrent sur une possible
prise d’intérêts. Selon les révélations, le 2 avril 2024, du journal
d’investigation El Confidencial, Begoña
Gómez aurait signé une lettre en 2020 pour soutenir l’entreprise
Barrabés-Vallée dans le cadre d'un appel d'offres du ministère de l'économie.
Or, l’un des entrepreneurs, Carlos Barrabés, a aussi travaillé avec Gómez en
tant que professeur à la chaire de transformation sociale qu’elle a dirigée à
la Complutense. L’entreprise a finalement remporté en quelques jours trois
marchés publics, d'une valeur totale de 10,2 millions d'euros, malgré des
offres inférieures.
Emballement judiciaire et médiatique
Il
n’en faut pas plus pour les collectifs proches de l’extrême droite franquiste,
Manos Limpias (« Mains propres ») et Hazte Oír (« Fais-toi entendre ») pour
déposer, début avril 2024, une plainte pour trafic d’influence et corruption au
tribunal de Madrid contre l’épouse du Premier ministre. Mais les collectifs
reconnaissent eux-mêmes que leur démarche reposait uniquement sur des articles
de presse. Le juge Peinado ouvre tout de même une enquête le 16 avril 2024.
D’ailleurs,
l’organisation Manos Limpias est bien connue de l’opinion espagnole. Depuis
plusieurs années, son secrétaire général Miguel Bernad a multiplié les actions
judiciaires contre toutes sortes de cibles (personnel politique, entreprises,
banques). Le collectif, prônant la lutte contre les détournements d’argent
public, est en réalité coutumier de l’extorsion de fonds. Manos Limpias a
souvent lancé des poursuites judiciaires puis exigé de l’argent en échange de
leur abandon.
Une instruction en eaux troubles
Lorsque
l’affaire éclate, la porte-parole du gouvernement, Pilar Alegria, dénonce « les
mensonges et la désinformation » ayant conduit à l’ouverture de cette
enquête. Elle souligne également l’« étrangeté » du timing de cette
annonce, à quelques jours des élections européennes, laissant entendre que le
magistrat avait des arrière-pensées politiques. Pedro Sánchez fustige, quant à
lui, une « stratégie de harcèlement et de démolition » émanant de « médias
fortement marqués à droite et à l’extrême droite ». « Ma femme est
honnête dans sa profession, sérieuse et responsable et mon gouvernement est un
gouvernement propre, a-t-il affirmé, avant de se dire « sûr que la
justice classera bientôt l’affaire ». Lors d’une rencontre informelle avec
des journalistes, le chef du gouvernement est allé jusqu’à suggérer que des
juges seraient de connivence avec le Parti populaire (PP), en lui fournissant
des informations sur les dossiers visant ses proches.
Néanmoins,
au moment de l’ouverture de l’enquête, Pedro Sánchez avait surpris l’Espagne en
suspendant ses activités pendant cinq jours pour réfléchir à une possible
démission.
Peu
de temps après, deux rapports de la garde civile ont conclu à l’absence
d’indices. Le parquet a formulé une demande de classement sans suite. Fin mai,
le Tribunal supérieur de Madrid a finalement jugé « inhabituelle » la
volonté du parquet « d’empêcher toute investigation » dans la mesure où
« les indices concernant la commission présumée d’un délit » étaient « suffisants
» pour justifier la poursuite de l’enquête préliminaire. L’instruction se
poursuit alors et les citations à comparaître sont multipliées.
S’attaquer aux juges
En
juillet, puis en décembre 2024, les proches de Begoña dont Pedro Sánchez sont
entendus par plusieurs juges au palais de la Moncloa, résidence officielle du
chef de gouvernement à Madrid. Ils restent muets lors de la première audition,
comme l’autorise la loi espagnole. Quelques jours après, Pedro Sánchez a, comme
sa femme, porté plainte contre le juge pour « prévarication » : « On
ne peut pas dissocier en deux une personne, et prétendre qu’on va l’interroger
comme époux, quand ce qui détermine l’objet de l’investigation (…) est la
condition de chef du gouvernement du mari de la personne visée par l’enquête
», était-il écrit dans la plainte. Le 18 octobre, le tribunal de Madrid a jugé
irrecevables leurs plaintes, considérant qu’elles étaient « totalement
dépourvues de fondements », « gratuites et arbitraires ».
Contre-attaque politique
Pour
autant, le président du gouvernement ne se laisse pas faire et contre-attaque
en proposant une nouvelle loi. Dès ses premières évocations, mi-décembre 2024,
l’ensemble des médias espagnols parlent d’une « réforme controversée », voire
d’un « scandale judiciaire ». Ce qui devait être un remaniement de la
loi de procédure pénale (LeCrim) se transforme rapidement en « loi Begoña » au
vu des modifications qu’elle pourrait apporter dans le cas de plusieurs
enquêtes judiciaires, dont celles qui touchent la femme du président du
gouvernement.
Pour
l’ancien juge à la Cour constitutionnelle, Jorge Rodríguez-Zapata, « la
proposition de loi serait applicable aux processus en cours au moment de son
entrée en vigueur. C’est une bêtise d’un point de vue du droit procédural.
L’effet rétroactif constitue une attaque qui violerait les règles du procès
équitable, la protection judiciaire efficace et l’article 125 de la
Constitution ». Même son de cloche du côté du directeur du journal
conservateur La Razon, Francisco
Marhuenda : « La proposition de Sánchez est une attaque brutale et frontale
contre le système de justice espagnole. Il n’est pas surprenant qu’elle soit
connue sous le nom de Begoña étant donné que son unique objectif est de
consacrer l’impunité et protéger sa femme. »
Politiques et associations vent
debout
Si
le texte fait autant débat, c’est parce qu’il aborde la réforme d’une figure
controversée du droit espagnol : l’accusation populaire. « Ce projet de loi
vide de son contenu le droit de procédure de base en Espagne », affirme
l’ex-magistrat Jorge Rodríguez-Zapata. En effet, dans la procédure pénale
espagnole, contrairement à la France, l’Italie ou l’Allemagne, l’action pénale
est publique. Loin d’être le monopole du ministère public, elle est aussi un
droit pour tous les citoyens selon l’article 125 de la Constitution de 1978.
Pilier des poursuites judiciaires en Espagne, elle constitue un mécanisme clé
pour la défense de la légalité et la poursuite de la corruption, en particulier
lorsque d'autres contrôles sont affaiblis.
Or,
« la proposition de loi fait table rase de notre modèle équilibré pour
reprendre celui du parquet français dont il faut se méfier », selon Jorge
Rodriguez-Zapata, invité le 11 février 2025 à une table ronde organisée par le
Parti populaire (PP) au Parlement. Les responsables du PP de la province de
Caceres vont plus loin, en affirmant que cette loi « constitue une grave
menace pour l'État de droit » et qu'au lieu de mettre fin à la corruption,
elle cherche à la neutraliser.
Du
côté des soutiens de Sánchez, Aitor Esteban, porte-parole du parti nationaliste
basque (PNV) au Congrès, voit l’action populaire comme une « figure étrange
qui existe, mais qui devrait être quelque peu limitée parce qu'il y a eu un
abus absolu ». Il souligne également qu'il a vu de nombreux cas de maires
du PNV poursuivis en justice injustement, déclenchant une situation médiatique
compliquée pendant des années.
Une menace pour les juges ?
En
parallèle, le texte propose également que les enquêtes pénales soient confiées
aux procureurs, sur le modèle de nombreux pays, et non aux juges d'instruction,
comme c'est le cas actuellement en Espagne. La secrétaire adjointe du groupe
populaire au Congrès, Cayetana Álvarez de Toledo, a déclaré que cette
initiative du groupe socialiste avait un « parfum de criminalisation des
juges et de la justice », « impliquant que de nombreux juges remettent
leur verdict sur la base de coupures de presse et de leurs préjugés politiques
». Selon elle, cette proposition fait partie d'un processus « beaucoup plus
large » et « beaucoup plus dangereux », qualifié de « mutation
d'une démocratie complète qui a échoué », d'« attaque contre les
contrepoids » et de « délégitimation et même de criminalisation du
pouvoir judiciaire ».
«
La “loi Begoña” est une démarche corrompue pour faire taire les juges »,
selon la présidente de la Communauté de Madrid, Isabel Díaz Ayuso (Parti
populaire). Pour elle, « Sánchez entend, avec cette réforme, lier les mains
des juges en usurpant leurs fonctions et ainsi mettre fin à la liberté de la
presse et limiter le droit à la protection judiciaire efficace. [...] Je
défends seulement l’Etat de droit qui est piétiné quotidiennement par tous les
ministres. Le ministre de la Justice ne défend pas le pouvoir judiciaire ni les
juges. En quoi sont-ils en train de transformer l’Espagne ? Une dictature ne
vient pas du jour au lendemain, la dictature ronge lentement les institutions
et les contre-pouvoirs de manière à ce qu'on ne s’en rende pas compte, qu’on
n’ait pas le temps d’analyser tous les scandales ».
« Renverser
l’ordre constitutionnel »
Le
drapeau rouge de la dictature est agité par tous les conservateurs, qui voient
dans cette proposition de loi l’antichambre d’un régime autoritaire. Le
président du Parti Populaire avertit : « Il s'agit d'une mesure typique du
régime franquiste. L'Espagne connaît un processus d'érosion démocratique sans
précédent dans notre histoire récente ; sans précédent parce qu'il a été lancé
avec toute la virulence voulue et sans précédent parce qu'il est initié par le
gouvernement ».
Francisco
Marhuenda partage le même constat : « Cela va renverser l’ordre constitutionnel
et ses lois d’application. Cette utilisation autoritaire du pouvoir est
inappropriée dans une démocratie tout comme l’utilisation des institutions pour
des services d’intérêts personnels. Ce texte juridique consacre l’impunité et
les privilèges procéduraux à une caste dirigeante. »
Si
le parti socialiste réussit à avoir le soutien du parti indépendantiste catalan
Junts, la loi pourrait être votée avant la fin du mois de février. Pour tenter
d’arrêter le processus, le président du parti conservateur Feijo a déclaré que
son parti avait « commencé à alerter les institutions européennes sur le
danger de cette loi », en saisissant le tribunal de la Cour supérieure de
justice de l’Union européenne. Quoiqu’il advienne de cette loi et des
accusations contre Begoña Gómez, la démocratie espagnole en sortira ébranlée,
ou pour paraphraser le cinéaste Almodovar, au bord de la crise de nerfs.
Marie-Agnès Laffougère