Tandis que le système de gestion des ressources humaines
dans la magistrature judiciaire est régulièrement fustigé, mi-mars, deux
chercheuses ont présenté l’étude de l’IERDJ dédiée à ce sujet au sein du
tribunal de Paris. Ces travaux font état d’un modèle « pensé il y a
longtemps pour une justice qui n’était pas la même », lequel souffre
d’un manque de lisibilité au niveau de ses acteurs, d’outils RH dévoyés dans la
pratique et d’incohérences à tous les niveaux. Un statu quo jugé dangereux, au
vu du « risque d’épuisement de tout le corps ».
« Justice et magistrat·es : une GRH en miettes ? »,
la recherche dirigée par Lionel Jacquot, Sylvie Pierre-Maurice et Estelle
Mercier, publiée courant 2022, avait brossé un tableau sans concession de la
gestion des ressources humaines à l’œuvre dans notre institution judiciaire,
identifiant ses principales caractéristiques et pointant ses
dysfonctionnements.
Le 16 mars dernier, ces travaux pluridisciplinaires ont
été présentés au tribunal de Paris lors d’une conférence organisée par
l’Institut des études et de la recherche sur le Droit et la Justice (IERDJ) –
lequel regroupe l’Institut des hautes études sur la justice et la Mission droit
et justice, commanditaire de la recherche.
« Le problème, c’est que nous sommes face à un
carcan qu’on ne peut pas modifier ; un modèle pensé il y a longtemps pour une
justice qui n’était pas la même, et hors crise », explique à cette
occasion Sylvie Pierre-Maurice, maîtresse de conférences HDR en droit privé à
l’université de Lorraine.
Les spécificités françaises dans le viseur
Pour décrypter ce modèle, l’équipe de recherche s’est
intéressée de près au statut de la magistrature en France, au regard de son
voisin belge, et avec un contrepoint suédois. Il en ressort que ces trois pays
partagent quelques principes importants, comme l’indépendance et
l’inamovibilité. Cependant, si l’unité de corps siège/parquet se retrouve aussi
en Belgique, elle n’existe pas en Suède, où les deux sont bien distincts,
souligne Sylvie Pierre-Maurice. « D’ailleurs, il n’y a pas un seul
tribunal mais deux lieux : un pour le parquet, un pour le siège. C’est une
différence fondamentale pour envisager un modèle de GRH. »
Une autre différence marquée
apparaît en matière de mobilité. Face aux règles incitatives et obligatoires
qui débouchent sur une hypermobilité géographique des magistrats français, en
Belgique et Suède, la mobilité n’est que facultative. Pour progresser dans leur
carrière, les magistrats ne sont ainsi pas obligés de changer de tribunal. Un
contraste notamment « dû aux différences de profils des recrutements » :
en France, il s’agit majoritairement de jeunes auditeurs de justice sortis de l’École nationale de la magistrature (ENM), tandis qu’en
Belgique et en Suède, « on recrute des juristes avec de l’expérience »,
rapporte la directrice de recherche.
Enfin, si la gestion du corps par le corps reste
universelle, la gouvernance à travers la dyarchie n’existe pas en Belgique et
elle est impossible en Suède, du fait de la dualité de corps. Par ailleurs, « en
Belgique, il existe un prérequis en gestion et management pour devenir chef de
corps. Les candidats ont un plan de gestion à rédiger et à soutenir à l’oral
pour pouvoir postuler comme chefs de corps, ce qui n’est pas le cas de
l’audition devant le Conseil supérieur de la magistrature en France »,
indique Sylvie Pierre-Maurice.
Une constellation d’acteurs synonyme de complexité
Autre caractéristique du modèle français de GRH dans la
justice : son enchevêtrement, comme le développe Nawel Sidi Ali Chérif,
doctorante en sciences de gestion à l’université de Lorraine, qui dépeint une « constellation
d’acteurs » impliqués dans des processus de décision au niveau central
(direction des services judiciaires, Conseil supérieur de la magistrature,
commission d’avancement, inspection générale de la justice, École nationale de
la magistrature), au niveau régional (chefs de cour, secrétaires généraux,
service administratif régional) et au niveau local (chefs de juridiction,
vice-présidents, vice-procureurs, encadrants intermédiaires).
Trois blocs qui génèrent des « décisions
multiniveaux » et apportent une « complexité incontestable »
contribuant à un « manque de lisibilité du système global » :
« Quand on interroge les acteurs, quel que soit le niveau, on observe
des difficultés à comprendre qui fait quoi, à quel moment. Il y a une
méconnaissance des prérogatives RH respectives à chacun » observe
Nawel Sidi Ali Chérif.
La doctorante témoigne également d’une organisation faite
de telle manière que seuls les chefs de cour et les secrétaires généraux ont
accès au service administratif régional, contrairement aux chefs de
juridiction. D’où une tendance au cloisonnement et à une limitation des
interactions entre la direction des services judiciaires et les
juridictions.
Les travaux dans le cadre de la recherche mettent par
ailleurs au jour des sources de conflits internes dans les processus de gestion
multiacteurs, et notamment des distorsions entre chefs de cour et chefs de
juridiction. Par exemple, bien que les chefs de juridiction proposent
généralement un pourcentage d’attribution de la prime modulable à leurs
magistrats, l’arbitrage final est réalisé par le chef de cour (et a souvent
tendance à faire prévaloir l’ancienneté sur le mérite).
Bref, cette constellation « semble inadaptée,
sous tension », résume Sylvie Pierre-Maurice, qui invite toutefois à « relativiser
le cas français », car des difficultés similaires se retrouvent en
Belgique, où la réorganisation du système judiciaire, en 1998, à la suite de
l’affaire Dutroux, a doté l’institution de plusieurs organes centraux sur le
modèle du new public management. Résultat : une pléiade semblable à la
nôtre, si ce n’est que les acteurs belges n’ont pas les mêmes attributions que
les acteurs français, et qu’il leur échoit des compétences partagées,
régulièrement « facteurs de freins », à l’instar des pouvoirs
concurrents dont sont dotés le Conseil supérieur de la justice et le Conseil
consultatif de la magistrature.
Et si la solution se trouvait en Suède ? Là-bas, un
organe d’administration judiciaire des tribunaux fait office d’organe « parachute »
et délègue. « Il chapeaute donc sans avoir une concentration totale
des pouvoirs », commente Sylvie Pierre-Maurice.
De gros dysfonctionnements dans les outils et processus
RH
Toute une partie des travaux présentés concerne en outre
les dysfonctionnements des outils et des processus RH en eux-mêmes.
Nawel Sidi Ali Chérif se fait notamment l’écho des
nombreuses critiques à l’égard du dispositif d’évaluation des magistrats, et
plus particulièrement de ses modalités, via son système de croix – taxé de « chemin
de croix », « perçu comme étant infantilisant », « injuste »
et « inefficace ». En cause : un décalage entre la théorie et
la pratique. Malgré sa refonte en 2011, la nouvelle grille, pensée initialement
pour évaluer les compétences professionnelles et valoriser le mérite, ferait
majoritairement prévaloir l’ancienneté, comme cela était déjà le cas
auparavant. Cela empêcherait une adéquation qualitative profil/poste et
entraînerait une méconnaissance des chefs de juridiction des compétences
spécifiques des magistrats, l’outil ne permettant pas de les évaluer
réellement, alertent les chercheurs.
Quant aux appréciations laissées par les chefs de
juridiction dans le cadre de l’évaluation, « de manière caricaturale,
elles ne doivent pas laisser entendre qu’un magistrat est très bon par peur de
le perdre, ni qu’il ne l’est pas par peur qu’il ne parte pas »,
synthétise Nawel Sidi Ali Chérif, qui pointe un « lissage ».
Et si les initiés arrivent à lire entre les lignes, une appréciation littérale,
qui devrait étayer le système de croix, « ne permet pas de discriminer
- au sens gestionnaire du terme – par rapport aux compétences »,
argue-t-elle.
Ces lacunes ont un impact sur les demandes de mobilité, « faites
à l’aveugle », rapporte la doctorante : à partir du moment où les
compétences ne sont pas réellement identifiées, il n’y a pas de fléchage de
poste adapté. Le seul outil pour arbitrer la mobilité reste donc la fameuse « transparence »
qui recense les projets de nomination des magistrats, « mais à partir
du moment où il y a des dysfonctionnements sur la gestion des compétences, on
se rend compte que les magistrats ont du mal à comprendre la hiérarchisation –
si elle existe – des critères d’affectation des mobilités », rend
compte Nawel Sidi Ali Chérif.
Celle-ci précise qu’au moment de la réalisation du
questionnaire, huit conseillers mobilité-carrière étaient affectés à la
direction des services judiciaires, sans applicatif informatique dédié pour
travailler sur les transparences. « Certes, ils avaient une zone
géographique attitrée et entretenaient une bonne collaboration, mais travailler
avec un tableau Excel reste très artisanal ; des outils plus adaptés pourraient
apporter une vraie valeur ajoutée », indique la doctorante. Elle
ajoute que la transparence annuelle doublée des transparences d’ajustement
déséquilibre l’organisation au rythme des mobilités et crée de l’incertitude. « Il
est impossible d’avoir une vision anticipatrice, ce qui donne des difficultés à
trouver le bon juge, au bon endroit, au bon moment », conclut Nawel
Sidi Ali Chérif.
La GRH, pas une fin mais « un moyen »
Dernier point saillant qui ressort de l’étude : les
incohérences du modèle actuel de GRH. En effet, les chercheurs y font état de
plusieurs tentatives d’individualisation, notamment avec le profilage de poste
ou encore la rémunération variable, « premier point de
l’individualisation de la gestion des ressources humaines », mais la
prime modulable ne l’est finalement que d’une manière très relative. De la même
façon, l’élargissement du recrutement latéral, via quatre concours d’accès à la
profession – les magistrats étant aujourd’hui issus à 58 % du premier
concours, contre 85 % il y a 30 ans –, démontre également une démarche d’individualisation
« qui n’est pas aboutie ». « Bien que l’hybridation
soit normale, en l’espèce, nous sommes sur une [sorte] d’empilement d’éléments
d’actions qui ne répondent pas aux mêmes logiques RH », souligne Nawel
Sidi Ali Chérif.
La doctorante met également en relief des incohérences
internes, dans l’articulation des outils RH entre eux, ou bien dans la
contradiction des règles et des pratiques (cf supra), mais aussi processuelles,
eu égard « aux désordres et aux frustrations générées entre le sommet
de la hiérarchie et les magistrats. Toutes les décisions sont prises par le
sommet, pas dans un processus de collégialité : c’est incohérent par rapport à
des réformes qui ont tendance à renforcer le rôle managérial des chefs de
juridiction, donc à viser la décentralisation des pouvoirs ; quand, à
l’inverse, la démarche objectivante, typique des administrations, est de
centraliser ». Incohérence externe, pour finir, avec un modèle de GRH
en perte de vitesse, que l’on n’arrive plus à réguler.
Pourtant, alors que la GRH est présentée comme la « solution
ultime » face à la crise que traverse la justice (crise de confiance
de la part des citoyens, problèmes de flux, dégradation de la considération à
l’égard des magistrats…), Sylvie Pierre-Maurice rappelle qu’elle ne doit pas
être conçue comme une fin en soi mais comme « un moyen au service d’une
finalité ». « Elle doit servir une stratégie qu’on a décidée,
s’adapter, être conçue pour répondre à un besoin, une organisation, un
contexte, et aujourd’hui, elle peine à pouvoir y répondre », complète
Nawel Sidi Ali Chérif.
« Il nous a semblé qu’il y avait un échec de la
stratégie actuelle, des réformes successives décrétées sans les acteurs locaux,
de l’introduction d’outils incohérents malgré leur vernis d’individualisation,
et de la despécification de la justice en tant que service public comme les
autres, car non, ce n’est pas un service public comme les autres »,
liste Sylvie Pierre-Maurice. La maîtresse de conférences aborde en outre
l’échec du statu quo, et rappelle que ne rien faire n’est pas une solution, « car
ce faisant, on spécule sur l’habitude de créativité dans la contrainte du corps
de la magistrature ». « Certes, les magistrats ont l’habitude
de rendre la justice dans les conditions les plus difficiles, mais il ne faut
pas pousser la machine à bout : elle a ses limites, il y a un risque
d’épuisement de tout le corps. »
Alors, quel modèle de gestion des
ressources humaines pour la justice du XXIe siècle ? Si une
réforme, annoncée au printemps, comporte quelques aspects en la matière, pour
l’heure en tout cas, le constat est sans appel : « Nous avons
évolué d’une GRH émiettée à une GRH en miettes : dégradée et détruite. »
Bérengère Margaritelli