Le 21
janvier dernier, la Cour de cassation a rendu sa décision dans l’affaire
« France Télécom », reconnaissant le « harcèlement moral institutionnel »
comme délit pénal. Une décision historique qui, dans un climat de
restructurations à la chaîne, appelle les dirigeants à la vigilance, rebat les
cartes du management et secoue en profondeur le monde de l’entreprise.
Attendue, scrutée et redoutée. La décision finale a été à
la hauteur du retentissement de l’affaire. Mardi 21 janvier, la chambre
criminelle de la Cour de cassation a tranché, mettant un point final à la saga
judiciaire « France Télécom ». Mais au-delà des condamnations
définitives de l’ancien patron Didier Lombard et de son numéro deux, Louis-Pierre
Wenès, c’est bien une avancée juridique majeure qui retient l’attention. Pour
la première fois, la justice consacre la notion de « harcèlement moral
institutionnel ». En effet, la plus haute juridiction française reconnaît dans
son arrêt que le « harcèlement moral institutionnel » entre bien dans
le champ du « harcèlement moral au travail », tel que le conçoit le
Code pénal à son article 222-33-2.
En d’autres termes, un employeur peut désormais être
pénalement sanctionné pour avoir instauré « une politique d’entreprise
conduisant, en toute connaissance de cause, à la dégradation des conditions de
travail des salariés ». Saluée par les uns, critiquée par d’autres,
cette décision suscite autant de réactions qu’elle interroge sur ses futures
répercussions dans le monde du travail. Et une chose est sûre, « cet
arrêt va marquer un tournant majeur pour les entreprises, notamment sur la
question de leur responsabilité pénale », avance Marie Venosino, avocate en
droit social et fondatrice du cabinet Beside Avocats.
Une nouvelle arme juridique dans une hécatombe de plans
sociaux ?
« Plus que jamais, les dirigeants devront faire
preuve de vigilance dans leur gestion et leurs méthodes de licenciement,
d’autant plus que cette décision intervient dans un contexte marqué par de
nombreuses réductions d’effectifs ». En effet, dans un contexte économique
où faillites, redressements judiciaires et plans sociaux se multiplient, cette
décision de justice prend une résonance toute particulière. Avec 65 764
défaillances d’entreprise recensées en 2024, la Banque de France ne prévoit
aucun signe d’accalmie pour les mois à venir. Une situation préoccupante qui
inquiète aussi la CGT. Sa secrétaire générale, Sophie Binet, évoque une « accélération
très forte de la dégradation » du marché de l’emploi. À l’automne
dernier, le syndicat recensait près de 250 plans de licenciement, mettant en
péril entre 170 000 et 200 000 emplois. Dans ce climat incertain, les
dirigeants ont tout intérêt à « redoubler de précaution, anticiper
et encadrer ces situations délicates ».
Aussi, l’avocate lyonnaise préconise une série de mesures
pour prévenir les dérives dans ces situations, dont les sanctions pénales
peuvent atteindre 2 ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende. Dans le
désordre : renforcer le dialogue social, mettre en place des cellules d’écoute,
adopter une communication rassurante, apporter un soutien psychologique,
traiter avec sérieux et diligence les droits d’alerte, offrir aux salariés un
espace pour exprimer leurs inquiétudes, analyser l’impact sur la santé des
salariés, etc… Puisqu’en cas de réorganisation, « il y aura fort à
parier que syndicats et salariés en cause seront tentés de brandir le
harcèlement moral institutionnel », avertit Marie Venosino. Toutefois, comme
ce fut le cas avec le harcèlement moral à une époque, « ces arguments
ne fonctionnent pas mécaniquement devant les juridictions. Des preuves solides
restent indispensables », tempère-t-elle.
Une souffrance au travail difficilement mesurable
Si le jugement de la Cour de cassation marque une avancée
majeure, il révèle aussi les limites du droit face à la souffrance au travail.
« Il ne faut pas tout confondre », prévient l’avocate. « Les
suppressions de postes, même massives, ne sont pas remises en cause par cet
arrêt, bien qu’elles génèrent inévitablement du stress et de l’anxiété. C’est
ici une zone grise du droit. Dans ce cas précis, la Cour de cassation
sanctionne une mécanique implacable et organisée aux conséquences tragiques :
19 suicides et 12 tentatives. L’affaire France Télécom est donc un exemple
extrême, ce qui doit conduire à relativiser les enseignements à tirer de cette
décision ». Parce que si l’institution reconnaît le harcèlement moral
institutionnel dans cette affaire emblématique, qu’en est-il ailleurs ?
En
2024, près d’un salarié sur deux déclarait être en détresse psychologique,
selon un sondage du cabinet Empreinte Humaine, mais ces souffrances ne
débouchent pas nécessairement sur des tragédies aussi médiatisées. Dans ces
cas-là, il sera « bien plus difficile d’établir l’existence d’un
harcèlement moral institutionnel ». Parce que la justice n’a pas
seulement pointé une addition d’agissements toxiques – incitations répétées au
départ, mutations forcées, surcharge de travail intentionnelle, missions
dévalorisantes, intimidations, isolement des salariés… – mais bien une méthode
pensée et orchestrée pour pousser des employés vers la sortie, qui a installé
« un climat anxiogène généralisé et une insécurité permanente ».
Une responsabilité pénale étendue aux managers
Et l’impunité de certains acteurs est dorénavant révolue.
« C’est l’un des enseignements majeurs de l’arrêt de la Cour de
cassation. Désormais, la responsabilité pénale pourra s’étendre aux services RH
et aux managers, qui pourront être poursuivis s’ils appliquent sciemment des
politiques d’entreprise contraires aux droits fondamentaux des salariés »,
explique Marie Venosino.
C’est là un apport important de cette décision : la
reconnaissance de la « complicité » dans le harcèlement institutionnel. Un
manager qui applique, par son implication, son aide et son assistance, une
politique toxique relevant du harcèlement moral institutionnel ne pourra plus
s’abriter derrière l’argument du simple exécutant. Un changement lourd de
conséquences pour les services RH.
« Ce revirement va créer des remous,
c’est certain. On peut s’attendre à une vigilance accrue, voire à une réticence
ou un refus dans l’application de certaines méthodes de réduction des effectifs
», prévient l’avocate. « Un contrôle interne renforcé s’impose,
tout comme une responsabilisation des services humains ». Un tournant
qui pourrait bien redessiner en profondeur les relations de travail, les
pratiques managériales et les doctrines des entreprises. Et en filigrane, une
question : en a-t-on terminé avec le mal-être au travail ?
Enzo Maisonnat