JUSTICE

Harcèlement moral institutionnel : quand les entreprises doivent repenser leur rapport au travail

Harcèlement moral institutionnel : quand les entreprises doivent repenser leur rapport au travail
Publié le 19/02/2025 à 18:00

Le 21 janvier dernier, la Cour de cassation a rendu sa décision dans l’affaire « France Télécom », reconnaissant le « harcèlement moral institutionnel » comme délit pénal. Une décision historique qui, dans un climat de restructurations à la chaîne, appelle les dirigeants à la vigilance, rebat les cartes du management et secoue en profondeur le monde de l’entreprise.

Attendue, scrutée et redoutée. La décision finale a été à la hauteur du retentissement de l’affaire. Mardi 21 janvier, la chambre criminelle de la Cour de cassation a tranché, mettant un point final à la saga judiciaire « France Télécom ». Mais au-delà des condamnations définitives de l’ancien patron Didier Lombard et de son numéro deux, Louis-Pierre Wenès, c’est bien une avancée juridique majeure qui retient l’attention. Pour la première fois, la justice consacre la notion de « harcèlement moral institutionnel ». En effet, la plus haute juridiction française reconnaît dans son arrêt que le « harcèlement moral institutionnel » entre bien dans le champ du « harcèlement moral au travail », tel que le conçoit le Code pénal à son article 222-33-2.

En d’autres termes, un employeur peut désormais être pénalement sanctionné pour avoir instauré « une politique d’entreprise conduisant, en toute connaissance de cause, à la dégradation des conditions de travail des salariés ». Saluée par les uns, critiquée par d’autres, cette décision suscite autant de réactions qu’elle interroge sur ses futures répercussions dans le monde du travail. Et une chose est sûre, « cet arrêt va marquer un tournant majeur pour les entreprises, notamment sur la question de leur responsabilité pénale », avance Marie Venosino, avocate en droit social et fondatrice du cabinet Beside Avocats.

Une nouvelle arme juridique dans une hécatombe de plans sociaux ?

« Plus que jamais, les dirigeants devront faire preuve de vigilance dans leur gestion et leurs méthodes de licenciement, d’autant plus que cette décision intervient dans un contexte marqué par de nombreuses réductions d’effectifs ». En effet, dans un contexte économique où faillites, redressements judiciaires et plans sociaux se multiplient, cette décision de justice prend une résonance toute particulière. Avec 65 764 défaillances d’entreprise recensées en 2024, la Banque de France ne prévoit aucun signe d’accalmie pour les mois à venir. Une situation préoccupante qui inquiète aussi la CGT. Sa secrétaire générale, Sophie Binet, évoque une « accélération très forte de la dégradation » du marché de l’emploi. À l’automne dernier, le syndicat recensait près de 250 plans de licenciement, mettant en péril entre 170 000 et 200 000 emplois. Dans ce climat incertain, les dirigeants ont tout intérêt à « redoubler de précaution, anticiper et encadrer ces situations délicates ».

Aussi, l’avocate lyonnaise préconise une série de mesures pour prévenir les dérives dans ces situations, dont les sanctions pénales peuvent atteindre 2 ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende. Dans le désordre : renforcer le dialogue social, mettre en place des cellules d’écoute, adopter une communication rassurante, apporter un soutien psychologique, traiter avec sérieux et diligence les droits d’alerte, offrir aux salariés un espace pour exprimer leurs inquiétudes, analyser l’impact sur la santé des salariés, etc… Puisqu’en cas de réorganisation, « il y aura fort à parier que syndicats et salariés en cause seront tentés de brandir le harcèlement moral institutionnel », avertit Marie Venosino. Toutefois, comme ce fut le cas avec le harcèlement moral à une époque, « ces arguments ne fonctionnent pas mécaniquement devant les juridictions. Des preuves solides restent indispensables », tempère-t-elle.

Une souffrance au travail difficilement mesurable

Si le jugement de la Cour de cassation marque une avancée majeure, il révèle aussi les limites du droit face à la souffrance au travail. « Il ne faut pas tout confondre », prévient l’avocate. « Les suppressions de postes, même massives, ne sont pas remises en cause par cet arrêt, bien qu’elles génèrent inévitablement du stress et de l’anxiété. C’est ici une zone grise du droit. Dans ce cas précis, la Cour de cassation sanctionne une mécanique implacable et organisée aux conséquences tragiques : 19 suicides et 12 tentatives. L’affaire France Télécom est donc un exemple extrême, ce qui doit conduire à relativiser les enseignements à tirer de cette décision ». Parce que si l’institution reconnaît le harcèlement moral institutionnel dans cette affaire emblématique, qu’en est-il ailleurs ? 

En 2024, près d’un salarié sur deux déclarait être en détresse psychologique, selon un sondage du cabinet Empreinte Humaine, mais ces souffrances ne débouchent pas nécessairement sur des tragédies aussi médiatisées. Dans ces cas-là, il sera « bien plus difficile d’établir l’existence d’un harcèlement moral institutionnel ». Parce que la justice n’a pas seulement pointé une addition d’agissements toxiques – incitations répétées au départ, mutations forcées, surcharge de travail intentionnelle, missions dévalorisantes, intimidations, isolement des salariés… – mais bien une méthode pensée et orchestrée pour pousser des employés vers la sortie, qui a installé « un climat anxiogène généralisé et une insécurité permanente ».

Une responsabilité pénale étendue aux managers

Et l’impunité de certains acteurs est dorénavant révolue. « C’est l’un des enseignements majeurs de l’arrêt de la Cour de cassation. Désormais, la responsabilité pénale pourra s’étendre aux services RH et aux managers, qui pourront être poursuivis s’ils appliquent sciemment des politiques d’entreprise contraires aux droits fondamentaux des salariés », explique Marie Venosino. 

C’est là un apport important de cette décision : la reconnaissance de la « complicité » dans le harcèlement institutionnel. Un manager qui applique, par son implication, son aide et son assistance, une politique toxique relevant du harcèlement moral institutionnel ne pourra plus s’abriter derrière l’argument du simple exécutant. Un changement lourd de conséquences pour les services RH. 

« Ce revirement va créer des remous, c’est certain. On peut s’attendre à une vigilance accrue, voire à une réticence ou un refus dans l’application de certaines méthodes de réduction des effectifs », prévient l’avocate. « Un contrôle interne renforcé s’impose, tout comme une responsabilisation des services humains ». Un tournant qui pourrait bien redessiner en profondeur les relations de travail, les pratiques managériales et les doctrines des entreprises. Et en filigrane, une question : en a-t-on terminé avec le mal-être au travail ?

Enzo Maisonnat

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