Déjà adopté par le Sénat, ce texte vise à améliorer
la prise en charge des patients et les conditions de travail des équipes. Mais
sa mise en œuvre soulève des interrogations.
Le 1er février
2023, le Sénat avait adopté une proposition de loi
« relative à l’instauration d'un nombre minimum de soignants par patient
hospitalisé », déposée, avec plusieurs de ses collègues, par Bernard Jomier, sénateur à Paris. Largement
plébiscité, le texte avait recueilli 256 voix pour et 16 contre, avant d’être
déposé, le 17 septembre 2024, à l’Assemblée nationale, soit un an et demi plus
tard. Après ce retard, il était prévu que la proposition
de loi soit examinée « rapidement » dans l’hémicycle, au
plus tard lors de la « niche parlementaire » du PS
prévue le 12 décembre, avait indiqué la députée écologiste Sabrina
Sebaihi, fin octobre. Le vote de la motion de censure du gouvernement en aura
décidé autrement. Néanmoins, le texte devrait, en tout état de cause, revenir à
l’agenda des députés en 2025, une fois les débats en séance publique relancés.
Que prévoit le texte ?
Reprenant une préconisation
du rapport
de la commission d’enquête sénatoriale sur l’hôpital en mars 2022, « cette
proposition de loi entend établir, en l’inscrivant dans le Code de la santé
publique, une disposition permettant aux établissements publics de santé, dans
leur organisation interne, de garantir un nombre minimum de personnels
soignants dans les services », est-il précisé dans l’exposé des motifs.
Plus précisément, les parlementaires entendent « instituer pour chaque
spécialité et type d’activité de soin hospitalier », un « ratio
minimal » de soignants, qu’il s’agisse « d’infirmiers ou infirmières
et d’aides-soignantes ou aides-soignants de jour et de nuit », en « équivalents
temps plein rémunérés (ETPR) », par « lit ouvert ou par nombre
de passages pour les activités ambulatoires ».
Ce ratio serait établi au
plan national « par décret » après avis de la Haute Autorité
de santé (HAS), pour une « période maximale de cinq ans », précise
le texte. Pour ses défenseurs, il est en effet « primordial
d’offrir un cadre de travail décent et bien traitant aux professionnels de
santé » et d’assurer « une prise en charge des patients
conforme aux exigences de qualité et de sécurité des soins ».
Sécurité des soignants et des
patients
Un argument qui fait mouche
auprès des soignants et, notamment, du syndicat national des professionnels
infirmiers (SNPI). « Depuis dix ans, la charge de travail a doublé », alertait
Thierry Amouroux, porte-parole du syndicat, le 29 octobre dernier dans un
communiqué. Face à des « patients plus âgés et plus dépendants »
et « des séjours hospitaliers raccourcis », les « infirmières
doivent faire face à une charge de plus en plus lourde dans un temps de plus
en plus restreint », déplorait-il, tout en ajoutant que, « sans
ratios, chaque établissement fixe ses effectifs en fonction de ses
contraintes budgétaires ». Pour le personnel, cela concourt à une hausse de
l’insatisfaction et de l’épuisement professionnel, des accidents et des
maladies liées au travail (troubles musculosquelettiques, anxiété, dépression,
burn-out), de l’absentéisme, voire des démissions. Et cela explique en partie
les chiffres
de la DREES parus en août 2023, selon lesquels « près d’une
infirmière hospitalière sur deux a quitté l’hôpital ou changé de métier après
dix ans de carrière » (1).
Le SNPI avance d’autres
chiffres. « En Californie, où des lois sur les effectifs ont été mises
en place, les accidents de travail chez les infirmières ont baissé de
31,6 % et les postes vacants ont diminué de 69 %, pointe-t-il. En
Australie, l’État de Victoria a même réussi à réintégrer 7 000
infirmières dans le système public grâce à sa
législation sur les ratios. »
Plusieurs études à l’appui
Les sénateurs en ont
conscience. « De nombreux travaux académiques ont confirmé qu’une
présence soignante insuffisante auprès des patients hospitalisés se traduit par
une augmentation de la mortalité hospitalière et des risques psychiques pour
les soignants », relèvent-ils dans l’exposé des motifs de la
proposition de loi. A contrario, « un effectif infirmier plus élevé est
associé à de meilleurs résultats pour les patients - incluant un nombre moins
élevé d’infections nosocomiales, une durée de séjour plus courte, de moindres
réadmissions », notent-ils.
Parmi les études menées,
l’une d’elles, réalisée dans le Queensland, montre que diminuer d’une unité le
ratio « patients par infirmier » en le fixant à 4 pour une journée et 7 pour
une nuit - comme l’ont fait 27 des 55 hôpitaux de cet État Australien en 2016 -
entrainait une chute de la mortalité à 30 jours de 7 %, une baisse des
réadmissions dans la semaine de 7 % et une durée de séjour réduite de 3 % (2).
La HAS elle-même, dans une revue de littérature publiée en janvier 2016 et
intitulée « Qualité
de vie au travail et qualité des soins », faisait état de plusieurs études
d’impact établissant un lien entre conditions de travail et sécurité du
patient, dont une « qui souligne combien le burn-out des soignants est
corrélé fortement à un risque avéré d’erreurs de raisonnement et, donc, un
risque pour la qualité du soin ». Le SNPI propose ainsi, en France, de
limiter à 6 le nombre de patients par soignant, contre le double en moyenne
actuellement. Le Collectif inter-hôpitaux soutient le principe et appelle à
l’adoption de la proposition de loi par les députés « sans aucun
amendement » pour une « promulgation immédiate ».
Une forme de souplesse prévue
À noter que le texte, s’il
est adopté en l’état, reste souple. « Une fois publiés par décret, les
ratios définis devront être soumis pour approbation à la Commission médicale
(CME) et à la Commission des soins infirmiers, de rééducation et
médico-techniques de chaque établissement “assurant le service public
hospitalier“, c’est-à-dire chaque établissement public ou privé à but non
lucratif, relève Delphine Jaafar, avocate associée en charge de l’équipe
Santé du Cabinet Vatier, à Paris. Si, pour une spécialité ou un type
d’activité de soin, un établissement constate que le ratio ne peut être atteint
pendant une durée supérieure à trois jours, il pourra en informer le directeur
général de l’agence régionale de santé dont il dépend pour un suivi des
difficultés. »
Il y a, à ses yeux, « deux
interprétations possibles » : il s’agit-là, soit d’une « proposition
de loi “politique“ ayant pour objet d’apporter une réponse au mal-être très
largement relayé des soignants, mais n’intégrant aucune forme de sanction, dont
on peut dès lors s’interroger sur la mise en œuvre effective » ; soit « la
traduction d’une certaine forme de souplesse et de proximité/progressivité pour
permettre une meilleure acceptation de la règle édictée ». Le texte ne
prévoit en effet ni sanction ni fermeture de lits ou de services en cas de
non-respect. S’il est adopté, « il pourra toutefois servir d’argument
juridique en cas de contentieux et constituera un élément d’appréciation
supplémentaire pour les juges ».
Le cas des « activités
sensibles »
« Les ratios évoqués
dans cette proposition de loi ne concernent pas, bien sûr, les activités qui
étaient d’ores et déjà soumises par décret à des ratios sécuritaires,
rappelle Delphine Jaafar. La néonatologie, les centres d’hémodialyse pour
enfants, la réanimation, les soins intensifs, les services des grands brûlés,
les services obstétriques ou encore, les services de traitement du
cancer. »
Concernant les « soins
critiques », le décret n° 2022-694 du 26 avril 2022 prévoit que la
permanence médicale dédiée à l’unité de réanimation et l’unité de soins
intensifs polyvalents « est assurée par la présence d’au moins »,
en journée, « deux médecins membres de l'équipe médicale mutualisée des
deux unités pour assurer la collégialité nécessaire à la sécurité des
soins », et, « en dehors des services de jour, d’un médecin
spécialisé en médecine intensive-réanimation ou en anesthésie-réanimation dédié
aux activités des deux unités », par exemple. Le texte détaille
également la composition de l’équipe « non médicale » de ces
unités et impose, rien que pour les unités de réanimation, au moins « deux
infirmiers pour cinq lits ouverts » et « un aide-soignant pour
quatre lits ouverts » placés « sous la responsabilité d’un
cadre de santé », ainsi qu’ « un masseur-kinésithérapeute
en mesure d’intervenir sept jours sur sept dans l’unité, justifiant d’une
expérience attestée en soins critiques », « un psychologue »
et, « en tant que de besoin un diététicien, un ergothérapeute et du
personnel à compétence biomédicale ». L’absence des effectifs requis
entraîne « la réduction des capacités d’accueil ou la suspension
de l’activité », explique maître Jaafar.
Quête de sens
La proposition de loi
permettra-t-elle d’impulser un mouvement de recrutement et d’investissement massif
dans les hôpitaux ? Encore faut-il que les établissements en aient les
moyens. Le « Ségur de la santé », vague de réformes dans le
secteur de la santé qui a notamment accordé une augmentation de 183 euros nets
par mois à 1,5 million de professionnels des établissements sanitaires et
médico-sociaux sous la présidence d’Emmanuel Macron, reste « insuffisante
pour répondre à la crise de sens que décrivent les personnels hospitaliers et
sans impact sur le nombre de patients par soignant », estiment les
sénateurs.
L’hôpital est en « crise
d’attractivité », souligne Solenne Brugère, avocate en droit des affaires,
santé, éthique et RSE, fondatrice du cabinet B ETHICS. Dans certains
services, près de 10 % des emplois infirmiers sont non pourvus, entraînant de
grandes difficultés pour faire fonctionner correctement les services,
rappelle-t-elle. Les équipes soignantes travaillent à flux tendu. « Face à
la pénurie de personnels, la pression physique et psychique ressentie est très
forte. Les personnes qui ont à cœur de soigner se retrouvent dans
l’impossibilité de poser leurs congés et multiplient les heures
supplémentaires. Elles ont de plus en plus le sentiment de ne pas pouvoir
effectuer leur travail correctement et de devenir maltraitantes envers leur
patientèle, poursuit l’avocate. Cela génère un énorme sentiment de
frustration et de perte de sens. » Et, note-t-elle, cela touche d’ailleurs
d’autres secteurs publics, comme la magistrature, « où l’on retrouve cette
même envie d’aider, d’œuvrer pour le bien commun, mais sans avoir
nécessairement les moyens de le faire comme il se doit ».
Nathalie
Ratel
PI+
1/ Selon un « Rapport
sur la santé des professionnels de santé » remis le 9 octobre 2023 au
ministère de la Santé, pour lequel 50 000 professionnels de santé avaient
été consultés, plus de six participants sur dix exerçant comme infirmier (61%),
aide-soignant (61%) ou médecin (62%) rapportaient des épisodes d’épuisement.
2/ « Effects of
nurse-to-patient ratio legislation on nurse staffing and patient mortality,
readmissions, and length of stay: a prospective study in a panel of
hospitals », Matthew Mac Hugh et al, Lancet 2021. L’étude
a par ailleurs montré que « les coûts évités » grâce à la
diminution du nombre de réadmissions et à la réduction de la durée du séjour
hospitalier « ont été plus de deux fois supérieurs au coût de
l’augmentation du nombre d’infirmières » dans les équipes.