DROIT

Hôpitaux en tension : une loi pour fixer un ratio de soignants par patient en débat

Hôpitaux en tension : une loi pour fixer un ratio de soignants par patient en débat
Publié le 06/01/2025 à 07:00

Déjà adopté par le Sénat, ce texte vise à améliorer la prise en charge des patients et les conditions de travail des équipes. Mais sa mise en œuvre soulève des interrogations.

Le 1er février 2023, le Sénat avait adopté une proposition de loi « relative à l’instauration d'un nombre minimum de soignants par patient hospitalisé », déposée, avec plusieurs de ses collègues, par Bernard Jomier, sénateur à Paris. Largement plébiscité, le texte avait recueilli 256 voix pour et 16 contre, avant d’être déposé, le 17 septembre 2024, à l’Assemblée nationale, soit un an et demi plus tard. Après ce retard, il était prévu que la proposition de loi soit examinée « rapidement » dans l’hémicycle, au plus tard lors de la « niche parlementaire » du PS prévue le 12 décembre, avait indiqué la députée écologiste Sabrina Sebaihi, fin octobre. Le vote de la motion de censure du gouvernement en aura décidé autrement. Néanmoins, le texte devrait, en tout état de cause, revenir à l’agenda des députés en 2025, une fois les débats en séance publique relancés.

Que prévoit le texte ?

Reprenant une préconisation du rapport de la commission d’enquête sénatoriale sur l’hôpital en mars 2022, « cette proposition de loi entend établir, en l’inscrivant dans le Code de la santé publique, une disposition permettant aux établissements publics de santé, dans leur organisation interne, de garantir un nombre minimum de personnels soignants dans les services », est-il précisé dans l’exposé des motifs. Plus précisément, les parlementaires entendent « instituer pour chaque spécialité et type d’activité de soin hospitalier », un « ratio minimal » de soignants, qu’il s’agisse « d’infirmiers ou infirmières et d’aides-soignantes ou aides-soignants de jour et de nuit », en « équivalents temps plein rémunérés (ETPR) », par « lit ouvert ou par nombre de passages pour les activités ambulatoires ».

Ce ratio serait établi au plan national « par décret » après avis de la Haute Autorité de santé (HAS), pour une « période maximale de cinq ans », précise le texte. Pour ses défenseurs, il est en effet « primordial d’offrir un cadre de travail décent et bien traitant aux professionnels de santé » et d’assurer « une prise en charge des patients conforme aux exigences de qualité et de sécurité des soins ».

Sécurité des soignants et des patients

Un argument qui fait mouche auprès des soignants et, notamment, du syndicat national des professionnels infirmiers (SNPI). « Depuis dix ans, la charge de travail a doublé », alertait Thierry Amouroux, porte-parole du syndicat, le 29 octobre dernier dans un communiqué. Face à des « patients plus âgés et plus dépendants » et « des séjours hospitaliers raccourcis », les « infirmières doivent faire face à une charge de plus en plus lourde dans un temps de plus en plus restreint », déplorait-il, tout en ajoutant que, « sans ratios, chaque établissement fixe ses effectifs en fonction de ses contraintes budgétaires ». Pour le personnel, cela concourt à une hausse de l’insatisfaction et de l’épuisement professionnel, des accidents et des maladies liées au travail (troubles musculosquelettiques, anxiété, dépression, burn-out), de l’absentéisme, voire des démissions. Et cela explique en partie les chiffres de la DREES parus en août 2023, selon lesquels « près d’une infirmière hospitalière sur deux a quitté l’hôpital ou changé de métier après dix ans de carrière » (1).

Le SNPI avance d’autres chiffres. « En Californie, où des lois sur les effectifs ont été mises en place, les accidents de travail chez les infirmières ont baissé de 31,6 % et les postes vacants ont diminué de 69 %, pointe-t-il. En Australie, l’État de Victoria a même réussi à réintégrer 7 000 infirmières dans le système public grâce à sa législation sur les ratios. »

Plusieurs études à l’appui

Les sénateurs en ont conscience. « De nombreux travaux académiques ont confirmé qu’une présence soignante insuffisante auprès des patients hospitalisés se traduit par une augmentation de la mortalité hospitalière et des risques psychiques pour les soignants », relèvent-ils dans l’exposé des motifs de la proposition de loi. A contrario, « un effectif infirmier plus élevé est associé à de meilleurs résultats pour les patients - incluant un nombre moins élevé d’infections nosocomiales, une durée de séjour plus courte, de moindres réadmissions », notent-ils.

Parmi les études menées, l’une d’elles, réalisée dans le Queensland, montre que diminuer d’une unité le ratio « patients par infirmier » en le fixant à 4 pour une journée et 7 pour une nuit - comme l’ont fait 27 des 55 hôpitaux de cet État Australien en 2016 - entrainait une chute de la mortalité à 30 jours de 7 %, une baisse des réadmissions dans la semaine de 7 % et une durée de séjour réduite de 3 % (2). La HAS elle-même, dans une revue de littérature publiée en janvier 2016 et intitulée « Qualité de vie au travail et qualité des soins », faisait état de plusieurs études d’impact établissant un lien entre conditions de travail et sécurité du patient, dont une « qui souligne combien le burn-out des soignants est corrélé fortement à un risque avéré d’erreurs de raisonnement et, donc, un risque pour la qualité du soin ». Le SNPI propose ainsi, en France, de limiter à 6 le nombre de patients par soignant, contre le double en moyenne actuellement. Le Collectif inter-hôpitaux soutient le principe et appelle à l’adoption de la proposition de loi par les députés « sans aucun amendement » pour une « promulgation immédiate ».

Une forme de souplesse prévue

À noter que le texte, s’il est adopté en l’état, reste souple. « Une fois publiés par décret, les ratios définis devront être soumis pour approbation à la Commission médicale (CME) et à la Commission des soins infirmiers, de rééducation et médico-techniques de chaque établissement “assurant le service public hospitalier“, c’est-à-dire chaque établissement public ou privé à but non lucratif, relève Delphine Jaafar, avocate associée en charge de l’équipe Santé du Cabinet Vatier, à Paris. Si, pour une spécialité ou un type d’activité de soin, un établissement constate que le ratio ne peut être atteint pendant une durée supérieure à trois jours, il pourra en informer le directeur général de l’agence régionale de santé dont il dépend pour un suivi des difficultés. »

Il y a, à ses yeux, « deux interprétations possibles » : il s’agit-là, soit d’une « proposition de loi “politique“ ayant pour objet d’apporter une réponse au mal-être très largement relayé des soignants, mais n’intégrant aucune forme de sanction, dont on peut dès lors s’interroger sur la mise en œuvre effective » ; soit « la traduction d’une certaine forme de souplesse et de proximité/progressivité pour permettre une meilleure acceptation de la règle édictée ». Le texte ne prévoit en effet ni sanction ni fermeture de lits ou de services en cas de non-respect. S’il est adopté, « il pourra toutefois servir d’argument juridique en cas de contentieux et constituera un élément d’appréciation supplémentaire pour les juges ».

Le cas des « activités sensibles »

« Les ratios évoqués dans cette proposition de loi ne concernent pas, bien sûr, les activités qui étaient d’ores et déjà soumises par décret à des ratios sécuritaires, rappelle Delphine Jaafar. La néonatologie, les centres d’hémodialyse pour enfants, la réanimation, les soins intensifs, les services des grands brûlés, les services obstétriques ou encore, les services de traitement du cancer. »

Concernant les « soins critiques », le décret n° 2022-694 du 26 avril 2022 prévoit que la permanence médicale dédiée à l’unité de réanimation et l’unité de soins intensifs polyvalents « est assurée par la présence d’au moins », en journée, « deux médecins membres de l'équipe médicale mutualisée des deux unités pour assurer la collégialité nécessaire à la sécurité des soins », et, « en dehors des services de jour, d’un médecin spécialisé en médecine intensive-réanimation ou en anesthésie-réanimation dédié aux activités des deux unités », par exemple. Le texte détaille également la composition de l’équipe « non médicale » de ces unités et impose, rien que pour les unités de réanimation, au moins « deux infirmiers pour cinq lits ouverts » et « un aide-soignant pour quatre lits ouverts » placés « sous la responsabilité d’un cadre de santé », ainsi qu’ « un masseur-kinésithérapeute en mesure d’intervenir sept jours sur sept dans l’unité, justifiant d’une expérience attestée en soins critiques », « un psychologue » et, « en tant que de besoin un diététicien, un ergothérapeute et du personnel à compétence biomédicale ». L’absence des effectifs requis entraîne « la réduction des capacités d’accueil ou la suspension de l’activité », explique maître Jaafar.

Quête de sens

La proposition de loi permettra-t-elle d’impulser un mouvement de recrutement et d’investissement massif dans les hôpitaux ? Encore faut-il que les établissements en aient les moyens. Le « Ségur de la santé », vague de réformes dans le secteur de la santé qui a notamment accordé une augmentation de 183 euros nets par mois à 1,5 million de professionnels des établissements sanitaires et médico-sociaux sous la présidence d’Emmanuel Macron, reste « insuffisante pour répondre à la crise de sens que décrivent les personnels hospitaliers et sans impact sur le nombre de patients par soignant », estiment les sénateurs.

L’hôpital est en « crise d’attractivité », souligne Solenne Brugère, avocate en droit des affaires, santé, éthique et RSE, fondatrice du cabinet B ETHICS. Dans certains services, près de 10 % des emplois infirmiers sont non pourvus, entraînant de grandes difficultés pour faire fonctionner correctement les services, rappelle-t-elle. Les équipes soignantes travaillent à flux tendu. « Face à la pénurie de personnels, la pression physique et psychique ressentie est très forte. Les personnes qui ont à cœur de soigner se retrouvent dans l’impossibilité de poser leurs congés et multiplient les heures supplémentaires. Elles ont de plus en plus le sentiment de ne pas pouvoir effectuer leur travail correctement et de devenir maltraitantes envers leur patientèle, poursuit l’avocate. Cela génère un énorme sentiment de frustration et de perte de sens. » Et, note-t-elle, cela touche d’ailleurs d’autres secteurs publics, comme la magistrature, « où l’on retrouve cette même envie d’aider, d’œuvrer pour le bien commun, mais sans avoir nécessairement les moyens de le faire comme il se doit ».

Nathalie Ratel
PI+

1/ Selon un « Rapport sur la santé des professionnels de santé » remis le 9 octobre 2023 au ministère de la Santé, pour lequel 50 000 professionnels de santé avaient été consultés, plus de six participants sur dix exerçant comme infirmier (61%), aide-soignant (61%) ou médecin (62%) rapportaient des épisodes d’épuisement.
2/ « Effects of nurse-to-patient ratio legislation on nurse staffing and patient mortality, readmissions, and length of stay: a prospective study in a panel of hospitals », Matthew Mac Hugh et al, Lancet 2021. L’étude a par ailleurs montré que « les coûts évités » grâce à la diminution du nombre de réadmissions et à la réduction de la durée du séjour hospitalier « ont été plus de deux fois supérieurs au coût de l’augmentation du nombre d’infirmières » dans les équipes.

 

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