À
l’heure où la France célèbre les 80 ans du droit de vote des femmes, Jimena
Reyes, avocate et directrice du bureau Amériques de la Fédération
internationale pour les droits humains, plaide pour une solidarité
internationale. Bien que le continent latino-américain soit le théâtre d’une forte mobilisation féministe, l’accès aux droits sexuels et reproductifs y
est menacé, voire inexistant, tandis que les violences contre les femmes ne
cessent d’augmenter.
Violences
sexuelles, féminicides, droit à l’IVG… Alors que la France célèbre les 80 ans
du droit de vote des femmes ce 21 avril, l’avocate Jimena Reyes dresse, dans un
entretien au JSS, les parallèles entre les luttes féministes de part et d’autre
de l’Atlantique. Directrice du bureau
Amériques de la Fédération internationale pour les droits humains depuis 2003, cette praticienne du droit accompagne les femmes qui se battent pour la justice dans le cadre des
disparitions forcées sur l’ensemble du continent, particulièrement au
Mexique où plus de 100 000 personnes ont disparu depuis 2006. La
professionnelle du droit dénonce les féminicides fréquents et les situations de
traite et d’esclavage sexuel qui surviennent dans ce contexte, amplifié par la recrudescence des cartels.
JSS
: Comment la scène féministe sud-américaine se présente-t-elle ?
Jimena
Reyes : L'accès aux
droits sexuels et reproductifs, la violence sexuelle et le genre sont sur le
devant de la scène dans le milieu militant. Les femmes sont très mobilisées :
le mouvement féministe est incarné par Ni una menos – Pas une de moins –
né en 2015. Sur le papier, le continent
est précurseur sur les féminicides. Même s’il existait déjà, ce terme a été introduit
dans la loi en Amérique latine bien avant que ce soit le cas en Europe, dès les
années 2000 au Mexique et au Guatemala.
Il
y a également eu des avancées importantes quant au droit à l’IVG, puisqu’on
était dans des situations d'interdiction presque totales, ce qu’on nomme les
tres causales – les trois causes. C’est-à-dire que certains pays, qui
comptaient soi-disant parmi les plus « progressistes », n’autorisaient
l’IVG que lorsque la vie de la femme ou du fœtus était en danger, ou en cas de
viol.
JSS
: Peut-on identifier des tendances similaires entre l’Amérique latine et la
France dans la manière dont s'organise le combat féministe ?
J.
R. : Oui, je pense que l’on peut faire
des parallèles, notamment sur le droit à l'IVG et le combat contre les
violences contre les femmes. On le voit dans la mobilisation, avec la création
de groupes de solidarité comme moyens de militance et de faire avancer les
choses. On peut également rapprocher le modèle de l’Amérique latine avec celui
de l’Espagne, où l’équivalent de Ni una menos est Yo si te creo –
Moi je te crois – né suite à un viol de groupe pour lequel les personnes
n’ont pas été condamnées en première instance.
Ce
mouvement international de solidarité s’exprime dans la rue [avec les
manifestations ou les collages féministes sur les murs des villes françaises,
entre autres, ndlr] mais pas uniquement : il a atteint le numérique avec
#MeToo autant en Europe que dans les Amériques. Dans tous les cas, l’expression
de cette sororité est très importante. C’est évident que les avancées, en
termes de droit à l'IVG notamment, proviennent du militantisme au niveau
européen et américain.
JSS
: Comment l’Amérique latine voit elle la France vis-à-vis de son historique sur
les libertés publiques des femmes ?
J.
R. : Il y a eu un
énorme retentissement de la constitutionnalisation de la liberté de recours à
l'IVG. Cette solution de sauvegarde des droits a été visible absolument partout
en Amérique latine. Dans les mouvements de militantes, cela a été montré comme
un exemple et une nécessité, un « oui, c’est possible ». Après
ce qu'il s’est passé aux États-Unis, l’Amérique latine subit de manière très
forte – beaucoup plus violente qu’en Europe – le problème de l’extrémisme
religieux, car il y a une montée en puissance des évangélistes. Certains
d’entre eux ont des visions complètement réactionnaires sur le rôle des femmes
dans la société, sur le droit à l’IVG et sur l'égalité entre les femmes et les
hommes. Cela fait qu’aujourd’hui, les femmes du continent prennent conscience
qu’il faut essayer de sauvegarder le plus possible le peu qui a été acquis.
Néanmoins,
il y a un point de différence essentiel avec la France dont on parle peu et à
propos duquel l’Amérique latine est vraiment indigente : c’est l'éducation
sexuelle. Même dans les écoles publiques, c’est l’omerta. On ne parle pas de
sexualité, ou très peu, et les femmes en sont les premières victimes. Elles se
retrouvent dans des situations de premier rapport sexuel à ne pas avoir les
codes en termes de protection ou même à être capables de penser à elles. En
France, même si cela n’a pas été facile et qu’il pourrait être amélioré, on a
maintenant un contenu d’éducation sexuelle.
De
fait, je pense qu’il faudrait qu’il y ait de la coopération. En ce moment sur
le continent, il y a plusieurs gouvernements progressistes laïques, en
Colombie, au Mexique, au Chili, et au Honduras : il y a des possibilités. Même
s'il reste beaucoup de choses à faire, je sens comme une opportunité. On
pourrait au moins avoir des échanges sur la méthode française qui, certes,
n’est pas parfaite, mais qui a le mérite d’exister. On devrait créer des ligues
de coopération bilatérale pour explorer ces sujets.
JSS
: Qu’est-ce qu’il reste à conquérir en termes de libertés pour les femmes en
Amérique latine ?
J.
R. : La situation
de l’Amérique latine est paradoxale : on a une fermeture énorme du droit à
l'IVG aux États-Unis, qui est le pays développé du continent américain.
Parallèlement, il y a eu une grande ouverture au Mexique, où l’IVG est
maintenant légale au niveau fédéral et où des politiques publiques sont en
train d’être mises en place pour que cela devienne une réalité. De la même
manière, en Colombie, une décision de la Cour suprême a légalisé l’IVG dans des
conditions similaires à ce qui prévaut en Europe, en termes de semaines de
gestation.
Mais
en même temps, on a de nombreux pays comme le Salvador, le Honduras, le
Nicaragua, la République dominicaine et Haïti, où l’IVG est complètement
pénalisée et interdite. Évidemment, cela crée des situations dramatiques, avec
des jeunes femmes à la puberté précoce, des enfants victimes d’inceste ou de
viol, qui se retrouvent enceintes à 9, 10, 12 ans… Les gouvernants adoptent
dans ces pays des positionnements très stricts et complètement archaïques sur l’accès
à l’IVG.
Par
ailleurs, malgré « l’avancée de papier » concernant le terme
féminicide, l’Amérique latine ce sont des milliers de femmes assassinées tous
les ans. Malheureusement, cette situation n'évolue pas positivement. Ça ne me
rend pas optimiste, car nous sommes dans un contexte plus global de montée de
la violence. Post-Covid, on a assisté à une explosion de l'exportation de
drogue. En conséquence, les cartels de la drogue et les organisations du crime
organisé ont pris de plus en plus de place. Cela implique une multiplication de
la violence et de l'insécurité de manière générale, ce qui a aussi un impact
sur les femmes.
Propos recueillis par Floriane
Valdayron