Si en 2023, l’Urssaf a
redressé près de 1,2 milliard d’euros au titre de la lutte contre le travail
dissimulé – un record –, 45 % l’ont été par sa division francilienne, annonçait
l’organisme le 4 avril dernier. Un chiffre qui s’explique notamment par le recours
croissant au data mining, explique Pierre Gallet, directeur du contrôle et
de la lutte contre le travail illégal à l’Urssaf Île-de-France.
JSS : Comment expliquer que
l’Urssaf Ile-de-France ait réalisé quasiment la moitié des redressements de
2023 ?
Pierre Gallet : Ces chiffres sont le reflet de notre politique de lutte contre la
fraude qui s’intensifie, pour une bonne raison : le recouvrement des
cotisations est essentiel pour permettre à la Sécurité sociale d’assurer sa
mission de versement des aides sociales. En réalité, à mesure que vous déployez
des moyens, vous faites grossir les chiffres de la détection. Car plus on
cherche, plus on trouve.
Il y a par ailleurs un effet de
taille : l’Urssaf Île-de-France est la plus importante du réseau. On y
mobilise des équipes spécialisées dédiées ; des inspecteurs et contrôleurs
formés pour cela : rechercher, détecter, constater et dresser des procès-verbaux
de travail illégal.
Enfin, il ne faut pas oublier que
l’Île-de-France, par construction, concentre un tissu économique extrêmement
dense et dynamique, avec un taux de rotation plus élevé de la main d’œuvre.
Nécessairement, en proportion, il y a donc plus de travail dissimulé... et de
recouvrements. Les fraudes sont par ailleurs de plus grosse ampleur sous
l’effet d’un phénomène de concentration.
JSS : Quel est le secteur le
plus touché par les redressements en matière de travail dissimulé en
Île-de-France ? Et le plus gros redressement réalisé par votre Urssaf en
2023 ?
P.G. : Plusieurs secteurs sont très concernés, du fait, bien
souvent, d’une forte rotation. Il s’agit principalement du BTP, mais aussi du gardiennage,
de l’hôtellerie-commerce-restaurant (HCR) et des commerces de proximité.
J’en profite pour rappeler que le travail
dissimulé n’est qu’une catégorie appartenant au champ pénal du travail illégal,
qui couvre plusieurs infractions parmi lesquelles, également, le travail des
enfants et la traite d’êtres humains. Ce travail dissimulé peut prendre deux
formes : soit l’entreprise ne déclare pas ou déclare partiellement une
personne, soit elle ne déclare pas ou partiellement un revenu.
Sans vous communiquer les chiffres, je peux en
tout cas vous dire qu’il n’y a pas eu l’an dernier un seul dossier colossal qui
a concentré l’essentiel de ce que l’Urssaf a recouvré. Il s’agit plutôt d’un
grand nombre d’actions assez dispersées, et quelques dossiers avec un fort
enjeu financier.
JSS : Vous affichez en outre
une hausse des contrôles ciblés, qui représentent une majorité de vos actions
de contrôle. Pour quelles raisons ?
P.G. : En Île-de-France, notre
stratégie de contrôle est traditionnellement particulièrement ciblée, avec le
recours au data mining, qui permet d’établir des relations entre les
données ainsi que des grands « patterns ». Mais ces dernières
années, le croisement d’informations s’est nettement intensifié ; tout
comme au national, d’ailleurs.
Nous sommes ainsi constamment amenés à
comparer des informations relatives à la masse salariale, à la date de création
de telle entreprise, au comportement de cette entreprise dans les premiers mois
de sa déclaration. On va aussi par exemple collecter des données sur un dirigeant
ayant fait l’objet d’une condamnation, et dont on va repérer qu’il est lié à une
nouvelle entreprise créée.
Cette capacité de ciblage élevée s’accompagne
d’un taux de fréquence important lui aussi. En 2023, notre taux de fréquence
avoisinait les 90 % : autrement dit, pour presque chaque action que nous
avons ciblée, nous avons débouché sur un cas avéré de travail dissimulé – ce
qui traduit l’efficacité de nos actions de détection.
A côté de cela, nous travaillons de manière
étroite avec tous les partenaires intéressés juridiquement – l’inspection du
travail, la police, la gendarmerie ou encore des acteurs provenant de la sphère
fiscale, comme les CODAF (comités opérationnels départementaux de lutte
anti-fraudes), ce qui nous amène à collecter un nombre de signalements
conséquent.
JSS : Comment sont décidés
les contrôles dans le cadre du travail dissimulé ?
P.G. : La grande majorité de
nos actions concerne des contrôles « classiques », pour lesquels
l’Urssaf prévient de sa visite par un avis de contrôle et des actions de
prévention. En revanche, il en va différemment dans le cadre du travail
dissimulé. Ces contrôles-là sont déclenchés à l’initiative de l’Urssaf ou/et avec
l’un de nos partenaires, sans prévenance préalable, pour garder un effet de
surprise.
Ce qui ne signifie pas, évidemment, que nous ne
devons pas respecter un certain nombre de droits. Au contraire, en tant
qu’agents de l’Urssaf, nous sommes tenus de respecter une procédure de contrôle
très dense. Par exemple, nous devons obligatoirement convoquer le dirigeant à
une audition pénale libre, et à partir du moment où l’on fait le constat d’un travail
clandestin, cela doit faire l’objet d’un procès-verbal de travail dissimulé
adressé au procureur.
JSS : Que se passe-t-il à l’issue du
contrôle ? De quelle façon le redressement est-il calculé ?
P.G. : A l’issue du contrôle,
on remet au dirigeant une lettre d’observation, comme un rapport d’audit, c’est-à-dire
un document très formalisé qui rappelle le cadre dans lequel le contrôle s’est
déroulé, les pièces exploitées, et les chefs de redressement. Ce courrier pointe
tous les champs de réglementation qui ont été analysés et indique si le
dirigeant doit faire l’objet d’une rectification en « plus » ou en « moins ».
Quand il est débiteur, on réclame à l’entreprise des cotisations supplémentaires
assorties d’une majoration de retard via une lettre d’observation, qui sera ensuite
suivie d’une mise en demeure. A l’inverse, le terme d’un contrôle peut aussi
donner lieu à la restitution d’un crédit.
Mais dans le cadre du travail dissimulé, la
majorité des lettres d’observation viennent effectuer un redressement débiteur
qui va rappeler que tel jour, à telle heure, il a été constaté que telles
personnes se trouvaient en action de travail dissimulé, et que des
investigations ont démontré que ces personnes étaient en activité illégale depuis
X mois ou années ; sachant que l’on peut remonter jusqu’à cinq ans maximum.
En effet, nous sommes tenus par la règle de la prescription quinquennale pour
le travail dissimulé.
Concrètement, on procède à un calcul en
reprenant l’ensemble des salaires qui auraient dû être versés et déclarés, et
on redresse avec une majoration de 40 % pour sanctionner le fait de ne pas
avoir déclaré.
L’objectif principal du redressement et de
cette pénalité, au-delà de combler une perte financière pour les organismes de
recouvrement, est de rétablir l’équité dans le secteur économique, de garantir une
concurrence saine et loyale, et surtout, de garantir les droits des salariés.
Car, on l’oublie souvent, si une personne non déclarée va certes bénéficier de liquidités
immédiates, elle ne s’ouvre en revanche aucun droit à la retraite, aucun
trimestre validé, aucun droit auprès de l’assurance chômage… Bref, elle est
perdante auprès de tous les organismes qui n’ont pas connaissance de son
activité. C’est une perte de droits sociaux majeure.
JSS : Quelle est la
difficulté relative à la preuve du travail « au noir » ? Dans quels
cas les dossiers peuvent s’avérer compliqués à traiter ?
P.G. : La difficulté ne
tient pas vraiment à la preuve, car les agents de contrôle ont des prérogatives
de droit de communication des documents pour collecter des informations. Elle
tient plutôt à la capacité de certaines entreprises à disparaître rapidement, ce
qui fait que l’on va avoir du mal à recouvrer les sommes auprès d’elles.
C’est toute la problématique des « entreprises
éphémères » mise en avant dernièrement par le ministre des Comptes publics.
Ces sociétés, qui permettent d’avoir une devanture légale et de générer
beaucoup d’activité de manière rapide, sont créées de façon éphémère, s’évanouissent
dans la nature à la moindre action de contrôle, et transfèrent leur main
d’œuvre ailleurs.
Or, à partir du moment où il y a liquidation, on
ne peut que difficilement poursuivre notre action de recouvrement, car la personnalité
morale disparait, les comptes en banque sont fermés, les dirigeants ne sont
plus joignables. On a ici une incapacité matérielle de s’adresser à qui que ce
soit.
C’est donc un phénomène qui nous met en
difficulté pour porter nos démarches de contrôle, et qui perturbe notre stratégie
de lutte contre la fraude. Néanmoins, si les pertes financières sont massives,
cela ne représente qu’une partie des entreprises mises en cause, pas la
majorité heureusement.
JSS : Sanctions
administratives, sanctions pénales… Les dirigeants prennent beaucoup de risques
en ayant recours au travail dissimulé. Comment expliquez-vous que certains
sautent malgré tout le pas ?
P.G. : Il y
a déjà l’appât du gain, dans un contexte de recherche de compétitivité au sein
d’un secteur d’activité soumis à une forte concurrence, dans lequel certains
n’hésitent pas, s’ils souhaitent être compétitifs, à faire artificiellement
baisser leurs prix tout en compensant par l’absence de déclaration de leur main
d’œuvre. A leurs yeux, c’est très tentant.
Toutefois, au-delà, je vois
surtout une méconnaissance générale de la gravité des comportements en cause,
mais aussi, et c’est important de le souligner, une méconnaissance des
obligations déclaratives. Sur ce point, l’Urssaf fait donc aussi face à un gros
enjeu d’accompagnement des entrepreneurs sur les démarches à accomplir, les
risques encourus, afin d’éviter qu’ils ne s’enferment dans une situation
au-delà de la ligne rouge. Elle développe notamment à ce titre des
partenariats, y compris avec les écoles et les chambres de commerce, pour sensibiliser
les jeunes entrepreneurs le plus tôt possible. Pour moi c’est certain :
mieux lutter contre ce type de fraude passe d’abord par la prévention.
Propos
recueillis par Bérengère Margaritelli