INTERVIEW. Ce lundi 20 janvier, l’investiture
de Donald Trump marquera le point de départ de son second mandat. Tout en relativisant
l’étendue des pouvoirs du président américain, Julien Jeanneney, professeur de
droit public et auteur du livre Une fièvre américaine – Choisir les juges de
la Cour suprême (2024), relève un élément qui singularise d’emblée ce
nouveau mandat : le rôle central joué par Elon Musk.
Journal Spécial des Sociétés
: Dans quel contexte institutionnel l’investiture de Donald Trump a-t-elle lieu
?
Julien Jeanneney : De
prime abord, la configuration institutionnelle qui résulte des élections
présidentielles et parlementaires de novembre dernier semble extrêmement
favorable à Donald Trump. Il peut compter sur d’importants soutiens dans les
trois « branches » du gouvernement fédéral : une administration
à sa main, du côté du pouvoir exécutif et un Congrès dont les deux chambres
sont à majorité républicaine, du côté du pouvoir législatif. Quant au pouvoir
juridictionnel, les choses sont plus nuancées, quoique la Cour suprême ait
connu, il y a quatre ans, un basculement de son centre de gravité vers la
droite qui devrait lui être favorable.
Encore faut-il ne pas se
tenir à ce constat. Les juridictions fédérales de première instance et d’appel
comptent, en effet, de nombreux juges qui n’hésiteraient pas à bloquer, pour un
temps, d’éventuelles mesures présidentielles qui leur sembleraient manifestement
inconstitutionnelles – au risque, certes, d’être dédies par la Cour suprême
dans un second temps.
Ainsi, lors du premier mandat
de Donald Trump, certaines de ses mesures phares – qu’il s’agisse du « travel
ban » visant à empêcher l’arrivée sur le sol américain de
ressortissants de pays perçus comme dangereux, ou de la construction du mur
entre les États-Unis et le Mexique – ont été temporairement bloquées par des
juges fédéraux.
En outre, si Donald Trump
prend des décisions manifestement inconstitutionnelles, on ne peut exclure que
des membres conservateurs de la Cour suprême – notamment ceux qu’il a nommés
lui-même pendant son premier mandat – aillent à l’encontre de ses intérêts
immédiats. La loyauté de ceux que l’on nomme à la Cour suprême n’est jamais
garantie, parce qu’ils sont globalement inamovibles : l’histoire est riche
de déceptions présidentielles face à des juges qui se sont sentis libres
d’aller à l’encontre des intérêts de ceux qui les avaient choisis.
JSS : Comment le marquage
politique de la Cour suprême s’est-il manifesté à travers son histoire ?
J. J. : Le
marquage politique de cette juridiction n’est pas nouveau. Elle est notamment
perçue comme conservatrice et extrêmement libérale d'un point de vue économique
pendant le premier tiers du XXe siècle, entre 1897 et 1937 – c’est « l’ère
Lochner », du nom d'un arrêt majeur de rendu en 1905. À l’époque, la
Cour suprême neutralise de nombreuses lois sociales adoptées dans des États
fédérés, puis à l’échelle de la fédération. Lors du premier mandat de Franklin
Roosevelt, les deux grandes lois qui concrétisent son programme de New Deal
sont presque entièrement bloquées par la Cour suprême. Cela provoque un combat
homérique entre le président, après sa première réélection, et la juridiction,
pendant le printemps 1937.
À l’inverse, la Cour suprême
est critiquée en raison de son activisme progressiste entre le milieu des
années 1950 et le début des années 1970, période qui correspond peu ou prou à « l’ère
Warren » – du nom de celui qui la préside alors, Earl Warren. Outre
l’arrêt Brown v. Board of Education de 1954, point de départ de la révolution
des droits civiques, la Cour rend plusieurs décisions par lesquelles sont
consolidés les droits et libertés des individus, notamment en matière pénale.
L’arrêt Roe v. Wade de 1973, peu de temps après le départ de Warren, s’inscrit
dans ce mouvement : il consacre une protection constitutionnelle fédérale
du droit des femmes de recourir à une interruption volontaire de grossesse.
Les décisions rendues par la
Cour suprême depuis la fin du premier mandat de Donald Trump – après que la
juge progressiste Ruth Bader Ginsburg a été remplacée par une jeune juge
conservatrice, Amy Coney Barrett – pourraient bien constituer le point de départ
d’une nouvelle « ère » conservatrice à la Cour suprême. Si
l’abandon de la protection constitutionnelle fédérale du recours à
l’interruption volontaire de grossesse en 2022 – par l’arrêt Dobbs vs. Jackson
– a été l’événement le plus visible à cet égard, d’autres décisions témoignent
d’un mouvement profond dans cette direction.
JSS : Quelle influence Donald
Trump peut-il avoir à travers son pouvoir de nomination des juges ?
J. J. : Le
nouveau président pourra nommer deux catégories de juges fédéraux pour un
mandat à vie, en commençant par les membres de la Cour suprême. En cas de
vacance au cours des quatre prochaines années, pour cause de décès ou de
démission de l’un de ses neuf membres, il lui reviendra d’en choisir un nouveau
– son candidat devant être approuvé par le Sénat. Deux événements pourraient
l’y conduire. Un décès, d’une part, imprévisible. Une démission, d’autre part,
qui peut être un acte stratégique. Si l’un des deux juges les plus âgés de la
Cour – les très conservateurs Clarence Thomas et Samuel Alito – choisissait de
démissionner au cours des deux prochaines années, cela permettrait à Donald
Trump de le remplacer par un jeune juge très conservateur, le soutien du Sénat
lui étant en principe acquis. Ainsi se trouverait prolongée l’influence de ce
président pour les décennies à venir.
Il ne faut pas oublier, en
outre, les juridictions fédérales de première instance et d'appel, où les
vacances sont régulières. Comme ses prédécesseurs, Joe Biden y a nommé un grand
nombre de juges ; il n'y a pas de raison de penser que Donald Trump ne fera pas
de même. Ces choix sont décisifs : ce sera une manière de peser sur
l’équilibre politique global des juridictions tout en constituant, pour de
futurs présidents républicains, un vivier de candidats potentiels à la Cour
suprême.
JSS : Plus largement, quelle
est l'étendue des pouvoirs du président américain ?
J. J. : Le
président est volontiers présenté, dans la culture populaire – notamment dans
des séries et des films – comme l’homme le plus puissant du monde. Il est vrai
que son pouvoir est grand dans de nombreux domaines. D’un point de vue
institutionnel et constitutionnel, cependant, cette affirmation ne saurait
convaincre. Sans doute le poids relatif de cet organe s’est-il renforcé au fil
du temps – la présidence de Franklin Roosevelt, entre 1933 et 1945, ayant été
un tournant à cet égard. Néanmoins, ses contre-pouvoirs restent très puissants.
D’un point de vue constitutionnel, le président américain a beaucoup moins de
pouvoirs relatifs que son homologue français.
Ainsi, sans une majorité
favorable dans les deux chambres du Congrès fédéral, le président américain
peine à exercer pleinement ses pouvoirs – qu’il s’agisse de peser sur la
législation fédérale ou de ratifier des traités. À cet égard, l’incapacité du
président Woodrow Wilson à obtenir du Sénat l’autorisation de ratifier le
traité de Versailles en 1920, quelques mois après sa signature, est
symptomatique. Le parti républicain bénéficiant d’une courte majorité au Sénat
et à la Chambre des représentants, Donald Trump devrait trouver dans ces
institutions, pour au moins deux ans, le soutien nécessaire pour mener ses
projets – à moins qu’il se les aliène par l’extravagance de ces derniers.
JSS : Si on entre dans la
prospective, Donald Trump aura-t-il les moyens de tenter de devenir un
hyper-président ?
J. J. : Le
nouveau président cherchera certainement à exercer la plénitude de ses
pouvoirs. Il annoncera probablement des réformes radicales au début de son
mandat – comme il l’avait fait en 2017. Il n’est pas impossible qu’il tempère
ensuite ses ambitions, en raison, notamment, de la difficulté probable de
concrétiser certaines réformes. Aux États-Unis comme ailleurs, on est souvent
bravache au début d’un mandat présidentiel – avant d’être confronté aux
difficultés.
Cela dit, un élément
singularise ce nouveau mandat de Donald Trump : le rôle qu’il réserve pour
l’instant à Elon Musk à ses côtés. Jusqu’à ce que le président se lasse,
peut-être, de la place prise par ce conseiller dont la puissance ne dépend pas
entièrement de lui, cette configuration sera originale : l’un des hommes
les plus riches du monde, qui a transformé un réseau social très populaire en
arme au profit de son action et de celle de Donald Trump, pourra prétendre
peser sur les destinées de son pays depuis l’intérieur des institutions
fédérales.
À l’aune des positions
publiques récentes de cet entrepreneur, qui n’hésite notamment pas à fustiger
le journalisme traditionnel, à critiquer des gouvernements modérés ou à
promouvoir des partis d’extrême-droite dans différents pays, une telle
évolution peut susciter de légitimes inquiétudes.
Propos
recueillis par Floriane Valdayron