POLITIQUE

L'ancien ambassadeur Philippe Étienne exhorte l’Europe à construire sa défense

L'ancien ambassadeur Philippe Étienne exhorte l’Europe à construire sa défense
Publié le 20/06/2025 à 11:12


Jeudi 19 juin, lors d’une conférence de l’Association Europe-Finance-Régulations, l’ancien ambassadeur de France à Washington a appelé à « organiser une transition stratégique », sans rompre avec les États-Unis.

Cela fait maintenant six mois que Donald Trump est revenu à la tête des États-Unis. Six mois intenses, marqués par une succession de décisions qui ont déstabilisé les marchés mondiaux : relèvement des droits de douane, remise en cause des alliances traditionnelles avec le Canada ou l’Union européenne, politique de dérégulation…

Autant de mesures qui ont accru les risques d’instabilité économique et financière à l’échelle mondiale, tout en creusant un peu plus le fossé entre les marchés américains et ceux du reste du monde. En Europe, ce virage brutal laisse place à une profonde incertitude. À tel point que plusieurs responsables gouvernementaux ne parlent plus d’« alliance » ou de « partenariat », mais de « rivalité ». Le président de la République lui-même évoquait, dans son discours sur la guerre en Ukraine le 5 mars 2025, que « les Etats-Unis avaient changé leurs positions sur cette guerre, soutiennent moins l'Ukraine » laissant « planer le doute sur la suite ».

Dans ce contexte tendu, où le protectionnisme et une rhétorique commerciale agressive alimentent les craintes d’un ralentissement économique généralisé, la conférence des Entretiens de l’AEFR, organisée jeudi 19 juin 2025 dans les locaux d’Euronext, à La Défense, s’est penchée sur les répercussions de ce nouveau cap américain. Parmi les invités, Philippe Étienne, ancien ambassadeur de France à Washington entre 2019 et 2023, a été invité à partager son analyse.

« Donald Trump s’inscrit dans une logique America First »

De l’avis de l’ancien ambassadeur, nous sommes désormais entrés dans une ère dominée par un rapport de force assumé. « C’est de nouveau le monde de la guerre », a-t-il estimé, évoquant « un empire américain » dont les tendances impérialistes ne sont pas nouvelles, mais qui, sous Donald Trump, s’expriment avec une logique nouvelle : celle de la valeur. « Quand il est allé visiter l’Arabie saoudite, [le président américain] a annoncé renoncer à toute volonté de changement de régime, à exporter la démocratie. Ce qui compte aujourd’hui, c’est l’intérêt mutuel et d’abord le sien. »

Ce retour au primat de l’intérêt national s’est notamment manifesté par l’instauration de nouveaux droits de douane ou l’attention stratégique portée aux terres rares. Pour autant, Philippe Étienne a tenu à nuancer : cette posture n’est pas l’apanage du seul camp républicain. « Comme ses prédécesseurs, Donald Trump s’inscrit dans une logique America First, au détriment du multilatéralisme et des institutions internationales. Mais il serait erroné de croire que les présidences démocrates ont, elles, systématiquement défendu l’ordre international. »

Et d’en donner un exemple : sous Joe Biden, les États-Unis ne sont pas revenus pleinement dans le giron de l’Organisation mondiale du commerce. Qu’elle soit démocrate ou républicaine, la politique étrangère américaine ne cesse de s’affranchir des règles multilatérales qu’elle a pourtant contribué à créer, a-t-il pointé, à San Francisco pour l’Organisation des nations unies, à Bretton Woods pour le système monétaire international.

L’Union européenne « doit redevenir une puissance »

Face au virage protectionniste des États-Unis, les Européens doivent s’affirmer, a estimé Philippe Étienne. « Il faut devenir une puissance, mais pas un empire. Une puissance fidèle à l’ADN européen, fondée sur deux piliers : les biens communs - c’est-à-dire la coopération internationale - et la démocratie », a-t-il martelé.

L’ancien ambassadeur a illustré son propos par un exemple de leadership européen : les discussions sur le nucléaire iranien. « Ce sont les Européens qui ont engagé les premières négociations avec l’Iran en 2003. L’Union européenne a longtemps été meneur sur ce dossier. Mais aujourd’hui, il n’y a plus de négociations : c’est la guerre. »

Deux axes doivent désormais, selon lui, guider l’action européenne. Le premier : renforcer l’Europe de la défense, en maintenant le soutien à l’Ukraine pour lui permettre de tenir dans la durée. Le second : développer une véritable industrie militaire commune, à travers des appels d’offres conjoints.

« Il faut que la Banque européenne d’investissement s’engage pleinement, mais aussi que l’Union européenne elle-même aille plus loin, et pas seulement avec les 800 milliards d’euros d’Ursula Van Der Leyen, ceux du plan de réarmement de l’Europe, car on connaît l’état des finances publiques nationales, et pas seulement qu’en France. »

Faire barrage à la Chine, l’ambition américaine

Deux semaines avant son retour à la Maison Blanche, Donald Trump avait réclamé que les pays du Vieux Continent et le Canada consacrent 5 % de leur produit intérieur brut à leur défense. Si la demande avait, à l’époque, fait sauter plus d’un Etat au plafond, le président des Etats-Unis pourrait bien obtenir gain de cause.

Lors d’une réunion des ministres de la défense, le 5 juin, à Bruxelles, Pete Hegseth, le secrétaire américain à la défense, a confirmé que les pays membres de l’Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) étaient « très proches » d’un accord. Les alliés pourraient ainsi annoncer, lors du sommet de l’OTAN à La Haye, les 24 et 25 juin, qu’ils sont prêts à consacrer 5 % de leur richesse nationale à la défense.

Mais cela suffira-t-il à convaincre Donald Trump ? Cette obsession américaine n’est pas nouvelle, ni propre au nouveau pensionnaire de la Maison Blanche, a souligné Philippe Étienne devant l’AEFR. « J’ai travaillé avec Donald Trump depuis l’Élysée mais j’ai aussi connu l’administration Biden. Ce que tous ont en commun, c’est une priorité : maintenir la suprématie mondiale des États-Unis face à l’émergence de la Chine, notamment sur les technologies critiques qui conditionnent à la fois la souveraineté économique et la sécurité. »

Un constat qui, selon lui, oblige les Européens à accélérer : « Je connais des responsables du Pentagone qui nous répètent depuis des années : vous parlez sans cesse de la défense européenne, faites-la une bonne fois pour toutes. » Pour l’ambassadeur, il ne s’agit pas de rompre avec les États-Unis, mais d’organiser une transition stratégique. « L’Europe a encore besoin de la garantie de sécurité américaine. Mais c’est en prenant davantage de responsabilités militaires au sein de l’Alliance que nous serons crédibles. Et que les États-Unis pourront se redéployer. »

Romain Tardino

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