Jeudi
19 juin, lors d’une conférence de l’Association Europe-Finance-Régulations,
l’ancien ambassadeur de France à Washington a appelé à « organiser une
transition stratégique », sans rompre avec les États-Unis.
Cela
fait maintenant six mois que Donald Trump est revenu à la tête des États-Unis.
Six mois intenses, marqués par une succession de décisions qui ont déstabilisé
les marchés mondiaux : relèvement des droits de douane, remise en cause des
alliances traditionnelles avec le Canada ou l’Union européenne, politique de
dérégulation…
Autant
de mesures qui ont accru les risques d’instabilité économique et financière à
l’échelle mondiale, tout en creusant un peu plus le fossé entre les marchés
américains et ceux du reste du monde. En Europe, ce virage brutal laisse place
à une profonde incertitude. À tel point que plusieurs responsables
gouvernementaux ne parlent plus d’« alliance » ou de « partenariat
», mais de « rivalité ». Le président de la République lui-même évoquait,
dans son discours sur la guerre en Ukraine le 5 mars 2025, que « les
Etats-Unis avaient changé leurs positions sur cette guerre, soutiennent moins
l'Ukraine » laissant « planer le doute sur la suite ».
Dans ce contexte tendu, où le
protectionnisme et une rhétorique commerciale agressive alimentent les craintes
d’un ralentissement économique généralisé, la conférence des Entretiens de
l’AEFR, organisée jeudi 19 juin 2025 dans les locaux d’Euronext, à La Défense,
s’est penchée sur les répercussions de ce nouveau cap américain. Parmi les
invités, Philippe Étienne, ancien ambassadeur de France à Washington entre 2019
et 2023, a été invité à partager son analyse.
« Donald Trump s’inscrit
dans une logique America First »
De l’avis de l’ancien
ambassadeur, nous sommes désormais entrés dans une ère dominée par un rapport
de force assumé. « C’est de nouveau le monde de la guerre », a-t-il
estimé, évoquant « un empire américain » dont les tendances
impérialistes ne sont pas nouvelles, mais qui, sous Donald Trump, s’expriment
avec une logique nouvelle : celle de la valeur. « Quand il est allé visiter
l’Arabie saoudite, [le président américain] a annoncé renoncer à toute volonté
de changement de régime, à exporter la démocratie. Ce qui compte aujourd’hui,
c’est l’intérêt mutuel et d’abord le sien. »
Ce retour au primat de
l’intérêt national s’est notamment manifesté par l’instauration de nouveaux
droits de douane ou l’attention stratégique portée aux terres rares. Pour
autant, Philippe Étienne a tenu à nuancer : cette posture n’est pas l’apanage
du seul camp républicain. « Comme ses prédécesseurs, Donald Trump s’inscrit
dans une logique America First, au détriment du multilatéralisme et des
institutions internationales. Mais il serait erroné de croire que les
présidences démocrates ont, elles, systématiquement défendu l’ordre
international. »
Et d’en donner un exemple :
sous Joe Biden, les États-Unis ne sont pas revenus pleinement dans le giron de
l’Organisation mondiale du commerce. Qu’elle soit démocrate ou républicaine, la
politique étrangère américaine ne cesse de s’affranchir des règles
multilatérales qu’elle a pourtant contribué à créer, a-t-il pointé, à San
Francisco pour l’Organisation des nations unies, à Bretton Woods pour le
système monétaire international.
L’Union européenne « doit
redevenir une puissance »
Face au virage
protectionniste des États-Unis, les Européens doivent s’affirmer, a estimé
Philippe Étienne. « Il faut devenir une puissance, mais pas un empire. Une
puissance fidèle à l’ADN européen, fondée sur deux piliers : les biens communs
- c’est-à-dire la coopération internationale - et la démocratie », a-t-il
martelé.
L’ancien ambassadeur a
illustré son propos par un exemple de leadership européen : les discussions sur
le nucléaire iranien. « Ce sont les Européens qui ont engagé les premières
négociations avec l’Iran en 2003. L’Union européenne a longtemps été meneur sur
ce dossier. Mais aujourd’hui, il n’y a plus de négociations : c’est la guerre.
»
Deux axes doivent désormais,
selon lui, guider l’action européenne. Le premier : renforcer l’Europe de la
défense, en maintenant le soutien à l’Ukraine pour lui permettre de tenir dans
la durée. Le second : développer une véritable industrie militaire commune, à
travers des appels d’offres conjoints.
« Il faut que la Banque
européenne d’investissement s’engage pleinement, mais aussi que l’Union
européenne elle-même aille plus loin, et pas seulement avec les 800 milliards d’euros d’Ursula Van Der
Leyen, ceux du plan de réarmement de l’Europe, car on connaît l’état des finances publiques
nationales, et pas seulement qu’en France. »
Faire barrage à la Chine, l’ambition
américaine
Deux semaines avant son
retour à la Maison Blanche, Donald Trump avait réclamé que les pays du Vieux
Continent et le Canada consacrent 5 % de leur produit intérieur brut à leur
défense. Si la demande avait, à l’époque, fait sauter plus d’un Etat au plafond,
le président des Etats-Unis pourrait bien obtenir gain de cause.
Lors d’une réunion des
ministres de la défense, le 5 juin, à Bruxelles, Pete Hegseth, le secrétaire
américain à la défense, a confirmé que les pays membres de l’Organisation du
traité de l'Atlantique Nord (OTAN) étaient « très proches » d’un accord. Les alliés
pourraient ainsi annoncer, lors du sommet de l’OTAN à La Haye, les 24 et 25
juin, qu’ils sont prêts à consacrer 5 % de leur richesse nationale à la défense.
Mais cela suffira-t-il à
convaincre Donald Trump ? Cette obsession américaine n’est pas nouvelle, ni
propre au nouveau pensionnaire de la Maison Blanche, a souligné Philippe Étienne
devant l’AEFR. « J’ai travaillé avec Donald Trump depuis l’Élysée mais j’ai
aussi connu l’administration Biden. Ce que tous ont en commun, c’est une
priorité : maintenir la suprématie mondiale des États-Unis face à l’émergence
de la Chine, notamment sur les technologies critiques qui conditionnent à la
fois la souveraineté économique et la sécurité. »
Un constat qui, selon lui,
oblige les Européens à accélérer : « Je connais des responsables du
Pentagone qui nous répètent depuis des années : vous parlez sans cesse de la
défense européenne, faites-la une bonne fois pour toutes. » Pour l’ambassadeur,
il ne s’agit pas de rompre avec les États-Unis, mais d’organiser une transition
stratégique. « L’Europe a encore besoin de la garantie de sécurité
américaine. Mais c’est en prenant davantage de responsabilités militaires au
sein de l’Alliance que nous serons crédibles. Et que les États-Unis pourront se
redéployer. »
Romain
Tardino