Webinaire de l’Institut
Choiseul
En préambule de ce webinaire
organisé par le E-Club Choiseul en juin, Pascal Lorot, président de l’Institut
Choiseul a présenté ses invités : Nathalie Goulet, sénatrice de l’Orne,
secrétaire de la commission des finances du Sénat, et Charles Prats, vice-président
du tribunal de Paris, responsable pendant quatre ans de la coordination
nationale de la lutte contre les fraudes sociales, fiscales et douanières au
ministère du Budget.
Les problématiques liées aux
finances publiques ne manquent pas et notre dette progresse peu à peu pour
atteindre aujourd’hui 120 % du PIB. Le déficit s’élève à 220 milliards d’euros
; celui de la Sécurité sociale atteindra vraisemblablement 52 milliards d’euros
en 2020. Dans ce cadre-là, il semble approprié de s’intéresser à la fraude
sociale pour laquelle les estimations flirtent avec les 30 milliards d’euros
par an. Ce détournement récurrent trouverait facilement une affectation
profitable à tous. Rappelons en termes d’échelle que, face à une crise
économique planétaire, la France a obtenu 40 milliards d’euros de subventions
dans le cadre du plan de relance européen acté le 21 juillet dernier après
quatre jours de discussions tendues.
Qu’entend-on par fraude sociale
? On parle beaucoup de fraudes fiscales, de fraudes à la TVA, etc. Mais quid de
la fraude sociale concrètement ? Charles Prats la divise en deux volets : d’un
côté, la fraude aux cotisations sociales, aux prélèvements, c’est-à-dire
globalement le travail au noir et la sous-déclaration d’heures travaillées.
C’est un problème de recettes. De l’autre côté, la fraude aux prestations
sociales qui, elle, concerne la dépense. Les deux ne répondent pas aux mêmes
logiques ni aux mêmes mécanismes. Le montant de la fraude aux cotisations
sociales est estimé dans une fourchette assez étendue allant de 20 à
25 milliards d’euros par an selon la Cour des comptes, contre 7 à 9 milliards
d’euros pour l’Agence centrale des organismes de sécurité sociale (ACOSS). La
divergence des totaux avancés a trait aux modèles hétérogènes de calculs employés.
Concernant la fraude aux
prestations sociales qui nous intéresse présentement, les évaluations des
organismes ne sont pas disponibles, hormis celles de la Caisse nationale
d’allocation familiale. Les chiffres des fraudes détectées sont quant à eux
accessibles. Pour la branche famille, la fraude au RSA, aux allocations
familiales, aux allocations logement, etc., la Caisse nationale des allocations
familiales (CNAF) annonce un montant d’un peu plus de 2 milliards d’euros par
an. Pour la branche maladie, la Caisse nationale d’assurance maladie (CNAM) ne
fait aucune évaluation. Cependant, l’European Healthcare Fraud and Corruption
Network (EHFCN), réseau européen des caisses d’assurance maladie, évaluait la
fraude contre la CNAM française à 10,5 milliards d’euros (5,5 %) en 2009/2010,
et à 14 milliards d’euros (7,2 %) l’année suivante. Pour la Caisse nationale
d’assurance vieillesse (CNAV), il n’existe pas non plus d’évaluation, bien que
des fraudes y soient connues. La fraude aux prestations sociales ne fait pas
davantage l’objet d’une estimation officielle, pas plus que l’ensemble des
branches de la Sécurité sociale toutes confondues.
Face au peu d’éléments
d’analyse proposés, si on s’en réfère empiriquement au taux de fraude moyen
observé (6 à 7 %) contre les institutions/ organisations, et qu’on le rapporte
aux dépenses de protections sociales de notre pays (787 milliards d’euros par
an), un montant global de fraude de 45 milliards d’euros annuel ressort.
Charles Prats explique qu’en
2010, alors en poste au ministère du Budget, il est confronté à une importante
fraude documentaire à l’immatriculation sociale pour les gens nés outre-mer ou
à l’étranger, c’est-à-dire au moment où on leur attribue le numéro de Sécurité
sociale. Pourquoi là ? Parce que nés en métropole, Français ou étranger,
l’INSEE vous attribue automatiquement un numéro de Sécurité sociale. En
revanche, si vous êtes né ailleurs, le processus diffère et se contourne.
Le numéro de Sécurité sociale
est alors attribué par un service de la CNAV. Le service administratif national
d’identification des assurés (SANDIA), c’est son nom, agit par délégation de
l’INSEE. Il immatricule sur la base des documents d’état civil qu’il reçoit de
la part des demandeurs. En 2010, une fraude documentaire y a été découverte.
Par suite, le Groupement interministériel de fraude à l’identité (GIFI) a
enquêté et une mission a été diligentée en 2011. Les analyses ont conclu à un
taux de fraude de 10,4 %. Le taux est impressionnant, plus de 10 % des numéros
de Sécurité sociale attribués à des personnes nées hors métropole l’étaient sur
la base de faux documents. Cela représentait 1 800 000 numéros de Sécurité
sociale octroyés indûment. Aucune action n’a été menée sur ce stock. Depuis dix
ans, le sujet, tabou pour les uns, scandaleux pour les autres, passe
alternativement de l’ombre à la lumière au gré des élus.
Jean-Christophe Lagarde, député
de Seine-Saint-Denis (5e circonscription), président du groupe
parlementaire UDI et indépendants, a choisi d’établir, en 2020, une commission
d’enquête sur la fraude aux prestations sociales, présidée par Patrick Hetzel,
député du Bas-Rhin. Cette commission parlementaire enchaîne les auditions sous
serment qui chacune amène son lot d’informations : le 11 février 2020, Mathilde
Lignot-Leloup, directrice de la Sécurité sociale, estime que 2 600 000 cartes
Vitales de trop pourraient circuler par rapport aux nombre de porteurs
potentiels ; le 2 juin 2020, Renaud Villard, directeur général de la CNAV,
précise que 3 007 261 individus nés outre-mer ou à l’étranger perçoivent une
prestation du régime général quand le SANDIA recense 4 100 000 ayants droit ;
le 3 mars 2020, Charles Prats, lui-même entendu, s’étonne de l’écart entre les
8 200 000 personnes nées à l’étranger effectivement recensées sur le territoire
national et les 12 392 865 personnes disposant de droits ouverts avec une
immatriculation attribuée par le SANDIA (réponse du gouvernement à la question
10 735 paru au JO du Sénat du 7 novembre 2019). En détail, ces
12 392 865 personnes se manifestent à :
- 86 % pour les droits maladie
(donc soumis à une condition de résidence), soit 10 600 000 individus
directement comparables au 8 200 000 connus, ce qui laisse supposer
2 400 000 fantômes qui perçoivent des indemnités ;
- 43 % pour les prestations
familiales, soit 5 100 000 personnes sur un total de 12 700 000 allocataires de
la branche famille. 42 % des allocataires de la branche famille en France
seraient donc nés à l’étranger ou outre-mer ;
- 33 % pour la retraite, soit
4 100 000 personnes pensionnées sur, rappelons-le, 8 200 000 individus en tout
(sans tenir compte toutefois des retraités installés à l’étranger).
Ces chiffres dressent un bilan
qui alimente la thèse d’une fraude massive. Pour le magistrat, en considérant
simplement par hypothèse 2 400 000 fantômes parmi les personnes nées hors
métropole, et le montant moyen de la dépense sociale par personne
(11 800 euros), l’enjeu grossièrement calculé s’élève ainsi à 28 milliards par
an !
Avant la commission nommée par
Jean-Christophe Lagarde, le 28 mai 2019, le gouvernement Philippe avait déjà
confié une mission d’évaluation de la fraude aux prestations sociales à
Nathalie Goulet, sénatrice de l’Orne et Carole Grandjean, députée de
Meurthe-et-Moselle (1re circonscription). Leur rapport a été rendu à
l’automne 2019. Il établissait l’existence de 5 200 000 cartes Vitales actives
en surnombre. Après six mois de travail sur le sujet, la sénatrice et la
députée se sont trouvé confortées dans l’idée que la fraude sociale n’est pas
une fraude de pauvre, point capital en termes de communication. C’est une
fraude organisée. La sénatrice l’assure : « À
chaque fois qu’on parle de fraude sociale, l’opinion s’imagine qu’on va chasser
les pauvres et les émigrés. C’est un malentendu que les médias devraient
dissiper. Notre système est pillé par des réseaux ». Ces derniers profitent
de l’omerta sur la fraude sociale. Tout le monde s’accorde bien à parler de
fraude fiscale mais pas de fraude sociale, tabou français, alors que c’est le
même type de préjudice contre les finances publiques. Le resquilleur profite
également du cloisonnement d’information qui sépare les caisses. Elles
n’échangent pas les données. Problème : le citoyen déclare un domicile fiscal,
il ne déclare pas de domicile social. En conséquence, un même individu peut
être en couple à Marseille et toucher des prestations, marié à Paris pour en
recevoir d’autres, et célibataire dans le Nord afin de bénéficier d’un
troisième type de prestation. Bref, le citoyen peut avoir plusieurs domiciles sociaux,
multiplier ses prestations sociales dans différentes régions, voire les
déléguer à un tiers. Autre souci : il n’existe aucun lien aujourd’hui entre les
services de l’Assurance Maladie et ceux du ministère de l’Intérieur ou des
Affaires étrangères concernant le droit des étrangers à être sur le territoire
national. Premier exemple : un étudiant Erasmus qui vient en France a une carte
Vitale. Lorsqu’il achève ses études et qu’il rentre dans son pays, trois cas de
figure se présentent. Premièrement, il restitue la carte comme prévu,
deuxièmement, il la garde et revient se faire soigner au besoin, troisièmement,
il la remet à un tiers. Deuxième exemple : des travailleurs en situation
régulière ont légitimement une carte Vitale. Lorsque leur droit de séjour
expire, la carte reste valide. L’automatisme de désactivation de la carte
Vitale en fonction de la durée du droit de séjour n’existe pas. Idem pour les
morts qui utilisent encore leur carte Vitale. Autre point, nos consulats ne
sont pas équipés pour contrôler les bénéficiaires de pension à l’étranger... Et
évidemment, l’imagination des astucieux pour duper notre système perclus de
failles est infinie. Le rapport Goulet - Grandjean commence par 30 pages qui
recensent les mille et une façons de flouer les caisses. En temps normal, la
France verse un peu plus de 450 milliards d’euros de prestations sociales. Le
rapport évalue la fraude à environ 10 %, c’est-à-dire 45 milliards.
Pour Nathalie Goulet, deux
Caisses nationales d’assurance, celle de la maladie et celle de la vieillesse,
se montrent particulièrement rétives sur le sujet : pas de divulgation
d’information même avec l’aval de la CNIL ; refus de chasser la fraude ;
évaluation de la fraude entre soi. Bien que les caisses soient déterminantes
pour mener une lutte efficace, personne n’a de prise sur elles, d’autant
qu’elles n’encourent aucune sanction.
« Cette fraude n’est pas celle des émigrés ni celle des pauvres »,
martèle la sénatrice. Elle est générée par le système et prospère sans être
inquiétée par les pouvoirs publics. Au sein de l’Assurance Maladie, 60 % du
montant des détournements touchent le corps médical et le système hospitalier.
Tout le monde a entendu parler, en pleine pandémie, du salarié d’un hôpital qui
s’est fait prendre la main dans le sac en essayant de revendre un respirateur.
Autre exemple, un kiné se rend dans un EHPAD pour traiter 14 personnes dans la
journée sans quitter le site et facture 14 déplacements. De tels auteurs d’abus
individuels n’ont pas conscience que le cumul de leurs actes ramené à l’échelle
du système se solde par une addition colossale. Le phénomène atteint de telles
proportions que Tracfin consacre désormais plusieurs pages à la fraude sociale
dans son rapport annuel, peut-être justement pour inciter le pouvoir à lutter
contre ce fléau nuisible à nos finances déjà peu vaillantes. Augmenter les
contrôles et combattre cette fraude aux finances publiques est primordial pour
la sauvegarde de notre système de santé.
Que faire ? Le rapport Goulet -
Grandjean préconise une multitude de recommandations. Il serait possible de
ré-enrôler les assurés avec des cartes Vitales biométriques, de rendre les
cartes temporaires, renouvelables. Il faut, de plus, un corps d’inspecteurs
très stricts. Une coopération des départements entre eux, un partage des
informations, notamment en matière de RSA, s’imposent pour contrer les réseaux
qui exploitent le filon des administrations qui n’échangent pas entre elles. De
même, aider certains pays à rétablir un état civil fiable apparaît aujourd’hui
comme une priorité.
Il faut également faire de la
pédagogie sur la fraude sociale, de l’éducation, faire connaître, outre la
perte sèche de moyens, les nuisances implicites. Ainsi, la société qui fraude
aux cotisations fait du dumping, de la concurrence déloyale à l’ensemble
économique d’un territoire.
La crise de la Covid-19 a promu
l’idée d’un numéro de Sécurité sociale européen. Celui-ci permettrait
d’endiguer les fraudes transfrontalières : individu travaillant dans un pays
membre et percevant une pension de retraite d’un autre ; chômeur dans un pays
et actif dans un autre ; etc. La coopération européenne sur ces problèmes
s’avère aujourd’hui excessivement ténue.
Enfin, la France pourrait
s’inspirer de la Belgique dont la Banque-carrefour de Sécurité sociale est
extrêmement performante. Les données y sont parfaitement protégées en
conformité avec les attentes de l’autorité de protection des données (APD) du
pays.
C2M