Si théoriquement la protection juridique accordée aux lanceurs d’alerte
s’est beaucoup étoffée ces dernières années en France, la réalité reste âpre
pour eux dans la pratique. Ceux qui franchissent le pas s’exposent à
d'importants risques, notamment en matière pénale.
L’actualité récente a été
marquée par plusieurs scandales de maltraitance dans des Ehpad, à l’encontre de
personnes vulnérables, âgées ou handicapées. Ils ont mis en lumière le rôle
essentiel du lanceur d’alerte, sans qui des faits juridiquement ou moralement
répréhensibles n’auraient jamais pu être portés à la connaissance de tous. Qu’ils soient des
journalistes, des proches ou des professionnels de santé, les lanceurs d’alerte
bénéficient d’une protection juridique, aussi bien dans le droit pénal que dans
le code du travail ou de la fonction publique.
Si l’action des lanceurs
d’alerte ne se résume pas au secteur social et médico-social, l’actualité
récente fait que les juristes s’interrogent aujourd’hui sur « la
question de la maltraitance dans l'environnement particulier des structures que
sont les établissements sociaux et médicaux-sociaux », a déclaré début avril
Sylvie Moisdon-Chataigner, professeure des universités à Rennes, lors d’un
colloque sur la place des lanceurs d’alerte.
D’ailleurs, la question de la
maltraitance préoccupe de plus en plus les Français. Il s’agit même de la
deuxième crainte derrière celle d’une maladie grave, d’après le sondage réalisé
en novembre 2022 par le Centre de recherche pour l'étude et l'observation des
conditions de vie (Credoc).
Alice Casagrande,
vice-présidente de la Commission pour la lutte contre la maltraitance et la
promotion de la bientraitance précise que selon ce sondage, les « publics
pour lesquels les Français sont les plus inquiets sont les personnes âgées et
les personnes handicapées ». C’est-à-dire des personnes souvent prises
en charge dans les établissements sociaux et médico-sociaux.
La question des maltraitances
préoccupe particulièrement les jeunes générations, sensibles notamment sur deux
points : les violences sexistes et sexuelles, et les discriminations. « Ne croyons donc
pas qu’en parlant des maltraitances nous allons décourager les jeunes
générations. Au contraire, résoudre les maltraitances est un préalable
lorsqu’on veut respecter une mentalité des jeunes générations »,
détaille Alice Casagrande.
Un
arsenal juridique qui protège le lanceur d’alerte
Dans ce contexte, le lanceur
d’alerte est une « sentinelle des sociétés modernes » qui
œuvre pour la victoire de « l’intérêt général » et de la « transparence »,
a déclaré lors du même colloque Claudia Ghica-Lemarchand, professeure à
l’université de Paris-Est Créteil. Toutefois, il est confronté à
différents risques juridiques dont le plus important est d’ordre pénal.
Les lanceurs d’alerte sont
protégés par plusieurs textes dont la loi du 9 décembre 2016 relative à la
transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie
économique. Cette loi a conçu une « protection
particulière pour les lanceurs d’alerte » en inscrivant des
dispositions dans le Code pénal. Cela signifie que le lanceur d’alerte a été
placé « tout en haut de la pyramide des valeurs sociales » en
étant « protégé par le droit contemporain », commente la
professeure.
La loi du 21 mars 2022 visant
à améliorer la protection des lanceurs d'alerte est venue renforcer le
mécanisme en complétant le dispositif pénal et en inscrivant plusieurs
dispositions dans le code du travail.
Ces deux lois ont notamment
instauré des infractions spéciales pour protéger le statut, dont l’interdiction
de la divulgation de l’identité du lanceur d’alerte, ainsi que l’interdiction
de l’obstruction au traitement du signalement. Ces deux infractions sont punies
de peines d’emprisonnement. En outre, l’utilisation de la
plainte ou de la menace de plainte à l'encontre du lanceur d’alerte peut être
sanctionnée d’une amende de 30 000 euros par la loi de 2016, augmentée à 60 000
euros par la loi de 2022.
L’arsenal juridique assure
également une protection indirecte en permettant au lanceur d’alerte de « s’exonérer
de sa responsabilité pénale ». Cela « témoigne d’une politique
pénale offensive au service des lanceurs d’alerte » qui ne se « contente
plus d’une option défensive timorée », observe Claudia Ghica-Lemarchand. « Si le
dispositif pénal est d’apparence classique, son analyse approfondie révèle un
mécanisme novateur qui consacre une nouvelle valeur sociale donnant à la
protection des lanceurs d’alerte une dimension supérieure à celle assurée par
les autres disciplines. »
Les lois de 2016 et 2022
offrent ainsi de nouvelles garanties aux lanceurs d’alerte, complète Gilles
Dedessus-Le Moustier, maître de conférences à l’Université de Rennes. L’arsenal
juridique dans le droit du travail » est
beaucoup plus conséquent. Théoriquement, de nombreuses mesures internes à
l’entreprise ne peuvent pas être prises à l’encontre du lanceur d’alerte, comme
la suspension, rétrogradation, mise à pied, licenciement, transferts de
fonction, suspension de la formation, sanctions financières, etc. Si « l’arsenal est là »,
on pourra progresser en instaurant un statut unique de lanceur d’alerte mais « le
chantier est vaste et la tâche est ardue », estime le professeur.
Un
lanceur d’alerte s’expose à de nombreux risques
Malgré ces dispositions, le
lanceur d’alerte s’expose à un risque de responsabilité pénale puisqu’il « commet
lui-même diverses infractions » souligne Claudia Ghica-Lemarchand :
révélation d’un secret professionnel, vol, abus de confiance, recel, etc.
Il existe aussi d’autres infractions « spéciales » en dehors
du code pénal, la « plus célèbre étant sans doute la diffamation »
telle que prévue dans la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
Cependant, l’article 122-9 du
code pénal permet au lanceur d’alerte de s’exonérer de sa responsabilité pénale
sous certaines conditions. Contrairement aux autres
clauses d’irresponsabilité prévues par le code pénal où le « bénéficiaire
est toujours désigné de façon générique ». L’article 122-9 vise
spécialement le lanceur d’alerte qui doit remplir certaines conditions pour
être pénalement protégé.
Le lanceur d’alerte est
défini comme une personne
physique qui signale ou divulgue, sans contrepartie financière directe et de
bonne foi, des informations portant sur un crime, un délit, une menace ou un
préjudice pour l'intérêt général. Il peut bénéficier d’une
protection pénale même s’il a dénoncé des faits portant atteinte à un secret protégé par la loi, dès lors
que cette divulgation est nécessaire et proportionnée à la sauvegarde des
intérêts en cause.
Depuis la loi de 2022, le
mécanisme d’irresponsabilité pénale a été étendu aux faits portant sur les
atteintes aux biens. Si la liste des infractions
pouvant être dénoncées par le lanceur d’alerte a été complétée en 2022, « plusieurs
questions continuent d’être posées », remarque Claudia
Ghica-Lemarchand.
Il est exigé par le code
pénal que le lanceur d’alerte ait eu connaissance des informations de façon
licite. Cela veut dire que certaines infractions dénoncées, de par leur nature,
sont exclues de la clause permettant au lanceur d’alerte de bénéficier d’une
irresponsabilité pénale. Par exemple, un lanceur
d’alerte qui aurait eu connaissance des informations en s’introduisant
illégalement dans un système informatique sera exclu du dispositif de
protection juridique, de même qu’après une atteinte à la vie privée des
personnes.
Dans
la fonction publique, une situation complexe pour les lanceurs d’alerte
Il existe donc un risque
juridique réel pour le lanceur et il est « indispensable de sécuriser
autant que nécessaire le parcours de l’auteur des alertes », considère
Aude Cavaniol, maître de conférences à l’université Rennes 2. Cela est d’autant plus
important dans le secteur social et médico-social qui traverse une « crise
d’attractivité majeure » lourde de conséquences sur la qualité de
service. Cette situation engendre des « risques accrus de maltraitance »
et il est « incontournable » de mettre en place de dispositifs
d’alertes « efficaces et sûrs », enchaine la professeure.
Dans la fonction publique, de
nombreuses mesures ont été prises depuis 25 ans pour protéger les agents. Le Code général de la fonction publique contient ainsi plusieurs articles qui
protègent le signalement de faits susceptibles d’être qualifiés de conflits
d’intérêts, de crimes ou délits, ainsi que des mesures de protection pour les
personnes ayant signalé ou témoigné de tels faits.
On trouve aussi des
dispositifs spécifiques d’alerte en matière de discrimination, de harcèlement
ou encore d’atteintes à l’intégrité physique. Cependant, il existe de
nombreux « obstacles légaux » aux lanceurs d’alerte comme le
secret médical qui est exclu du régime juridique de l’alerte, aussi bien pour
les agents publics que pour les salariés du privé, indique Aude Cavaniol.
A ces obstacles légaux, il
s’ajoute les défauts d’information des agents par l’administration sur leurs
droits en matière de signalement. En effet, la « connaissance
des dispositifs constitue un enjeu essentiel qui conditionne leur déploiement
et c’est pourquoi des obligations d’information sont imposées ». Or « il
arrive que des responsables locaux communiquent peu voire pas du tout »
sur les dispositifs d’alerte.
Cette faible communication ne
favorise pas en France l’émergence d’une « culture de l’alerte »
alors même qu’on observe un « empilement » des dispositifs de
protection, aussi bien dans le droit général que sectoriel, regrette
l’intervenante. Pour autant, la question de
la maltraitance dans le secteur social et médico-social ne se réglera pas
uniquement avec des dispositions juridiques, mais aussi et surtout grâce à un
effort collectif de revalorisation des métiers et des conditions de travail.
Sylvain Labaune