« Faut-il
en finir avec le mécénat ? » Un brin provocatrice,
Admical a réuni plusieurs personnalités du monde associatif, de la recherche et
de l’entreprise, le 1er octobre dernier, dans un amphithéâtre
Marguerite de Navarre affichant complet. Le président de l’association,
François Debiesse, a dénoncé une « approche
schizophrène » autour d’un dispositif
« indispensable » pour l’intérêt général. De quoi donner le ton.
En 2017, 9 % d’entreprises étaient mécènes pour
un budget compris entre 3 et
3,6 milliards d’euros, révélait l’an dernier le baromètre 2018 du mécénat d’entreprise en
France. Un mécénat qui a le vent en poupe : les entreprises, de plus en
plus généreuses, sont aussi de plus en plus nombreuses – 82 000 au total.
En parallèle, une franchise de 10 000 euros vient d’être accordée par
Bercy pour favoriser le mécénat des petites et très petites entreprises.
L’intérêt général semble donc avoir, a priori, de beaux jours devant
lui !
C’est pourtant autour d’un thème « résolument
provocateur mais plus que jamais d’actualité » que l’Association pour
le développement du mécénat industriel et commercial a rassemblé plus de
500 personnes au Collège de France, lors de sa 4e édition,
le 1er octobre dernier : « Faut-il en finir avec
le mécénat ? ». En effet, alors qu’Hugues de Thé, médecin
oncologue et professeur au Collège de France, chargé d’introduire la journée
d’interventions et de débats autour de cette question, a soutenu que le mécénat
était devenu « une facette incontournable de toutes les grandes
institutions, le Collège de France y compris », François Debiesse,
président d’Admical, a tiré la sonnette d’alarme. Si le mécénat apparaît
« indispensable », il est également vivement critiqué voire
contesté : « défiscalisé, il coûterait trop cher à un État en
manque crucial de ressources, ne serait pas vraiment désintéressé et servirait
trop les intérêts de l’entreprise ; il serait une forme de déni de la
démocratie, un instrument de pouvoir permettant aux riches de s’emparer de
l’intérêt général pour servir leurs intérêts propres ». Le président
d’Admical est notamment revenu sur l’annonce du secrétaire d’État auprès du
ministre de l’Éducation nationale, Gabriel Attal, selon laquelle les
entreprises qui donnent plus de 2 millions d'euros par an verront, en
2020, leur taux de défiscalisation passer de 60 % à 40 % pour les
sommes qui excèdent ce seuil. Une mesure illogique et une « approche
schizophrène », pour François Debiesse : « on pousse d’un
côté, on freine de l’autre… ». L’occasion cependant de s’interroger,
a-t-il reconnu : alors, existe-t-il un bon et un mauvais mécénat ? Un
grand mécène est-il forcément duplice et intéressé ? L’éthique du mécénat
est-elle suffisante et suffisamment contrôlée ? a lancé le président
d’Admical à l'amphithéâtre – comble – Marguerite de Navarre.
Un outil de pouvoir
L’une des tables rondes de la journée s’est ainsi
intéressée à la notion de pouvoir. Le mécénat est-il un outil de pouvoir ?
Serge Weinberg, président de Sanofi, a indiqué qu’il l’était forcément de fait,
considérant son impact sur la société. Fondateur de l'Institut du cerveau et de
la mœlle épinière (ICM) ainsi que de l'Institut Télémaque, association engagée
pour l’égalité des chances dans l’éducation, l’homme l’a martelé : « aucun
de ces projets n’aurait pu être développé sans mécénat ».
Toutefois, Xavier Huillard, président de Vinci, a
tenu à souligner que si le mécénat pouvait s’assimiler à un outil de pouvoir,
il ne relevait « pas d’un choix, sans être non plus une contrainte ».
À son sens, cela fait plusieurs années que les entreprises ont compris que la
responsabilité sociale des entreprises était la seule manière pour elles d’être
durables. « Vous ne faites pas fonctionner une entreprise de
220 000 collaborateurs simplement en délivrant des bulletins de paie »,
a fait remarquer le PDG. Celle-ci doit donc être en permanence à la recherche
de thèmes pour nourrir la recherche de sens, qui nourrit « de plus en
plus d’exigences de la part de la nouvelle génération », a-t-il
observé.
Un point de vue partagé par Serge Weinberg :
« On est dans un engagement, une forme de militantisme, qui répond
également aux besoins des salariés, qui recherchent des entreprises capables
d’avoir une appréhension sur les situations sociales. »
Le président de Sanofi a d’ailleurs remarqué que les
projets qui marchaient le mieux étaient ceux où les salariés devenaient
« agents de la transformation ». « Il est fascinant de
voir à quel point, au sein d’une entreprise, il peut y avoir de la volonté, de
la générosité », s’est-il exclamé. Une générosité qui ne fonctionne
que si les salariés sont convaincus que l’entreprise est véritablement engagée,
a affirmé Serge Weinberg : « L’engagement ne saurait être qu’un
argument de communication – d’ailleurs, il ne faut jamais surcommuniquer. Ce
n’est pas une sorte de façade pour l’entreprise, cela doit correspondre à
quelque chose d’authentique, c’est un sujet de pacte social. » Pour
garder cette authenticité, les décisions doivent donc être prises en cohérence
avec la structure, et non les inclinations personnelles, a opiné Xavier
Huillard, qui a indiqué avoir fait le choix de « décentraliser »
l’objet du mécénat. « Les vrais patrons, ce sont les gens sur le
terrain, car ils savent comment jouer dans leur écosystème. Je ne prends donc
jamais de décisions sur ce sujet en fonction de moi. Par exemple, j’adore la
voile, mais j’ai toujours refusé de faire du mécénat en la matière. Je ne veux
pas donner l’impression que je dirige nos actions vers des choses qui me font
plaisir ! », a appuyé le président de Vinci.
S’il a jugé que le bien-fondé du mécénat n’était pas
à démontrer, Jean-Michel Tobelem, professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne,
également présent lors de la table ronde, a précisé que son existence même
n’était pas en péril, et qu’au contraire, le mécénat avait certainement
tendance à un peu trop s’imposer dans le paysage. Le professeur a en effet
rappelé qu’à l’époque de Jacques Rigaud, fondateur d’Admical, le mécénat était
considéré comme subsidiaire. « Or, aujourd’hui, on a l’impression que
le mécénat a changé de camp, qu’il faut faire mieux que l’État, s’y substituer »,
a-t-il constaté. En désaccord, Serge Weinberg a répondu qu’il fallait cesser de
défendre « une vision très étatiste de la société », sous
peine que notre société prenne du retard. « Les entreprises,
associations et les fondations ont une forme de liberté dans la transformation
sociale, et font des choses que l’État, les collectivités locales ou les
entreprises individuelles ne peuvent réaliser. Or, nous avons besoin
d’innovations, et l’État lui-même a reconnu qu’il ne pouvait pas assurer ces
financements », a argumenté le président de Sanofi. « On
vient d’un État très centralisé qui nous avait donné l’impression qu’il
s’occupait de tout cela et qu’on n’avait qu’à s’occuper de faire tourner nos
entreprises, mais ce n’est plus le cas », a abondé Xavier Huillard.
Autre point noir, selon Jean-Michel Tobelem :
le manque de transparence autour du mécénat. Ainsi, a-t-il indiqué, il n’existe
aucune évaluation de l’efficacité de ces dispositifs, et peu de données
chiffrées, considérant pourtant « l’engagement fiscal significatif de
la part de la collectivité nationale ». Par ailleurs, sur la
fiscalité, justement, le professeur a plaidé pour que les mécènes renoncent à
la défiscalisation, dans un « continuum de générosité » :
« Il faut aller jusqu’au bout et assumer la question de la générosité. On
ne peut pas être généreux aux frais de la collectivité », a-t-il
soutenu.
« On ne peut pas dire “je donne mais je récupère par ailleurs une
partie significative de mon don”.
Notre-Dame de Paris a par exemple conduit des donateurs à revenir en arrière
sur les avantages fiscaux qui leur étaient accordés. » Faisant
référence aux propos tenus par Alain-Dominique Perrin, rapportés dans Le
Monde –
« la Fondation Cartier pour l'art contemporain, ouverte en 1984, ne
coûte pas un centime au contribuable français puisque depuis des années, nous
ne défiscalisons plus rien ». Jean-Michel Tobelem a estimé que soit la
fiscalité était une technique indispensable au développement du mécénat, soit,
comme le suggérait cet exemple, que le mécénat se suffisait à lui-même ;
thèse à laquelle il a indiqué souscrire.
Serge Weinberg a admis que l’effort était certes
amorti en partie par l’avantage fiscal, mais que l’effet net était malgré tout
supporté par les entreprises ou les individus : « On ne peut pas
dire que l’aide abolit l’effort. » Par ailleurs, le président de
Sanofi a affirmé que la fiscalité était une vraie question. « Un
certain nombre de personnes ou d’entités sont indifférentes à l’aspect fiscal,
mais pas la majorité, il faut être empirique ! », a-t-il lancé,
rejoint par Xavier Huillard, pour qui le débat fiscal autour du mécénat revient
à « prendre le problème par l’autre bout de la lorgnette ».

Philippe Aghion
« La République est le
régime où l’on a intérêt à la vertu »
« Dans n’importe quel système social,
politique, on ne peut pas compter sur le désintérêt des citoyens, il faut des
incitations », a analysé de son côté Patrick Boucheron. Selon le
professeur au Collège de France, la question de savoir s’il faut en finir avec
le mécénat se pose, car la relation entre donner et dominer devient voyante, et
qu’il faut alors s’en expliquer. « Serions-nous donc entrés dans une
société du soupçon où l’on se souviendrait qu’étymologiquement, tout cadeau est
empoisonné ? », s’est-il interrogé, en écho à la polémique sur le
Bouquet de Tulipes de l’artiste Jeff Koons*.
Le professeur a cité le sociologue et anthropologue
Marcel Mauss qui, en 1923, avait « débiaisé une bonne fois pour toute
notre rapport à la gratuité du don comme un acte libre et désintéressé »,
en rappelant que le don se déploie en obligation continue et réciproque et que
le contre-don du mécénat était la reconnaissance : « de ce fait,
le don s’inscrit dans un circuit d’échange », a souligné Patrick
Boucheron. Ce dernier a pointé que le don était éthiquement ambivalent,
puisqu’à la fois intéressé et désintéressé. « Le don exprime des valeurs
de partage, de solidarité, de générosité, mais aussi une forme de violence, une
volonté d’éloignement, comme l’écrit Maurice Godelier. Ce qui oblige à donner,
c’est que donner oblige », a disséqué le professeur, avant de proposer
un bond en arrière : « Quand on parle de mécénat, on convoque
forcément l’histoire ! » Une histoire qui, a-t-il précisé,
« n’exalte pas davantage qu’elle condamne, mais qui donne à voir, à
comprendre et à se souvenir ». Le professeur est ainsi remonté à Caius
Cilnius Mæcenas homme politique sous l’Empire romain, de l’entourage de
l’empereur Auguste, qui a consacré sa fortune à promouvoir les lettres
(notamment Virgile). « La magnificence, qui est alors l’une des vertus
de l'ethos gréco-romain, se définit comme une éthique de la dépense,
a expliqué Patrick Boucheron. Cette magnificence montre que le geste de don
à la collectivité ne s’épuise jamais dans son efficacité politique immédiate.
C’est quelque chose qui déborde, qui dépasse l’intention du mécène. C’est ce
qui est désirable pour le bien commun » – ce qui n’empêche pas qu’il y
ait une dimension agonistique dans le mécénat, une compétition mécénale.
Au Moyen Âge, Paris est également une ville fondée
sur le mécénat princier : les frères et oncles des rois de France (notamment
du temps de Charles V) vont se livrer à une compétition autour des saintes
chapelles, dans une « course à la beauté et au savoir », tout
comme des acteurs politiques de premier plan. Patrick Boucheron a d’ailleurs
indiqué que cela avait amené, par contraste, certains rois, comme
Louis XI, à faire preuve de modestie : « Tout est réversible
dans le mécénat. Quand trop de gens donnent, et donnent trop, les plus
puissants sont amenés à se rétracter. » Par ailleurs, le faste fera
également l’objet de procès politiques, considéré comme un crime de
lèse-majesté.
C’est d’ailleurs pourquoi, au XVe siècle
en Italie, Cosme de Médicis finance « pour la gloire de Dieu et
l'honneur de la cité » et prend soin de ne pas se présenter sous les
traits d’un mécène fastueux. « Ce rapport mécénal a changé la donne du
pouvoir », a jugé Patrick Boucheron. Ce dernier a raconté que lorsque
l’architecte et philosophe Leon Battista Alberti est missionné pour rénover la
façade de l’église Santa Maria Novella, première basilique de Florence, le
fondateur de la dynastie des Médicis va alors demander un art plus discret. Par
ailleurs, engagé dans la politique mécénale, il ne le fait pas à découvert,
mais toujours au sein d’un groupe. « Il prend la tête d’un groupe de
66 citoyens pour ne pas faire comme les plus puissants et véhéments de ses
concurrents », a rapporté le professeur. « C’est un
exemple de ce que peut le pouvoir de donner et de ce qu’on attend comme
contre-don de ce pouvoir », a estimé Patrick Boucheron.
La Renaissance s’est pour sa part illustrée comme une
période de surinvestissements culturels par des pouvoirs en quête de légitimité
politique. « Plus ils étaient faibles, plus ils dépensaient. Pour
eux, le pouvoir provenait de la mise en beauté : s’entourer de choses magnifiques,
c‘était désarmer les autres. » La période a d’ailleurs hérité de la
conception de la magnificence gréco-romaine et du don chrétien. L’historien
Georges Duby les appelait les « générosités nécessaires », qui
amènent les riches à donner aux églises, et donc aux pauvres, « et, ce
faisant, se livrent à la plus désirable des opérations d’exonération fiscale,
car investir dans l’au-delà n’est-il pas ce qu’il y a de plus
intéressant ? » a plaisanté Patrick Boucheron. « Qu’on ne
blesse rien de l’orgueil du donateur à dire qu’il est intéressé et
désintéressé, car comme le disait Machiavel, la République est le régime où
l’on a intérêt à la vertu. Il suffit de s’organiser pour que chacun ait intérêt
à la vertu. », a-t-il conclu.
Le mécénat
comme « catalyseur culturel »
Cette 4e édition du Mécènes Forum a
également été marquée par l’intervention de la présidente de Radio France,
Sibyle Veil, venue défendre le mécénat comme catalyseur culturel. Celle-ci
l’a rappelé : Radio France est un média de sept antennes, mais aussi
une institution culturelle comprenant quatre formations musicales, dont
l’orchestre national de France, et l’orchestre philharmonique. « Il
s’agit d’un acteur engagé pour la culture diverse et accessible, pour défendre
le patrimoine et la création musicale, pour faire vivre le débat démocratique,
et le mécénat doit nous permettre d’aller plus loin pour relever les défis de
notre époque », a affirmé Sibyle Veil.
Cette dernière s’est dite frappée par la soif
d’engagement des citoyens, dans une époque où le numérique et les réseaux
sociaux ont levé beaucoup de barrières, a-t-elle observé : « Il
n’est plus besoin aujourd’hui d’appartenir à un syndicat, à un parti politique
ou à une association pour pouvoir prendre l’initiative de s’investir dans une
communauté, d’y défendre ses idées et de faire des propositions pour les faire
entendre. »
La présidente de Radio France a ainsi observé un glissement des
mécanismes de l'engagement : « avant, nous étions mobilisés par
une figure célèbre ou par institution légitime. Aujourd’hui, on SE mobilise,
pour une cause qui nous touche. »
Une mobilisation qui fait écho à celle de son
organisation, a-t-elle estimé, qui s’investit « pour donner la
compréhension aux Français des phénomènes de société qu’ils vivent et des
grands enjeux de notre temps ». Et ces derniers sont réceptifs, à en
croire le succès des émissions de philosophie, de sciences ou encore de
culture, mais aussi celles traitant de « grands sujets » –
environnement, gilets jaunes, etc. « Nous nous efforçons de prendre du
recul, de décrypter, d’analyser, de donner la parole à ceux qui par leur
expertise peuvent éclairer les auditeurs. » Autre engagement du média,
a ajouté la présidente de Radio France : mettre la réalité
au-dessus des faits. « À une époque où le fléau de notre démocratie est
la désinformation, à l’heure où les rumeurs et les fantasmes se répandent plus
vite que les démentis, nous faisons le choix de l’éducation aux médias et à
l’information », a-t-elle martelé. Ainsi, l’an dernier, le groupe
radiophonique a lancé un programme intitulé « Parlons info »,
afin que les journalistes se rendent sur le terrain, à la rencontre des
Français, pour parler avec eux de la désinformation. Par ailleurs, France
Info a récemment mis en place une cellule de veille sur les réseaux
sociaux, France Culture met en ligne des podcasts sur l’histoire du
complotisme, et France Inter a développé un programme Interclasses,
lancé en 2015, après les attentats. Plusieurs journalistes, frappés d’entendre
des professeurs rapporter que la réalité des attentats était contestée par des
élèves, ont réalisé qu’ils ne pouvaient pas laisser des jeunes adhérer à des
thèses complotistes, et se sont engagés volontairement, bénévolement, auprès de
ceux-ci. « Tout ça, on ne saurait le faire sans le soutien du mécénat »,
a répété Sibyle Veil.
Selon la présidente, une autre mission de service
public de Radio France est de contribuer à « apaiser le débat
public, dans un monde fracturé, une société marquée par la virulence »,
se faisant le miroir de la société, en présentant une image pluraliste et
diverse de la France. « Nous essayons de porter la féminisation, la
diversité des origines, la diversité des territoires. Dans l’ADN du groupe, il
y a un enjeu de proximité, de compréhension de ce que vivent les citoyens au
quotidien », a-t-elle assuré, considérant qu’il était urgent de briser
l’uniformisation culturelle qui s’amplifie. « Nous essayons de faire
découvrir la richesse de la création, ou encore du patrimoine musical »,
a-t-elle précisé, rappelant que dans beaucoup de régions, les Français n’ont
plus entendu depuis longtemps « des œuvres majeures de notre patrimoine »,
telles que La Symphonie fantastique de Berlioz, Le Sacre du printemps
de Stravinsky, La Mer de Debussy… Aidé par des partenaires et des
donateurs, le groupe organise donc de plus en plus de tournées de ses
orchestres dans les différents territoires français. Mais Radio France
s’est aussi donné pour objectif de « faire rayonner la culture au-delà
de l’Europe », a souligné Sibyle Veil. Ainsi, le groupe est de plus en
plus présent en Asie, et développe notamment une coopération soutenue avec la
Chine. « Ce qui nous lie, c’est ce lien à la culture. Nourrir une
compréhension avec un monde éloigné de nous passe par des échanges culturels,
et les Chinois nous aident à financer des tournées en Chine et Asie, nous
permettent de faire rayonner, plus largement que dans l’Hexagone, notre
patrimoine culturel »,
a appuyé la présidente de Radio France : « Cet objectif
d'éducation aux médias, d’accessibilité et de rayonnement de la culture, on ne
pourrait pas l’atteindre si nous n’avions pas d’acteurs engagés pour que notre
pays se porte mieux. »

Sibyle Veil
Financer la recherche
fondamentale : l’exemple des États-Unis
Outre un moteur culturel, le mécénat est également
un moteur de l’économie de l’innovation, a également plaidé Philippe Aghion
lors de cette journée d’interventions et de débats.
Le professeur au Collège de France a vanté les mérites d’un pays qu’il a
qualifié de « leader en matière d’innovations » : les
États-Unis, où la tradition mécénale commence avec James Smithson, au début du
XIXe siècle. L’homme veut créer à Washington un établissement
pour l’accroissement et la diffusion du savoir, et fait également créer des
instituts pour financer des domaines de recherche fondamentale peu investis par
l’État, comme l’embryologie. Comment se manifeste alors cette recherche ?
Jusqu’au début du XXe siècle, cette dernière est principalement
abstraite. Mais plus récemment, le mécénat a évolué vers le mid-stage, via
lequel les innovations fondamentales sont rendues opérationnelles. À ce titre,
il complète donc de plus en plus les dispositifs mis en place par le
gouvernement.
Aujourd’hui, outre-Atlantique, le dispositif joue
ainsi un rôle prépondérant dans le financement de la recherche fondamentale, de
la science et de l'ingénierie – 30 % des dépenses annuelles du top 50 des universités, soit
7 milliards par an. Des chiffres que la France est bien loin d’égaler, a
regretté le professeur.
« Le mécénat en France fonctionne bien, mais
il va trop peu aux universités. Or, on ne devient pas un grand pays
d’innovation sans de grandes universités : il n’y aurait pas la Silicon
Valley sans Stanford, il n’y aurait pas la Route 128 sans Harvard, et ça, c’est quelque chose qu’on a du mal à intégrer chez
nous », a pointé Philippe Aghion. Pour ce dernier,
cela viendrait du problème bien français selon lequel les dirigeants politiques
passent par de grandes écoles, et non les universités. Un cercle vicieux :
« La plupart des dirigeants n’ont jamais mis les pieds dans les
universités : ils ne font pas confiance à la recherche fondamentale. Donc
ils ne la financent pas, donc les universités sont pauvres, et perpétuent une
image de pauvreté, ce qui conforte les suivants dans l’idée de ne pas investir
dans les universités », a jugé le professeur. Un raisonnement qui
s’applique aux mécènes eux-mêmes, également souvent issus des grandes
écoles.
Pour Philippe Aghion, l’État a donc un rôle à jouer
comme coordinateur, facilitateur, pour organiser la recherche, et pour que
l’articulation État-mécénat soit la plus fructueuse possible : « L’État
doit investir plus et mieux. Ce n’est qu’avec un budget plus conséquent qu’il
soutiendra un mécénat plus important et de meilleure qualité pour encourager la
science. »
Quelles
alternatives pour l’intérêt général ?
Si le mécénat fait bouger les lignes, il n’est pas
pour autant le seul dispositif existant en la matière. Quelles alternatives,
alors ?
Pour Mathias Vicherat, secrétaire général de Danone,
« depuis toujours, le mécénat est une réponse indispensable, mais ce
n’est pas suffisant au regard des enjeux : il faut l’intégrer et le
dépasser ». Selon ce dernier, Danone a utilisé plusieurs leviers dans
ce cadre. En premier lieu : s’appuyer sur la coalition et le collectif.
À travers le fonds « Carbone Livelihoods » créé avec
12 autres entreprises, y compris des concurrents, le groupe investit dans
des projets à impact social et à réduction de carbone dans les milieux
agricoles des pays du sud. Par ailleurs, à l’occasion du G7, Danone et 33 autres sociétés ont
présenté une coalition d’entreprises pour lutter contre les inégalités, avec
1,4 milliard d’actions. « Le principe de la coalition est aussi
utilisé pour lutter contre la perte de la diversité », a indiqué
Mathias Vicherat. Exemple : à l’Assemblée générale de l’ONU, Danone et
d’autres entreprises se sont engagées contre la perte de la biodiversité
végétale et dans l’assiette, puisque « parmi 6 000 espèces de
plantes potentiellement consommables, 9 d’entre elles
représentent 75 % de la consommation mondiale, ce qui entraîne un risque
systémique et un risque en matière de dégradation des sols et de qualité
environnementale ». Par ailleurs, les coalitions permettent de
se doter d’une échelle internationale qui est, selon le secrétaire général de
Danone, « la bonne échelle pour lutter contre des problèmes
transverses, globaux et systémiques. C’est une saine émulation, permettant
d’échanger de bonnes pratiques ». La coalition dans le cadre du G7 a ainsi également créé un
incubateur et un accélérateur de projets, qui permet à des acteurs de présenter
des projets de manière transparente, et à d’autres de venir les accélérer, les
augmenter, les améliorer. « Pour dépasser le mécénat, la dimension
collective paraît donc indispensable », a résumé Mathias
Vicherat.
Autre levier : la participation des salariés –
ou le mécénat de compétences. Ex-directeur adjoint de la SNCF, Mathias Vicherat
s’est félicité qu’à l’époque, il y a deux ans, le cap des 2 000 salariés en mécénat de
compétences avait été dépassé. « Chez Danone, on essaie de booster ça,
sur la longue durée : on met à disposition d’ONG, notamment des pays du
Sud, des salariés qui font des missions longues » a-t-il expliqué.
L’autre aspect est l’arrondi sur salaire, « facile, pratique, qui
permet aux salariés de participer à la mission d’intérêt général »,
a-t-il ajouté. Le mécénat de compétences s’exprime aussi à travers la
co-construction et le montage de projets, à l’instar du partenariat entre la
SNCF et Sibyle Veil pour que les orchestres de Radio France puissent
« aller diffuser la bonne parole musicale dans tous les territoires ».
Pour cela, et alors que la SNCF a permis aux musiciens de voyager gratuitement,
« de nombreux salariés se sont impliqués pour faire en sorte que ce
maillage territorial soit le plus réussi possible », a souligné
Mathias Vicherat. Par ailleurs, via la SICAV lancée par Danone
communities (fonds créé pour permettre la nutrition et l’accès à l’eau dans les
pays sud), plus de 60 % salariés se sont volontairement engagés
financièrement. Et le secrétaire général de Danone l’a reconnu, le groupe
y trouve également son compte : « Évidemment, cela présente un
fort intérêt en matière d’attractivité de l’entreprise, et en termes de
mobilisation des salariés ! »
Enfin, Mathias Vicherat a soutenu que dans certains
domaines, on pouvait penser le mécénat comme une phase transitoire, « une
forme d’empowerment d’acteurs locaux », avant la viabilité de
l’activité économique. Le groupe a par exemple lancé en 2007 au Bangladesh une
activité de vente de yaourts, sans profits, dans une perspective de mécénat au
départ car il fallait lancer l’activité, a illustré le secrétaire général de
Danone. L’activité est devenue viable en quelques années, et permet aujourd’hui
de créer 100 000 yaourts
par jour à un prix accessible pour la population. Elle a aussi permis à
250 femmes de devenir micro-entrepreneures pour rentabiliser ces
activités, a souligné Mathias Vicherat.
Pour ce dernier, le collectif, la participation des
salariés et le renouvellement du modèle économique sont donc trois conditions
nécessaires à l’action sociale ou au « mécénat transformant ».
« C’est une forme de laboratoire qui permet de dépasser le mécénat et
la RSE : on vise un pacte social total, ce qui permet de réfléchir à la
financiarisation des impacts et des externalités positives des entreprises en
matière environnementale et sociale, de s’interroger sur les objectifs
d’environnement durable définis par l’ONU », a résumé le secrétaire
général de Danone. Pour ce dernier, les entreprises sont sur la bonne
voie : « Il y a encore du chemin à parcourir, mais je dirais que
c’est un moment opportun : il se passe véritablement quelque chose ! »
Bérengère Margaritelli