POLITIQUE

Les maires qui mettent en demeure l'État, un phénomène croissant

Les maires qui mettent en demeure l'État, un phénomène croissant
Publié le 30/12/2024 à 07:00

Un nombre grandissant de maires choisissent la voie judiciaire face à ce qu’ils considèrent comme une inaction de l’État sur des sujets cruciaux comme la santé ou l’environnement. Ces élus locaux, qui ont le sentiment d'être délaissés par l’administration, tentent de faire bouger les lignes pour répondre aux attentes de leurs administrés, quitte à s’opposer directement aux autorités.

L’affaire a fait grand bruit. En juin 2024, une cinquantaine de maires des Côtes-d’Armor ont pris des arrêtés municipaux pour mettre en demeure l’État d’agir. En cause, des « troubles à l’ordre public » résultant d’une offre sanitaire insuffisante pour garantir la bonne santé des citoyens. Ces arrêtés municipaux demandaient la mise en place d’un « plan d’urgence d’accès à la santé » et de « procéder à la dotation de personnels et de moyens » pour les hôpitaux du département, sous peine d’une astreinte de « 1 000 euros par jour ».

Une initiative qui ne relève pas d'un cas isolé. Un nombre croissant de maires, désemparés face au manque de médecins, à la fermeture de services d’urgence ou de maternités, choisissent eux aussi d’attaquer l’État en justice. Fin août, la maire de Digne-les-Bains (Alpes-de-Haute-Provence), Patricia Granet-Brunello, a elle aussi signé un arrêté municipal similaire exigeant notamment de l’État qu’il réponde à la fermeture partielle des urgences des hôpitaux de la commune, Manosque et Sisteron. Les maires contestataires des Côtes-d’Armor ont été déboutés depuis par le tribunal de Rennes qui a annulé les arrêtés municipaux, après saisie de la juridiction par le préfet.

« Nous avons été convoqués plusieurs fois au tribunal administratif de Rennes, dont une dernière fois fin octobre. Le juge a finalement cassé nos arrêtés au motif qu’ils ne rentraient pas dans les compétences de police du maire. Selon le tribunal, ils n’étaient donc pas valables juridiquement parlant », explique au JSS Philippe Le Goff, maire de Guingamp. Aucun maire n’a depuis fait appel de la décision du tribunal administratif. « La procédure est donc close », précise le premier édile.

Un mode d’action pas seulement symbolique

Malgré l’échec sur le plan juridique, l’action en justice a permis d’attirer l’attention des médias et des services de l’État sur les problèmes d’accès aux soins dans les Côtes-d’Armor. « Nous avons obtenu depuis des rencontres et des réunions de médiation avec les services de l’Agence régionale de santé [ARS] ainsi qu’avec un certain nombre de services de la préfecture », témoigne le maire de Guingamp. Les maires contestataires doivent notamment rencontrer prochainement le nouveau préfet du département, François de Keréver, qui a été nommé en novembre.

L’action a également permis aux élus signataires des arrêtés d’être auditionnés par la mission parlementaire sur les déserts médicaux, portée par le député (PS) Guillaume Garot, dans le cadre d’une proposition de loi. La démarche conjointe de cette cinquantaine de maires n’est donc pas seulement de l’ordre du symbole, comme cela a pu être écrit quelquefois. Elle a permis, d’une certaine manière, d’attirer l’attention sur la situation sanitaire de ce territoire.

Comme beaucoup d’autres communes en France, l’agglomération de Guingamp fait face à de nombreux problèmes d’accès aux soins. La maternité du centre hospitalier de la ville a arrêté les accouchements le 26 avril 2023 par manque de praticiens. Cette suspension est reconduite au moins jusqu’à fin avril 2025. « Nous subissons également un manque de médecins généralistes en ville. À l'hôpital, l’accès aux urgences a été régulièrement régulé, même si aujourd’hui la situation s’est améliorée », indique Philippe Le Goff. « Globalement, la situation est très dégradée et nous souffrons d’un fort sentiment de délaissement », ajoute l’élu.

Ailleurs en Bretagne, d’autres élus ont tout récemment décidé d’attaquer l’État pour défaillances, mais cette fois-ci pour dénoncer un sous-financement des établissements pour personnes âgées. Le collectif « Territoires en résistance pour le grand âge » basé dans les Côtes-d’Armor, qui regroupe plusieurs maires bretons, a déposé en septembre 2024 des requêtes introductives auprès du tribunal administratif de Rennes. Les élus veulent contraindre l’État à financer davantage les Ehpad publics dont ils ont la charge. Ils dénoncent un manque de soutien face à des déficits chroniques et qui s’aggravent avec le temps.

Saisines pour atteinte à l’environnement

Des démarches similaires sont engagées par des maires dans d’autres domaines, notamment l’environnement. C’est le cas, par exemple, d’élus qui contestent en justice les autorisations d’installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE). Ces autorisations, qui relèvent du Code de l’environnement, sont délivrées par les préfets. Elles visent à encadrer les nuisances environnementales générées par des installations industrielles.

Les ICPE peuvent être comparées à un permis de construire, mais pour la pollution. Le préfet fixe des seuils d’émissions que les exploitants industriels doivent respecter, dans les limites légales prévues par le Code de l’environnement et le droit européen. « Le problème, c'est que ce cadre crée parfois des tensions entre le maire, responsable de l’aménagement de sa commune et de la tranquillité de ses administrés, et le préfet, chargé d’autoriser une installation industrielle », explique Valentin Bergue, avocat basé à Biarritz, spécialisé en droit de l’urbanisme et de l’environnement.

« Dans de nombreux dossiers sur lesquels j’ai travaillé, les maires ont intenté des actions en justice contre les industriels, mais aussi l’État, représenté par le préfet, en raison des nuisances générées par les installations classées pour la protection de l’environnement et du non-respect des autorisations ICPE », poursuit-il. « Dans ces situations, le maire se retrouve face à ses administrés qui se plaignent des nuisances d’une usine et il est contraint d’agir ».

Pour les élus, un des moyens d’action le plus efficace est d’invoquer au civil le trouble anormal de voisinage, ou le préjudice écologique qui a été introduit en 2016 par la loi pour la reconquête de la biodiversité. Ces actions permettent de cibler les exploitants industriels bien qu’ils soient couverts par une autorisation ICPE. Cela revient indirectement à remettre en cause l’autorisation octroyée par le préfet, au nom de l’État.

« Je suis récemment intervenu dans un dossier dans lequel une commune des Pyrénées-Atlantiques a intenté un recours contre une usine située sur le port de Bayonne. La mairie avait sollicité un référé d'expertise devant le tribunal judiciaire, mais cette demande a été rejetée, notamment pour un défaut d’intérêt à agir », rapporte Valentin Bergue. L’avocat observe une augmentation des actions basées sur le préjudice écologique. « Cette tendance s’explique par une hausse générale des contentieux environnementaux. De plus en plus de personnes, soucieuses de protéger leur environnement, sollicitent les maires, qui se trouvent dans l’obligation d’engager des recours », analyse-t-il.

Dans un tout autre domaine, les maires de Rennes, Bordeaux, Strasbourg, Lyon et Grenoble ont saisi à partir de février 2024 le juge administratif pour dénoncer des défaillances en matière d'hébergement d’urgence. Dans plusieurs recours contentieux, ils réclament le remboursement de dépenses engagées par leur mairie pour héberger des sans-abris.

Les maires, des administrés comme les autres ?

De plus en plus d’élus choisissent de passer par la voie judiciaire pour pointer ce qu’ils considèrent être des défaillances de l’État. « Il n’y a pas d’autres choix. Nous sommes contraints de solliciter la justice pour obtenir des réponses politiques que nous ne parvenons pas à obtenir autrement », explique Philippe Le Goff. « La voie juridique apparaît alors comme un des rares moyens de pouvoir réellement être pris en considération, ou du moins entrer dans un dialogue fort avec les pouvoirs publics et l’administration », poursuit le maire de Guingamp.

Les élus sont en première ligne face aux situations de crise et cela impose un devoir moral d’agir. « Nous faisons face à des populations en souffrance à cause notamment d’une offre de santé qui se détériore. Nous avons alors ce devoir d’homme révolté », déclare Philippe Le Goff. « Aujourd’hui, ce qu’on attend dans nos territoires, c’est de trouver des solutions opérantes. Les maires ne doivent pas être les brancardiers de la République », ajoute-t-il.

Pour Valentin Bergue, l’augmentation du nombre d’actions en justice contre l’État intentées par les élus peut s’expliquer par un affaiblissement de leurs relations avec les administrations déconcentrées. « Les maires ont beaucoup moins de relais qu’avant au niveau des préfectures », explique l’avocat.

« Aujourd’hui, ils se retrouvent finalement assez seuls et impuissants face aux difficultés, en en particulier dans les petites communes où ils sont quasiment devenus des administrés comme les autres », poursuit-il. Les services de la préfecture n’assistent plus les maires dans leurs tâches. Finalement, la voix des maires ne porte plus autant auprès des services déconcentrés de l’État, comme également les ARS »« Et si le maire est devenu un administré comme les autres, de quels moyens dispose-t-il pour faire valoir ses droits, si ce n’est d’aller devant le juge ? », s’interroge l’avocat.

Tout cela conduit à un paradoxe : d’un côté, le maire est relégué au rôle d’un simple administré face à l’État, de l’autre, il reste investi d’un mandat qui le contraint à répondre aux attentes de ses administrés. Ce paradoxe engendre une « forme de tension », avec des maires tiraillés par leur incapacité à obtenir des résultats auprès de l’administration et l’obligation de rendre des comptes aux électeurs, conclut Valentin Bergue.

Et face à cette situation, la seule solution devient la voie judiciaire. Les actions en justice contre l’État, engagées par les élus locaux, semblent donc être appelées à se multiplier.

Sylvain Labaune


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