Un
nombre grandissant de maires choisissent la voie judiciaire face à ce qu’ils
considèrent comme une inaction de l’État sur des sujets cruciaux comme la santé
ou l’environnement. Ces élus locaux, qui ont le sentiment d'être délaissés par
l’administration, tentent de faire bouger les lignes pour répondre aux attentes
de leurs administrés, quitte à s’opposer directement aux autorités.
L’affaire a fait grand bruit.
En juin 2024, une cinquantaine de maires des Côtes-d’Armor ont pris des arrêtés
municipaux pour mettre en demeure l’État d’agir. En cause, des « troubles à
l’ordre public » résultant d’une offre sanitaire insuffisante pour garantir la
bonne santé des citoyens. Ces arrêtés municipaux
demandaient la mise en place d’un « plan d’urgence d’accès à la santé » et de «
procéder à la dotation de personnels et de moyens » pour les hôpitaux du
département, sous peine d’une astreinte de « 1 000 euros par jour ».
Une initiative qui ne relève pas d'un cas isolé. Un nombre croissant de maires, désemparés face au manque de
médecins, à la fermeture de services d’urgence ou de maternités, choisissent
eux aussi d’attaquer l’État en justice. Fin août, la maire de
Digne-les-Bains (Alpes-de-Haute-Provence), Patricia Granet-Brunello, a elle aussi signé un
arrêté municipal similaire exigeant notamment de l’État qu’il réponde à la
fermeture partielle des urgences des hôpitaux de la commune, Manosque et
Sisteron. Les maires contestataires des
Côtes-d’Armor ont été déboutés depuis par le tribunal de Rennes qui a annulé
les arrêtés municipaux, après saisie de la juridiction par le préfet.
« Nous avons été
convoqués plusieurs fois au tribunal administratif de Rennes, dont une dernière
fois fin octobre. Le juge a finalement cassé nos arrêtés au motif qu’ils ne
rentraient pas dans les compétences de police du maire. Selon le tribunal, ils
n’étaient donc pas valables juridiquement parlant »,
explique au JSS Philippe Le Goff, maire de Guingamp. Aucun maire n’a depuis fait
appel de la décision du tribunal administratif. « La procédure est donc
close », précise le premier édile.
Un
mode d’action pas seulement symbolique
Malgré l’échec sur le plan
juridique, l’action en justice a permis d’attirer l’attention des médias et des
services de l’État sur les problèmes d’accès aux soins dans les Côtes-d’Armor. «
Nous avons obtenu depuis des rencontres et des réunions de médiation avec les
services de l’Agence régionale de santé [ARS] ainsi qu’avec un certain nombre
de services de la préfecture », témoigne le maire de
Guingamp. Les maires contestataires
doivent notamment rencontrer prochainement le nouveau préfet du département,
François de Keréver, qui a été nommé en novembre.
L’action a également permis
aux élus signataires des arrêtés d’être auditionnés par la mission
parlementaire sur les déserts médicaux, portée par le député (PS) Guillaume
Garot, dans le cadre d’une proposition de loi. La démarche conjointe de
cette cinquantaine de maires n’est donc pas seulement de l’ordre du symbole,
comme cela a pu être écrit quelquefois. Elle a permis, d’une certaine manière, d’attirer l’attention sur la situation sanitaire de ce territoire.
Comme beaucoup d’autres
communes en France, l’agglomération de Guingamp fait face à de nombreux
problèmes d’accès aux soins. La maternité du centre
hospitalier de la ville a arrêté les accouchements le 26 avril 2023 par
manque de praticiens. Cette suspension est reconduite au moins jusqu’à fin
avril 2025. « Nous subissons
également un manque de médecins généralistes en ville. À l'hôpital, l’accès aux
urgences a été régulièrement régulé, même si aujourd’hui la situation s’est
améliorée », indique Philippe Le Goff. « Globalement, la
situation est très dégradée et nous souffrons d’un fort sentiment de
délaissement », ajoute l’élu.
Ailleurs en Bretagne,
d’autres élus ont tout récemment décidé d’attaquer l’État pour défaillances,
mais cette fois-ci pour dénoncer un sous-financement des établissements pour
personnes âgées. Le collectif « Territoires en
résistance pour le grand âge » basé dans les Côtes-d’Armor, qui regroupe
plusieurs maires bretons, a déposé en septembre 2024 des requêtes introductives
auprès du tribunal administratif de Rennes. Les élus veulent contraindre l’État
à financer davantage les Ehpad publics dont ils ont la charge. Ils dénoncent un
manque de soutien face à des déficits chroniques et qui s’aggravent avec le
temps.
Saisines pour atteinte à
l’environnement
Des
démarches similaires sont engagées par des maires dans d’autres domaines,
notamment l’environnement. C’est le
cas, par exemple, d’élus qui contestent en justice les autorisations
d’installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE). Ces
autorisations, qui relèvent du Code de l’environnement, sont délivrées par les
préfets. Elles visent à encadrer les nuisances environnementales générées par
des installations industrielles.
Les ICPE
peuvent être comparées à un permis de construire, mais pour la pollution. Le
préfet fixe des seuils d’émissions que les exploitants industriels doivent
respecter, dans les limites légales prévues par le Code de l’environnement et
le droit européen. « Le
problème, c'est que ce cadre crée parfois des tensions entre le maire,
responsable de l’aménagement de sa commune et de la tranquillité de ses
administrés, et le préfet, chargé d’autoriser une installation industrielle », explique Valentin Bergue, avocat basé à Biarritz,
spécialisé en droit de l’urbanisme et de l’environnement.
« Dans
de nombreux dossiers sur lesquels j’ai travaillé, les maires ont intenté des
actions en justice contre les industriels, mais aussi l’État, représenté par le
préfet, en raison des nuisances générées par les installations classées pour la
protection de l’environnement et du non-respect des autorisations ICPE », poursuit-il. « Dans
ces situations, le maire se retrouve face à ses administrés qui se plaignent
des nuisances d’une usine et il est contraint d’agir ».
Pour les
élus, un des moyens d’action le plus efficace est d’invoquer au civil le
trouble anormal de voisinage, ou le préjudice écologique qui a été introduit en
2016 par la loi pour la reconquête de la biodiversité. Ces
actions permettent de cibler les exploitants industriels bien qu’ils soient
couverts par une autorisation ICPE. Cela revient indirectement à remettre en
cause l’autorisation octroyée par le préfet, au nom de l’État.
« Je
suis récemment intervenu dans un dossier dans lequel une commune des
Pyrénées-Atlantiques a intenté un recours contre une usine située sur le port
de Bayonne. La
mairie avait sollicité un référé d'expertise devant le tribunal judiciaire,
mais cette demande a été rejetée, notamment pour un défaut d’intérêt à agir », rapporte Valentin Bergue. L’avocat observe une augmentation des actions basées sur le préjudice
écologique. « Cette tendance s’explique par une hausse générale des
contentieux environnementaux. De plus en plus de personnes, soucieuses de
protéger leur environnement, sollicitent les maires, qui se trouvent dans
l’obligation d’engager des recours », analyse-t-il.
Dans un
tout autre domaine, les maires de Rennes, Bordeaux, Strasbourg, Lyon et
Grenoble ont saisi à partir de février 2024 le juge administratif pour dénoncer
des défaillances en matière d'hébergement d’urgence. Dans plusieurs recours
contentieux, ils réclament le remboursement de dépenses engagées par leur
mairie pour héberger des sans-abris.
Les maires, des administrés comme les autres ?
De plus
en plus d’élus choisissent de passer par la voie judiciaire pour pointer ce
qu’ils considèrent être des défaillances de l’État. « Il n’y
a pas d’autres choix. Nous sommes contraints de solliciter la justice pour
obtenir des réponses politiques que nous ne parvenons pas à obtenir autrement », explique Philippe Le Goff. « La
voie juridique apparaît alors comme un des rares moyens de pouvoir réellement
être pris en considération, ou du moins entrer dans un dialogue fort avec les
pouvoirs publics et l’administration »,
poursuit le maire de Guingamp.
Les élus
sont en première ligne face aux situations de crise et cela impose un devoir
moral d’agir. « Nous faisons face à des populations en souffrance à cause
notamment d’une offre de santé qui se détériore. Nous avons alors ce devoir
d’homme révolté », déclare Philippe Le Goff. «
Aujourd’hui, ce qu’on attend dans nos territoires, c’est de trouver des
solutions opérantes. Les maires ne doivent pas être les brancardiers de la
République », ajoute-t-il.
Pour
Valentin Bergue, l’augmentation du nombre d’actions en justice contre l’État
intentées par les élus peut s’expliquer par un affaiblissement de leurs
relations avec les administrations déconcentrées. « Les maires ont beaucoup moins de relais
qu’avant au niveau des préfectures »,
explique l’avocat.
«
Aujourd’hui, ils se retrouvent finalement assez seuls et impuissants face aux
difficultés, en en particulier dans les petites communes où ils sont quasiment
devenus des administrés comme les autres »,
poursuit-il. Les
services de la préfecture n’assistent plus les maires dans leurs tâches.
Finalement, la voix des maires ne porte plus autant auprès des services
déconcentrés de l’État, comme également les ARS ». « Et si
le maire est devenu un administré comme les autres, de quels moyens
dispose-t-il pour faire valoir ses droits, si ce n’est d’aller devant le juge ?
», s’interroge l’avocat.
Tout
cela conduit à un paradoxe : d’un côté, le maire est relégué au rôle
d’un simple administré face à l’État, de l’autre, il reste investi d’un mandat
qui le contraint à répondre aux attentes de ses administrés. Ce
paradoxe engendre une « forme de tension », avec des maires
tiraillés par leur incapacité à obtenir des résultats auprès de
l’administration et l’obligation de rendre des comptes aux électeurs, conclut
Valentin Bergue.
Et face à cette situation, la seule solution devient la voie judiciaire. Les
actions en justice contre l’État, engagées par les élus locaux, semblent donc
être appelées à se multiplier.
Sylvain Labaune