JUSTICE

Les tribunaux administratifs pris d’assaut

Les tribunaux administratifs pris d’assaut
A Grenoble, le nombre d'affaires nouvelles a progressé de 24 % en un an (Google Street View)
Publié le 26/05/2025 à 15:01

En 2024, ces juridictions ont enregistré 280 000 affaires nouvelles, particulièrement en contentieux des étrangers. A lui seul, ce sujet représente pas loin de la moitié des requêtes et a bondi de 9 %. C’est ce qui ressort du rapport annuel du Conseil d’Etat rendu public il y a quelques jours.

2024, une année particulière pour la justice administrative ? Le dernier rapport du Conseil d’Etat qui rend compte de l’activité des juridictions administratives a été publié mi-mai. Dans son édito, le vice-président Didier-Roland Tabuteau revient sur les « bouleversements de toutes natures » qui ont agité l’année passée et le fonctionnement de la justice administrative.

Celle-ci a notamment « été confrontée aux évènements dramatiques qui ont marqué certains territoires, en particulier dans le département de Mayotte, dévasté par le cyclone Chido, mais aussi en Nouvelle-Calédonie, qui a connu des situations d’une rare violence », rappelle-t-il. « Dans des circonstances difficiles, nos collègues ont assuré la continuité du service public de la justice administrative », souligne à ce titre Christophe Chantepy, président de la section du contentieux.

Didier-Roland Tabuteau évoque aussi « les attaques et les menaces dont la juridiction et certains de ses membres ont été la cible, notamment sur les réseaux sociaux ». Ce, en écho aux réactions suscitées après une décision du tribunal administratif de Melun (Seine-et-Marne) annulant début février l'obligation de quitter le territoire français sans délai dont faisait l'objet l'influenceur algérien Doualemn.

Cette décision avait entraîné un « déchaînement de haine sur les réseaux sociaux », avait relaté un magistrat sur France Inter. Sur X, le nom et photo de la présidente et de ses magistrats avaient été diffusés. « “Des têtes doivent tomber”, commente un internaute, quand un autre propose de “caillasser” les femmes du tribunal de Melun », relevait Libération.

Des faits dénoncés alors par le Conseil supérieur des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel (CSTA) le 11 février, d’ordinaire peu prolixe, qui avait indiqué « condamne[r] avec la plus grande fermeté » les menaces « dirigées nominativement contre des juges et des avocats » et « qui mettent en cause l'indépendance et l'impartialité des juridictions administratives ». Une enquête avait été ouverte pour cyberharcèlement et menaces de mort.

« Malgré [cela], la communauté de la juridiction administrative continue sans relâche, avec fermeté et détermination, à assumer les responsabilités que la Constitution et les lois lui ont confiées » pointe aujourd'hui Didier-Roland Tabuteau via son édito. Le vice-président en profite pour rappeler que « le juge administratif garantit au quotidien l’application des règles qui régissent notre société. Il est ainsi le protecteur des libertés et des droits fondamentaux et le garant de l’efficacité de l’action publique ».

8 % d’affaires supplémentaires pour les tribunaux administratifs

Côté chiffres, en 2024, les juridictions relevant du Conseil d’État ont été saisies de près de 600 000 recours. Si le nombre de saisines est resté stable devant la plupart d’entre elles, une donnée se démarque : les tribunaux administratifs ont enregistré 280 000 affaires nouvelles, soit une hausse d’un peu plus de 8 % par rapport à 2023, 21 % par rapport à 2019 et 42 % par rapport à 2017, apprend la lecture du rapport.

« Ce niveau croissant d’activité invite à poursuivre la réflexion et le travail sur l’organisation du service public de la justice administrative, réagit le vice-président du Conseil d’Etat, mais également sur les dysfonctionnements administratifs et les textes qui peuvent être source de contentieux évitables comme sur les moyens alloués aux juridictions. »

Le rapport précise par ailleurs que pour répondre à l’augmentation des recours, une nouvelle salle d’audience a été créée au tribunal administratif de Grenoble, tandis que ceux de Cergy-Pontoise et de Nantes ont été dotés de salles supplémentaires pour y juger les référés. Au tribunal administratif d’Amiens, cette fois, une annexe du bâtiment dispose désormais d’une grande salle d’audience et d’une autre pour les référés.

Alors que les entrées ont progressé dans « la plupart » des tribunaux administratifs, la hausse concerne surtout Grenoble (+ 24 %), Montreuil (+ 21 %), Lyon (+ 19 %), Dijon (+ 17 %) et Lille (+ 15 %). Six contentieux sont en augmentation, et notamment le contentieux des étrangers.

A lui seul, ce dernier représente 43 % des affaires enregistrées et a crû de près de 9 %. Pour autant, « ce volume, déjà très important, est susceptible de croître encore avec l’entrée en vigueur en 2026 du Pacte sur la migration et l’asile, qui modifie en profondeur le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile », pointe le rapport.

Les contentieux sociaux, soit l’ensemble des litiges relatifs à l’aide sociale, au logement et aux droits des travailleurs sans emploi, qui représentent quant à eux 14 % des affaires enregistrées, ont bondi de 10 % par rapport à 2023 (et même de 31 % par rapport à 2019). Ainsi, les contentieux en lien avec le droit au logement opposable - le plus courant -, le RSA, les aides financières au logement et l’aide sociale aux personnes handicapées ont tous grimpé.

Autre évolution sensible, le contentieux de la fonction publique - 8 % de l’ensemble des entrées - est en augmentation de 9 %. Cette fois, ce sont les contentieux des fonctionnaires de l’État, celui des fonctionnaires territoriaux et, de façon encore plus notable, celui des enseignants, qui se sont envolés. En revanche, celui des fonctionnaires des établissements hospitaliers a légèrement diminué.

A noter qu’un contentieux est en baisse : l’urbanisme et l’environnement (5 % des entrées au total), qui diminue de 7 % par rapport à l’an dernier, en raison d’un ralentissement des contentieux des installations classées et des autorisations d’occupation du sol.

Quant au nombre d’affaires jugées par les tribunaux administratifs, celui-ci a progressé de 3 % (données brutes) au regard de l’année passée, avec 259 000 sorties. Parmi les tribunaux qui tirent leur épingle du jeu, Bastia, Dijon, Montreuil, Saint-Barthélemy, Lyon et Clermont-Ferrand ont traité 15 à 34 % de dossiers supplémentaires. Le délai prévisible moyen de jugement a toutefois augmenté de 20 jours pour s’établir à 11 mois et 7 jours.

975 projets de texte passés au crible par le Conseil d’Etat

Au fil de son rapport plutôt fourni, la plus haute juridiction administrative revient également sur sa propre fonction consultative, dont l’activité « est restée très chargée ». En 2024, le Conseil d’État a en effet examiné plus de 975 projets de texte (vs. 922 un an auparavant, mais bien en-dessous des chiffres de la période Covid), dont 46 projets de loi.

Parmi eux, le projet de loi relatif à l’accompagnement des malades et de la fin de vie, travail qui a servi de base aux deux textes étudiés en séance depuis le lundi 12 mai : la proposition de loi relative aux soins palliatifs et d’accompagnement et celle relative à la fin de vie.

Sur ce projet de loi, le Conseil d’Etat s’est montré nuancé. Le texte entendait notamment renforcer l’accompagnement des personnes atteintes d’une affection grave en instituant l’obligation d’établir un plan personnalisé d’accompagnement et en créant des « maisons d’accompagnement » destinées aux personnes en fin de vie.

La plus haute juridiction de l’ordre administratif a approuvé cette idée, puisque « l’offre de soins palliatifs demeure très hétérogène sur le territoire et globalement insuffisante », mais elle a souligné que « des dispositions législatives, voire réglementaires, sont insuffisantes, à elles seules, [sans] dispositions budgétaires permettant de fixer des objectifs clairs à l’action de l’Etat ».

Par ailleurs, le Conseil d’Etat s’est alarmé que le projet de loi introduise « une double rupture par rapport à la législation en vigueur », « d’une part, en inscrivant la fin de vie dans un horizon qui n’est plus celui de la mort imminente ou prochaine et, d’autre part, en autorisant, pour la première fois, un acte ayant pour intention de donner la mort. Il met en cause ce principe aussi ancien que fondamental qu’est l’interdit de tuer. »

Boom des requêtes devant le Tribunal du stationnement payant

Autre statistique intéressante, le Tribunal du stationnement payant, nouvelle dénomination, depuis le 1er janvier, de la Commission du contentieux du stationnement payant, a fait « face à un accroissement important du nombre de requêtes qui lui ont été adressées », observe Didier-Roland Tabuteau. La juridiction spécialisée a en effet connu 200 000 requêtes supplémentaires, autrement dit, plus de 15 % en un an.

Le 18 novembre dernier, face au « risque d’erreur non négligeable » relatif aux dispositifs de contrôle du stationnement payant utilisant la géolocalisation, le Conseil d’État avait été amené à en préciser les contours, après avoir été saisi d’un recours portant sur le lieu précis de stationnement d’un véhicule qui avait fait l’objet de forfaits de post-stationnement.

Il avait notamment rappelé que les communes et intercommunalités « doivent prendre toutes les mesures pour assurer la fiabilité » du système et « qu’avant l’émission du forfait de post-stationnement, une intervention humaine par des agents assermentés doit vérifier la localisation sur la base de photographies montrant l’emplacement du véhicule stationné de façon suffisamment claire et précise ».

A l’inverse du Tribunal du stationnement payant, la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) a quant à elle enregistré une baisse significative, avec 56 497 recours enregistrés en 2024, soit une diminution de 13 % en un an.

De la même façon, le nombre de décisions rendues par la Cour en 2024 a chuté de 8,4 %, bien que cette dernière ait reconnu le statut de réfugié ou octroyé la protection subsidiaire à 13 106 personnes (21,3 % des requérants, contre 20,5 % en 2023). Conséquence de cette activité réduite, le délai prévisible moyen de jugement s’est lui aussi amoindri : fin 2024, il a atteint 4 mois et 9 jours contre 4 mois et 22 jours fin 2023.

Ces différents chiffres peuvent en partie s’expliquer par l’entrée en vigueur de la loi du 26 janvier 2024 « pour contrôler l’immigration et améliorer l’intégration ». Loi qui a procédé à « une importante réforme de l’organisation et du contentieux de l’asile », précise le Conseil d’Etat, à travers deux principales mesures : une déconcentration de la Cour grâce au déploiement de chambres territoriales, et l’extension de la compétence du juge unique.

Cinq chambres territoriales ont été installées auprès de quatre cours administrative d’appel ; à Bordeaux, Lyon, Nancy et Toulouse. Deux nouvelles chambres territoriales devraient maintenant être installées à Marseille et à Nantes, au 1er septembre 2025.

Bérengère Margaritelli

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