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Télétravail : 5 questions à Sandrine Rousseau et Guillaume Roland, avocats en droit social

Télétravail : 5 questions à Sandrine Rousseau et Guillaume Roland, avocats en droit social
Publié le 01/03/2021 à 09:48

Alors que le ministère du Travail a réaffirmé début février que le télétravail, lorsqu’il était possible, devait « rester la règle » durant la crise sanitaire, dans les faits, la France est loin du compte. De nombreuses entreprises, et parfois même les salariés, rechignent en effet à sa mise en place. Sandrine Rousseau, avocate collaboratrice au cabinet Herald, et Guillaume Roland, avocat associé, tous deux experts en droit social, nous rappellent quels sont les droits et devoirs des employeurs et des salariés en la matière.

 

 

 

Quelles sont les spécificités de la mise en place du télétravail pendant la crise sanitaire ?

Le caractère inédit et soudain de la crise sanitaire provoquée par la pandémie de la Covid-19 a contraint de nombreuses entreprises à avoir recours très rapidement et de façon massive au télétravail pour les postes qui le permettaient, sans avoir pu anticiper cette nouvelle organisation du travail.

En 2017, la pratique du télétravail ne concernait que 3 % des salariés. En 2020, au plus fort de la crise sanitaire, 25 % des salariés actifs travaillaient à 100 % à distance.

À cet égard, le ministère du Travail a rappelé à plusieurs reprises dans ses questions/réponses (Q/R) publiées à compter de mars 2020 et régulièrement mises à jour, que face à l’urgence de la crise sanitaire, l’employeur peut en cas de circonstances exceptionnelles et notamment d’épidémie, sur le fondement de l’article L. 1222-11 du Code du travail, imposer le télétravail comme un aménagement du poste de travail rendu nécessaire pour permettre la continuité de l’activité de l’entreprise, et garantir la protection des salariés.

En outre, si le contexte épidémique peut justifier le recours au télétravail sans l’accord du salarié, sa mise en œuvre est également facilitée puisque la consultation préalable du CSE n’est plus impérative (Q/R min. trav. 13-11-2020).

À cet égard, l’employeur devra informer par tout moyen le  Comité social et économique (CSE) de sa décision de recourir au télétravail, mais sa consultation pourra intervenir a posteriori. Le nouvel Accord national interprofessionnel (ANI)  du 26 novembre 2020 consacre désormais le fait que dans ce cadre, la décision de recourir au télétravail relève du pouvoir de direction de l’employeur et que les modalités de consultation du CSE sont adaptées.

 


La ministre du Travail élisabeth Borne a répété à plusieurs reprises, dernièrement, que les travailleurs qui le pouvaient devaient « rester à 100 % en télétravail, avec possibilité, toutefois, de revenir sur site un par jour par semaine pour ceux qui en expriment le besoin ». Or, de nombreux employeurs ne l’entendent pas de cette oreille…

Le protocole sanitaire du 29 janvier 2021 prévoit que dans les circonstances exceptionnelles actuelles liées à la menace de l’épidémie, le télétravail doit être la règle pour l’ensemble des activités qui le permettent.

Dans ce cadre, le temps de travail effectué en télétravail devrait être porté à 100 % pour les salariés qui peuvent effectuer l’ensemble de leurs tâches à distance. Dans les autres cas, l’organisation du travail doit permettre de réduire les déplacements domicile-travail et d’aménager le temps de présence en entreprise pour l’exécution des tâches qui ne peuvent être réalisées en télétravail, et pour réduire les interactions sociales.

L’employeur doit donc prendre des mesures pour réorganiser l’activité et mettre notamment en place des procédures internes de gestion des flux de personnes afin de garantir le respect des gestes barrières et limiter les interactions et, par conséquent, les possibilités de contaminations.

Pour les activités qui ne peuvent être réalisées en télétravail, l’employeur devra organiser un lissage des horaires de départ et d’arrivée des salariés afin de limiter l’affluence aux heures de pointe.

Pour les salariés 100 % en télétravail, les employeurs doivent veiller au maintien des liens avec la collectivité des travailleurs et à la prévention des risques liés à l’isolement.

Si certains salariés associent le télétravail à la liberté, la flexibilité, le bien-être, d’autres l’associent au contraire à l’isolement, l’hyperconnexion, des conditions de travail non adaptées conduisant à des problèmes d’anxiété, de sommeil et de dépression.

À cet effet, pour lutter contre l’isolement des salariés en télétravail à 100 % et les risques psychosociaux pouvant en découler, un retour en présentiel est désormais possible à raison dun jour par semaine au maximum lorsque les salariés en expriment le besoin, avec l’accord de leur employeur.

La demande doit donc émaner du salarié en situation de télétravail.

S’agissant des entreprises ne respectant pas les préconisations sanitaires, elles peuvent tout d’abord, en cas de contrôle de l’inspection du travail, se voir enjoindre de se mettre en conformité avec les règles sanitaires ; à défaut, l’inspection peut demander la fermeture administrative pendant une quinzaine de jours.

Enfin, vis-à-vis des salariés, l’employeur peut engager sa responsabilité sur le fondement du non-respect de l’obligation de sécurité qui, rappelons-le, est une obligation de résultat.

 

 

 

« Les employeurs sont invités à évoluer d’un management de contrôle vers un management de confiance »

 

 

 

À l’inverse, certains salariés refusent de travailler chez eux. Peuvent-ils y être contraints par leur entreprise ?

Lorsque le salarié travaille déjà dans l’entreprise, l’employeur peut lui proposer de passer en télétravail, mais ne peut pas l’y contraindre. Le refus d’accepter un poste de télétravailleur n’est pas un motif de rupture du contrat de travail.

Une exception à ce principe trouve à s’appliquer pendant la crise sanitaire liée à l’épidémie de la Covid-19 puisqu’en cas de circonstances exceptionnelles, notamment de menace d’épidémie, la mise en œuvre du télétravail peut être considérée comme un aménagement du poste de travail rendu nécessaire pour permettre la continuité de l’activité de l’entreprise et garantir la protection des salariés (cf. supra).

Dans une telle hypothèse, le recours au télétravail relève du pouvoir de direction de l’employeur qui peut donc imposer le télétravail à ses salariés de manière unilatérale et discrétionnaire.

Il est utile de rappeler que le salarié est également tenu d’une obligation de sécurité envers les autres salariés de l’entreprise (qui est une obligation de moyen).

Refuser le passage en télétravail dans le contexte épidémique actuel pourrait être considéré comme un manquement du salarié à cette obligation, outre une éventuelle insubordination à l’égard de l’employeur si celui-ci lui a expressément demandé de télétravailler.

 


Pouvez-vous nous en dire plus sur la prise en charge des frais liés au télétravail ?

Le Code du travail ne comporte aucune disposition relative à la prise en charge des frais liés au télétravail.

Toutefois, l’employeur n’est pas réellement dispensé de toute obligation en raison notamment de l’obligation de prise en charge des frais professionnels prévue sans restriction par la jurisprudence, et de l’article 7 de l’ANI du 19 juillet 2005 qui prévoit, pour les entreprises auxquelles il s’applique, que l’employeur prend en charge, dans tous les cas, les coûts directement engendrés par le télétravail, en particulier ceux liés aux communications.

En outre, le nouvel ANI du 26 novembre 2020 précise que l’entreprise doit prendre en charge les dépenses engagées par le salarié pour les besoins de son activité professionnelle et dans l’intérêt de l’entreprise, mais après validation de l’employeur.

L’employeur pourrait donc exiger du salarié qu’il lui présente des devis avant de l’indemniser de ses frais de télétravail.

De manière générale, la prise en charge des frais peut s’effectuer  de plusieurs manières. Soit sur la base des frais réels, sur présentation de factures par le salarié. Dans ce cas, l’exonération de cotisations pourra porter sur la totalité du remboursement ou de la prise en charge octroyée au salarié. L’URSSAF a mis à la disposition des employeurs un référentiel des frais réels susceptibles d’être indemnisés (https://www.urssaf.fr/portail/home/taux-et-baremes/frais-professionnels/evaluation-des-frais-engages-par.html), soit par le versement d’une allocation forfaitaire globale, réputée utilisée conformément à son objet et exonérée de cotisations et contributions sociales dans la limite de 10 euros par mois pour un salarié effectuant une journée de télétravail par semaine, 20 euros par mois pour deux journées de télétravail, 30 euros par mois pour trois jours, etc. (Info. Urssaf 18-12-2019).

En outre, le 29 janvier dernier, l’URSSAF a précisé que si l’allocation forfaitaire est prévue par la convention collective de branche, l’accord professionnel ou interprofessionnel ou un accord de groupe, elle est réputée utilisée conformément à son objet et exonérée de cotisations et contributions sociales dans la limite des montants prévus par accord collectif, dès lors que l’allocation est attribuée en fonction du nombre de jours effectivement télétravaillés (MAJ. 29-01-2021 - Info Urssaf sur les Frais professionnels).

 


La plupart des dirigeants semblent frileux au développement de ce mode d’organisation, estimant que les salariés sont moins productifs – bien que des études démontrent l’inverse. Les employeurs peuvent-ils surveiller leurs salariés dans le cadre du télétravail ?

En vertu de son pouvoir de direction, l’employeur peut donner des instructions à ses salariés, en contrôler l’exécution et en sanctionner les manquements, mais ce droit n’est pas absolu.

Pour le ministère du Travail, le contrôle de l’employeur ne peut être exercé que dans le respect des libertés individuelles telles que le droit au respect de la vie privée et le secret des correspondances, protégés par les articles 9 du Code civil et 226-15 du Code pénal.

Ainsi et de manière générale, l’employeur est soumis aux principes de loyauté et de proportionnalité entre les restrictions apportées aux libertés individuelles et le but recherché (articles L. 1121-1 et L. 1321-3 du Code du travail).

Les procédés de contrôle utilisés doivent également être nécessaires à la protection des intérêts légitimes de l’entreprise (article L. 1121-1 du Code du travail).

Concernant le contrôle des données personnelles, si l’employeur est en principe libre d’accéder aux données présentes sur l’équipement professionnel confié au salarié, qui sont présumées avoir un caractère professionnel, ce n’est pas le cas pour les données figurant sur l’équipement personnel de ses employés.

S’agissant de la surveillance du temps de travail, le salarié en télétravail est couvert par la législation du travail et notamment par les règles applicables à la durée du travail. L’employeur doit donc veiller au respect des durées maximales de travail et des temps de repos. Il est tenu par son obligation de sécurité et doit s’assurer de la protection de la santé du salarié dans le cadre de la mise en œuvre du télétravail.

L’employeur est par ailleurs tenu d’organiser, chaque année, un entretien avec le salarié en télétravail portant sur ses conditions d’activité et sa charge de travail (article L. 1222-10).

Pour autant, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) a rappelé qu’un système de contrôle du temps de travail ou d’activités, qu’il s’effectue à distance ou sur site, doit notamment (QR CNIL 12-11-2020) : avoir un objectif clairement défini et ne pas être utilisé à d’autres fins ; être proportionné au but recherché ; faire l’objet d’une information préalable des personnes concernées.

Plusieurs précautions préalables s’imposent donc à l’employeur : une information individuelle des salariés concernés d’une part et une information/consultation du CSE d’autre part (les stratagèmes et dispositifs clandestins sont considérés comme déloyaux et donc prohibés en droit du travail) ; les traitements ayant pour finalité de surveiller de manière constante l’activité des salariés imposent de réaliser une analyse d’impact relative à la protection des données (AIPD) dès lors qu’il s’agit d’un traitement de données personnelles ; pas de formalité préalable auprès de la CNIL, mais le dispositif mis en place devra être porté au registre des traitements s’il implique le traitement de données personnelles.

En toute hypothèse, aucun dispositif ne doit conduire à une surveillance constante et permanente de l’activité du salarié.

La CNIL rappelle à ce titre que si l’employeur peut contrôler l’activité de ses salariés, il ne peut pas les placer sous surveillance permanente, sauf dans des cas exceptionnels dûment justifiés au regard de la nature de la tâche (QR CNIL  12-11-2020).

Ne sont pas compatibles avec ces principes le partage permanent de l’écran et/ou les keyloggers permettant d’enregistrer à distance toutes les actions accomplies sur un ordinateur ; la surveillance constante au moyen de dispositifs vidéo (ex : webcam) ou audio ; et l’obligation pour le salarié d’effectuer très régulièrement des actions pour démontrer sa présence (exemple : cliquer toutes les X minutes sur une application ou prendre des photos à intervalle régulier).

En outre, pour des raisons tirées du respect de la vie privée, la CNIL recommande aux employeurs de ne pas imposer l’activation de leur caméra aux salariés en télétravail qui participent à des visioconférences.

Cela découle du principe de minimisation des données, consacré par l’article 5.1.c du RGPD et selon lequel les données traitées doivent être « adéquates, pertinentes et limitées à ce qui est nécessaire au regard des finalités pour lesquelles elles sont traitées » : or, dans la plupart des cas, une participation via le micro est suffisante.

Seules des circonstances très particulières, dont il appartiendrait à l’employeur de justifier, pourraient rendre nécessaire la tenue de la visioconférence à visage découvert.

En parallèle, il importe tout de même de rappeler que l’employeur peut accéder librement aux courriels et aux fichiers professionnels du salarié (même en son absence) dès lors qu’ils ne sont pas estampillés « personnels » (Cass. Ch. mixte 18/05/2007 n° 05-40803). Il en est de même des connexions Internet qui sont présumées professionnelles (Cass. Soc. 09/07/2008 n° 06-45800).

Pour les courriels et fichiers identifiés comme « personnels », l’employeur doit pouvoir justifier d’un risque ou évènement particulier (Cass. Soc. 17/05/2005 n° 03-40017).

L’employeur peut également exiger d’avoir le code de démarrage de l’ordinateur professionnel du salarié (sous réserve toutefois que cela soit nécessaire à la poursuite de l’activité et qu’il ne puisse y avoir accès autrement).

Ces possibilités demeurent pour le salarié en télétravail, sous réserve toutefois que les contrôles de lemployeur ne dégénèrent pas en abus.

Enfin, la CNIL préconise l’adaptation des méthodes d’encadrement ; l’employeur pourra par exemple mettre en place un contrôle de la réalisation par objectifs pour une période donnée. Ces objectifs devront être raisonnables, susceptibles d’être objectivement quantifiés, et contrôlables à des intervalles réguliers ; un compte rendu régulier du salarié est également un moyen de contrôle de l’activité pouvant être mis en place.

De manière générale, les employeurs sont invités à évoluer d’un management de contrôle vers un management de confiance, pour permettre la réalisation du télétravail dans des conditions propices à l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle du salarié.

 

Propos recueillis par Bérengère Margaritelli

 

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