La menace terroriste islamiste change de visages au
fil des décennies. Elle mute régionalement, et en fonction des activistes émergents
qui définissent d’autres fonctionnements. Pour lutter efficacement contre cette
hydre, il revient à ses cibles de comprendre ses transformations.
Le 10 avril dernier, l’Assemblée nationale s’est
concentrée sur l’état de la menace terroriste islamiste dans le monde. Cette
réflexion était présidée par Jean-Louis Bourlanges (Hauts-de-Seine, 12e
circonscription). Le président a entamé la discussion en soulignant que l’« ordre
du jour » était particulièrement « adapté à la situation dans
laquelle nous sommes tragiquement plongée avec les menaces récentes qui pèsent
sur un certain nombre de manifestations ».
La commission a permis d’entendre successivement Marc
Hecker, directeur-adjoint de l’Institut français des relations internationales
(IFRI) et rédacteur en chef de la revue Politique étrangère, Didier
Chaudet, directeur de publication et chercheur associé à l’Institut français
d’études sur l’Asie centrale, et Anne-Clémentine Larroque, historienne et
maîtresse de conférences à Sciences Po.
Après avoir insisté sur le poids de ce sujet aux vues
des « importants rendez-vous internationaux » qui se profilent
en France, Jean-Louis Bourlanges a cédé la parole à Marc Hecker. Le
directeur-adjoint de l’IFRI a consacré son intervention à la « stratégie »
de « décentralisation » d’Al Qaïda et de Daesh.
Déployer sa propagande dans le monde et recruter des
soldats
Marc Hecker explique que les documents retrouvés en
2011 dans la dernière cache d’Oussama Ben Laden à Abbottabad, au Pakistan, ont
permis de mesurer à quel point à l’époque Al Qaïda avait été ébranlée par le
déclenchement de l’opération américaine Enduring Freedom le 7 octobre 2001.
Suite au renversement du régime des Talibans, à la destruction des camps
d’entrainement terroristes et à la neutralisation de très nombreux djihadistes,
Al Qaïda avait alors misé sur une « double stratégie de
décentralisation ».
D’une part, l’organisation a réalisé un investissement
conséquent dans la propagande sur Internet dans le but de susciter des
vocations djihadistes – y compris dans les pays occidentaux. D’autre part, Al
Qaïda a ouvert des filiales dans plusieurs zones, misant sur une
décentralisation régionale. Des filiales ont ainsi vu le jour en Irak dès 2004,
au Maghreb en 2006-2007, dans la péninsule arabique en 2009, en Somalie en
2012, et enfin dans le sous-continent indien en 2014.
Si la décentralisation d’Al Qaïda fut progressive,
Marc Hecker précise que celle de Daesh a été pensée dès l’origine. Il observe
que, non seulement Daesh a su porter la propagande sur Internet « à un
autre niveau », mais surtout que le califat proclamé à l’été 2014 se
voulait dès l’origine mondial – et qu’il a d’ailleurs suscité, rapidement, des
allégeances au sein de plusieurs pays musulmans.
Pour structurer son déploiement mondial, Daesh créé
une administration : l’ « administration des provinces
distinctes », devenue par la suite la « direction générale des
provinces », elle-même divisée en neuf bureaux régionaux. Or selon
Marc Hecker, cette organisation a été pensée comme un « facteur de
résilience ». En fait, dès 2016, les plus hauts cadres de Daesh
pressentait la possibilité de la déliquescence du sanctuaire syro-irakien.
Depuis cette perte, advenue en 2019, force est de
constater que Daesh n’a pas disparu – y compris en zone syro-irakienne. Les
rapports successifs des comités de l’ONU suivant les évolutions de la mouvance
djihadiste ont estimé que l’organisation conservait des milliers de
combattants ainsi que des milliers de prisonniers. Depuis 2019, son centre de
gravité semble se déplacer vers le sud, en particulier vers l’Afrique. Des foyers
inédits ont fait leur apparition au Mozambique et en République démocratique du
Congo.
À partir des rapports de l’ONU datant du premier
trimestre 2024, Marc Hecker établit un aperçu de l’état actuel des forces recensées.
Au Levant, si une forte attrition des émirs de Daesh est constatée, le nombre
de combattants reste estimé entre 2 500 et 5 000 hommes. Le désert de Badiya,
en Syrie, connaît une recrudescence d’activité – le mois de mars 2024 ayant été
l’un des plus actifs depuis 2017 dans la zone. Une activité intense a aussi été
notée par l’ONU en Irak, en particulier du côté de Kirkouk. En Afghanistan,
malgré la forte réduction des cadres intermédiaires de Daesh, la réouverture de
plusieurs camps d’entrainement a été observée. Au Yémen, Al Qaïda a annoncé
tout récemment la mort de son émir. Le groupe y est jugé en repli, mais ses
effectifs rassemble tout de même environ 3 000 combattants. Quant aux trois
fronts africains, Al-shabab en Somalie compterait entre 7 000 et 12 000
combattants, l’État islamique en Afrique de l’Ouest entre 4 000 et 7 000, et le
Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans et l’EIGS au Sahel plusieurs
milliers (les derniers rapports de l’ONU ne fournissant pas d’évaluation
précise).
Marc Hecker conclut sur le prosélytisme islamique
radical. Il insiste sur la propagande en ligne et les appels au passage à
l’acte depuis l’attaque du 7 octobre dernier en Israël et la destruction de
Gaza qui s’en est suivie. Même si le Hamas n’appartient pas à la mouvance
djihadiste internationale, Al Qaïda comme Daesh semblent chercher à tirer
profit du conflit.
La méthode de la faction EI-K
Didier Chaudet, directeur de publication et chercheur
associé à l’Institut français d’études sur l’Asie centrale tente de résumer le « phénomène »
État islamique au Khorassan (EI-K). Il rappelle que pour cet État islamique, le
Khorassan représente d’abord un dit du prophète, un dit « très
clairement falsifié » selon le chercheur. Celui-ci évoque l’idée d’un
drapeau noir partant de la zone pour marcher jusqu’à Jérusalem.
Pour fixer l’ampleur du périmètre géographique
concerné, Didier Chaudet indique qu’au moment de la création de l’EI-K, des
chercheurs sont parvenus à interviewer certains des combattants. Ces entretiens
ont permis de comprendre que l’EI-K concevait, en 2015-2016, le Khorassan au
sens large. Concrètement, le groupe ambitionnait de frapper en Afghanistan, au
Pakistan, en Iran oriental et en Asie centrale.
Mais avec le temps, les fanatiques ont perdu leurs
territoires afghans. Leurs ambitions sont devenues plus modestes. Ils ont alors
parlé du Khorassan pour désigner principalement l’Afghanistan et la zone pachtoune
du Pakistan. Ils se sont donc directement mis en compétition avec les talibans.
L’EI-K proclamé en 2015 rassemblerait aujourd’hui entre 5 000 et 6 000 soldats
– cet effectif reste difficile à quantifier avec exactitude.
La stratégie de l’EI-K consiste à collaborer avec
d’autres groupes locaux pour les « cannibaliser » et profiter
de leurs réseaux. Selon Didier Chaudet, leur force repose sur leur capacité à
capter et à rassembler les individus les plus radicaux. Ses adeptes profitent
de l’instabilité de la région, et exploitent le « choc des civilisations ».
Avec cette façon de pratiquer, la perte de leurs
territoires, à l’est et au nord de l’Afghanistan, entre 2017 et 2019, ne
constitue pas un réel facteur de déstabilisation. Au contraire, leur expérience
de l’échec les pousse à « frapper plus fort », à se montrer
toujours plus violents. Car leur but n’est pas de plaire à la population mais
plutôt aux extrémistes qui composent leurs forces.
Concernant la conjoncture actuelle, le chercheur estime
que le Khorassan pourrait à l’avenir se focaliser plus nettement sur le nord de
l’Afghanistan et l’Asie centrale que sur le Sud. En effet, les Pakistanais ont
réussi, depuis 2015-2016, à « liquider » l’EI-K par leurs
actions anti-terroristes. Leur capacité de retour sur cette région paraît
maintenant très limitée.
En revanche, le groupe recrute dans le nord de
l’Afghanistan. Cette tendance s’est accentuée au moment de l’arrivée des
talibans au pouvoir. L’EI-K représente une protection pour les non-pachtounes –
islamistes ou anciens talibans afghans – qui rejettent le régime des talibans. Depuis
2018-2019, de plus en plus d’Ouzbeks, et de Tadjiks, venus d’Afghanistan et des
pays d’Asie centrale sont recrutés par l’EI-K.
L’objectif semble être de réussir, dans cette zone
d’Asie centrale et du nord de l’Afghanistan, « le coup de l’État
islamique au Proche-Orient », en attirant les populations limitrophes
qui subissent les difficultés liées à leur indépendance. Face à cette
situation, la vigilance s’impose. Didier Chaudet appelle la France, mais plus
largement l’Europe et le monde occidental, à ne pas « sous-estimer »
l’EI-K.
Plus au Nord
L’historienne et maîtresse de conférences à Sciences
Po, Anne-Clémentine Larroque, nous invite à nous intéresser à deux autres
régions, le Caucase et l’Asie centrale. Elle nous apporte son éclairage pour
comprendre ce qui s’y passe aujourd’hui. En effet, ces deux zones, elles-mêmes
touchées par le terrorisme islamiste, impactent les territoires européens.
Concernant le Caucase, l’historienne est revenue sur
les secousses, dont les guerres de Tchétchénie, subies par la région après le
délitement de l’URSS. Elle rappelle que l’une des conséquences de cette période
trouble a été, pour l’Occident, un exil massif des populations
nord-caucasiennes.
Depuis la naissance de l’émirat du Caucase en 2007,
sous l’influence d’Al Qaïda et des évènements qui se déroulaient alors en
Afghanistan, la radicalisation de grands indépendantistes tchétchènes aurait « beaucoup
joué » dans le tournant observé dans la région.
Quant à l’Asie centrale, composée des « pays
en -stan » (Kirhgizistan, Turkménistan, Tadjikkistan, Kazakhstan et
Ouzbékistan) situés au nord de l’Afghanistan et du Pakistan, Anne-Clémentine
Larroque considère que la zone était très propice – compte tenu des
traumatismes qu’elle a connus – à se faire instrumentaliser par l’EI-K.
La conférencière insiste sur le « cadre
culturel très spécifique » partagé par ces deux régions, qui reste
marqué, dans chaque cas, par la tentative russe d’imprégner ces territoires. Les
siècles durant lesquels cette influence forcée a tenté de dominer ont connu des
moments de résistance très forts. Ces résistances ont notamment été incarnés par les
écoles soufies. C’est précisément pourquoi le culte peut y apparaître comme un moyen d'opposition. Cette idée trouve un écho chez les
combattants djihadistes potentiels locaux. Anne-Clémentine Larroque répète que les Russes
ont tenté, soixante-dix ans durant d’imposer l’athéisme aux populations
musulmanes sur place. Raison pour laquelle le rejaillissement d’une « radicalité
potentielle au niveau de la religion » n’est pas une conséquence à
occulter.
Sophie
Benard