Dans son second rapport paru
fin novembre, l’Institut des études et de la recherche sur le droit et la
justice se livre à une fine analyse des mécanismes qui épuisent les personnels
de justice. Une preuve de plus de la situation préoccupante traversée par
l’institution, alors que la concrétisation des engagements de la loi de
programmation est suspendue à l’avenir politique incertain du pays.
Le constat est loin d’être
inédit, mais la méthode l’est. L’Institut des études et de la recherche sur le
droit et la justice (IERDJ) a publié fin novembre son second rapport consacré
au travail en juridiction. Magistrats, avocats, greffiers… Le groupement
d’intérêt public qui a succédé en 2021 à l’Institut des hautes études sur la
justice a récolté les observations des travailleurs du droit sur leurs
conditions d’exercice.
Inspirée de la sociologie du
travail, l’étude d’une centaine de pages confirme sans surprise le mal-être
général des professionnels de la justice, « exaspérés et épuisés »
ou en « perte de sens ». Les auteurs inscrivent leurs travaux
dans le sillon de l’appel
des 3000 de novembre 2021, issu d’un collectif de juges refusant l’approche
« gestionnaire » de la justice, et dont le constat avait
motivé la création des États généraux de la justice.
Le rapport issu de cette
consultation, matrice de la loi de programmation votée en 2023, documentait
déjà extensivement la grave crise traversée par l’institution judiciaire. Les
chercheurs de l’IERDJ distinguent toutefois leur analyse des conclusions des
États généraux.
En préambule, les auteurs
disent se placer à « hauteur des femmes et des hommes » qui
évoluent en juridiction. L’Institut privilégie ainsi une analyse « micro,
par opposition aux données macro des ministères et institutions publiques ».
Accélération et intensification des rythmes, numérisation à marche forcée,
reporting envahissant… L’étude détaille point par point l’impact des processus
qui abîment la vie au travail des personnels de justice.
L’accélération de la
justice...
Selon l’IERDJ, l’institution
judiciaire est prise dans un phénomène « d’accélération » des
rythmes de travail. En dépit des nouveaux outils et de la mise en place d’une
organisation du travail censés permettre aux professionnels de se concentrer
sur leur cœur de métier, les témoignages recensés traduisent le
désarroi des personnels de justice qui estiment « ne pas avoir le temps
suffisant pour accomplir leur mission ».
En cause, l’accroissement du
contentieux constaté entre les années 1970 jusqu’au début des années 2000. Si
depuis, les saisines se sont stabilisées au sein de l’ordre judiciaire, les
stocks à traiter demeurent et l’inflation du contentieux devant le juge
administratif perdure. Dans ce contexte, l’objectif de réduction des délais de
traitement, érigé en indicateur clef de la qualité de la justice « qui
prime sur tous les autres », accentue la pression sur les personnels,
auxquels on demande de « chasser les temps morts ».
« Les magistrats
rencontrent des conflits idéels ou éthiques entre la qualité du service de
justice et la rapidité accrue à devoir juger, notent les auteurs. Afin
de réduire leur stock de dossiers, les praticiens peuvent se sentir incités à
se détourner de la finalité de leur activité pour développer les aptitudes et
compétences qui leur permettront de traiter le plus grand nombre de dossiers
dans les délais les plus brefs. »
Cette mise sous cloche de
l’office classique du juge par l’impératif de rendement occasionne une perte de
légitimité et donc du sens donné à l’activité. « Nous sommes comme des
Shadoks, ces personnages qui pompent inutilement sans jamais s’arrêter :
nous traitons les dossiers à la chaîne sans que cela ne change absolument rien
à la réalité des situations », se lamente un magistrat administratif
cité dans le rapport à propos du contentieux des reconduites à la frontière.
...occasionne aussi des
ralentissements
Régulièrement épinglée par le
Conseil d’État, l’inflation législative tend, elle aussi, à aggraver
l’accélération des rythmes. Le nombre de mots publiés au Journal officiel a
grimpé de 5,8 millions en 2002 à 13,2 millions en 2021, relève le rapport. Résultat,
le temps consacré à apprivoiser ces nouveaux textes augmente et la
multiplication des normes accélère la production de la jurisprudence. Ce qui
contribue à « l’instabilité du droit » et à « une
fragilisation de la règle ».
C’est tout le paradoxe
souligné par l’étude : l’accélération au sein de la justice ne relève pas
simplement de la densification des tâches, mais plutôt d’un enchaînement
d’actions toujours plus rapides qui exigent des « ajustements
permanents » qui « bousculent les temporalités ». De
telle sorte que l’exigence de vitesse peut conduire à son inverse, c’est-à-dire
à des ralentissements, bien connus des justiciables.
Il en va ainsi des délais
d’audiencement, qui s’allongent d’autant plus que les affaires ne sont pas
traitées en urgence, causant la multiplication de « goulets
d’étranglement » à chaque étape de la procédure. De quoi favoriser la
« désynchronisation » entre les différentes phases des
procédures, comme l’illustre, par exemple, le contraste entre la célérité de la
décision du juge en matière de protection de l’enfance et les délais
d’exécution parfois longs, remarquent les auteurs.
Des personnels débordés
Corollaire de l’accélération,
le « débordement temporel » pèse lourdement sur les personnels
de justice, écrasés par des charges de travail « perçues comme
excessives ». A tel point que les auteurs de l’étude évoquent un
« surtravail », voire une potentielle « disponibilité
infinie ». 40 % des magistrats déclarent ainsi travailler en
soirée tous les jours ou plusieurs fois par semaine, et 38 % disent ne pas
prendre l’intégralité de leurs congés. « Les jeunes magistrats et ceux
exerçant leurs fonctions au parquet, à l’instruction, ou en qualité de juge des
enfants » sont plus exposés à ce phénomène, relève l’IERDJ.
Le rapport ne donne pas de
chiffres pour les avocats et les greffiers, les deux autres professions
étudiées, mais formule le même constat. Les premiers se plaignent de « ne
pas avoir un week-end de libre » et de se sentir « dévorés par
leur travail », tandis que les seconds accumulent les audiences
débordant régulièrement sur la soirée, voire sur la nuit, malgré l’existence
d’une charte encadrant leurs horaires.
La surcharge des personnels
s’accompagne d’une fragmentation du travail en une kyrielle de tâches
favorisant une dispersion plus subie que choisie. Les professionnels de justice
« se plaignent d’une multiactivité », voire d’un « morcellement »,
qui les oblige à réaliser plusieurs actions en parallèle dans un temps « relativement
contraint ».
Chez les juges du siège, le
temps professionnel est ainsi découpé « sans continuité »
entre la réponse à du courrier, la rédaction des jugements, les audiences et
les diverses réunions avec les partenaires extérieurs. Un éclatement des tâches
d’autant plus vrai dans les petites ou moyennes juridictions, où les magistrats
« sont amenés à occuper plusieurs fonctions à la fois et à passer très
rapidement d’un contentieux à un autre ». C’est comme avoir « dix
casseroles sur le feu » et devoir veiller à ce qu’aucune ne déborde,
résume une juge citée par les auteurs.
Le parquet n’est pas en
reste : le traitement des affaires pénales est dispersé en de multiples
prises de décisions, « depuis l’orientation des enquêtes à la mise en
œuvre, ou non, de poursuites ou de mesures alternatives ». L’IERDJ
note que les magistrats qui y exercent ont recours à une « gymnastique intellectuelle » et
à une « capacité à réfléchir rapidement », qui s'éloignent de « l’ethos professionnel » des
magistrats. Ethos caractérisé par « la sérénité, le discernement et l’empathie
nécessaires à l’art judiciaire ».
Le numérique, court-circuit
de la justice ?
La toile de fond du
morcellement du temps de travail est bien évidemment le développement des
outils numériques. Sollicitations intempestives, exigence de réactivité,
rapidité de traitement... Tout en soulignant que leur processus d’intégration
dans l’institution judiciaire est toujours en cours, l’IERDJ et les personnels
interrogés tirent un premier bilan pour le moins contrasté de leur
introduction.
« On a pensé que la
numérisation allait nous faire gagner du temps et que l’informatique allait
remplacer les agents. Mais on a oublié qu’il fallait des personnes derrière
l’ordinateur et derrière les guichets pour répondre aux justiciables et aux
avocats, critique un directeur de greffe interrogé par les chercheurs. C’est
une fausse idée de penser que la dématérialisation des échanges nécessite moins
de personnes. »
Les rapporteurs notent que
l’arrivée des outils numériques dans le système judiciaire est survenue dans un
environnement professionnel « déjà marqué par une surcharge de travail
et un manque de moyens qui ont sans doute contribué […] à rendre
difficile leur appropriation ». En première ligne, les greffiers se
cassent toujours les dents sur Télérecours pour la justice administrative, et
Cassiopée pour la procédure judiciaire. « Les nouveaux systèmes
informatiques au pénal nécessitent de saisir beaucoup plus de données qu’avant »,
regrette un greffier cité par l’IERDJ.
Greffiers, mais aussi
magistrats et avocats se voient contraints de s’insérer dans cet écosystème
numérique (numérisation, impression, mise en forme des dossiers, transmission
des conclusions et pièces...), opérant des « transferts de charge »,
« perçus comme intensifiant le travail ».
Plus de chiffres, moins de
temps
Autre facteur
d’alourdissement de la charge des personnels de justice identifié par l’IERDJ,
le reporting s’est infiltré à tous les étages de la machine judiciaire,
provoquant un « bouleversement » des activités
professionnelles. Cette tendance résulte, selon les auteurs, du déploiement des
théories gestionnaires du « new public management », qui promeuvent
la mesure chiffrée de l’efficacité de l’action publique. Le recueil des informations
nécessaires à cette évaluation « constitue une part croissante de l’activité »
des professionnels de justice, constate l’Institut.
Le rapport égraine une série
de mécanismes de reporting standardisés au sein des ordres administratif et
judiciaire, réalisés à différents niveaux de responsabilité. Les magistrats
administratifs doivent, par exemple, comptabiliser leurs dossiers annuels pour
satisfaire à la norme Braibant qui attribue huit dossiers en moyenne par
audience par rapporteur, pour 20 audiences. Côté judiciaire, le suivi de
l’activité suscite l’élaboration par les chefs de juridiction et les directeurs
de greffe « d’indicateurs ad hoc qui permettent de suivre précisément
l’évolution des flux et des stocks », une tâche « centrale »
pour ces professionnels. Mais pas toujours épanouissante.
« Renseigner des champs
dans des logiciels destinés à générer la mesure d’indicateurs ou remplir des
tableaux de bord, utiles à la mesure de l’activité mais dépourvus d’effet
direct sur l’activité principale, détournent les professionnels de ce qu’ils
considèrent comme relevant de leur métier », souligne l’IERDJ.
Autrement dit, « pendant qu’ils chiffrent leur activité, le greffier ne
contrôle pas la régularité des pièces, le juge n’analyse pas un dossier ou ne
rédige pas de jugement et l’avocat ne procède pas aux recherches juridiques ni
à la rédaction de ses conclusions ».
Des greffiers pris en étau
L’éloignement du cœur de
métier causé par le reporting et la standardisation des procédures induit un
fort sentiment de déqualification chez certains professionnels, selon l’IERDJ.
Les greffiers y sont particulièrement exposés, pour deux raisons.
D’une part, « la
réduction du nombre d’adjoints administratifs a conduit le greffe à assumer des
tâches administratives répétitives », écrivent les auteurs. D’autre
part, « le recrutement dans des fonctions d’assistance aux juges de
contractuels […], d’assistants de justice et de juristes assistants
s’est beaucoup développé », confisquant de fait la mission
d’assistance aux magistrats des greffiers. Pris en étau, le personnel de greffe
se retrouve cantonné à l’exécution de tâches administratives qu’il ne peut pas
déléguer.
L’un d’entre eux, cité dans
l’étude, affirme même que son métier « n’a plus de plus-value par
rapport à celui des agents administratifs ». D’autres associent la
répétitivité de leurs tâches au monde de l’usine, à la « taylorisation »
ou aux Temps modernes de Charlie Chaplin. Ces métaphores « témoignent
de la disqualification de ces activités qui s’inscrivent dans une logique
d’abattage aux yeux d’une partie des personnels de greffe », analysent
les auteurs.
L’instabilité des personnels
fragilise les structures
L’IERDJ s’attarde enfin sur
le rôle joué par les modalités d’organisation des juridictions. Principal
constat : la rotation régulière des professionnels fragilise les
collectifs de travail. La forte mobilité des magistrats judiciaires – entre un
quart et un tiers changent d’affectation chaque année – déstabilise la
structure et les liens qui se sont noués, notamment entre magistrats, greffe et
barreau. Cela peut constituer « un obstacle à la mise en place de
méthodes et organisation de travail sur le long terme » et « provoquer
une forme d’usure chez ceux qui restent ».
Les juridictions
administratives sont elles aussi concernées par l’inflation des mobilités.
Depuis l’ordonnance n°2021-702 du 2 juin 2021, la carrière de magistrat
administratif est soumise à une double obligation de mobilité, au grade de
conseiller, puis à celui de premier conseiller. L’Union syndicale des
magistrats administratifs, opposée depuis son introduction à cette mesure,
avait justement fait part de sa crainte qu’elle ne rajoute à « la
désorganisation des juridictions administratives ».
Chez les chefs de
juridiction, désireux de valoriser leur intervention en tant que managers, ces
mutations en série entraînent une « tentation réformatrice »,
analyse l’IERDJ. La déstabilisation due à la mobilité personnelle se double
alors d’une perturbation procédurale et organisationnelle plus profonde. Comme
les chefs de juridiction ne s’attardent en moyenne pas plus de trois ans à leur
poste, ils ont peu de temps « pour démontrer [leur] savoir-faire
managérial. La tentation est [donc] forte après six mois d’observation de
vouloir modifier les organisations de travail. »
Or, lorsqu’elles sont
répétées à la faveur de chaque changement de hiérarchie, « la nécessité
de ces modifications ne va pas de soi ». « Pourtant, les
candidats à des postes d’encadrement ou de chefs de juridiction soulignent
volontiers auprès du Conseil supérieur de la magistrature les réorganisations
de service, les évolutions diverses, les partenariats nouveaux qu’ils ont
initiés. »
In fine, ces changements
permanents « sapent le sens du travail », notent les
chercheurs. « L’instabilité causée par les mutations dans les
juridictions et les modifications organisationnelles qui peuvent en découler,
les réformes législatives et procédurales récurrentes auxquelles magistrats,
avocats et greffiers doivent s’adapter, créent un contexte [...] dans lequel il
est difficile de garder le cap et de savoir pourquoi et pour qui on travaille »,
résume l’IERDJ. Pour soigner la justice, peut-être faudra-t-il commencer par
panser les maux de son personnel.
Nicolas
Turcev