JUSTICE

Une nouvelle étude décrypte les raisons du mal-être des professionnels de justice

Une nouvelle étude décrypte les raisons du mal-être des professionnels de justice
Le rapport de l'IERDJ fait état de personnels "exaspérés et épuisés", "en perte de sens"
Publié le 09/12/2024 à 15:17

Dans son second rapport paru fin novembre, l’Institut des études et de la recherche sur le droit et la justice se livre à une fine analyse des mécanismes qui épuisent les personnels de justice. Une preuve de plus de la situation préoccupante traversée par l’institution, alors que la concrétisation des engagements de la loi de programmation est suspendue à l’avenir politique incertain du pays.

Le constat est loin d’être inédit, mais la méthode l’est. L’Institut des études et de la recherche sur le droit et la justice (IERDJ) a publié fin novembre son second rapport consacré au travail en juridiction. Magistrats, avocats, greffiers… Le groupement d’intérêt public qui a succédé en 2021 à l’Institut des hautes études sur la justice a récolté les observations des travailleurs du droit sur leurs conditions d’exercice.

Inspirée de la sociologie du travail, l’étude d’une centaine de pages confirme sans surprise le mal-être général des professionnels de la justice, « exaspérés et épuisés » ou en « perte de sens ». Les auteurs inscrivent leurs travaux dans le sillon de l’appel des 3000 de novembre 2021, issu d’un collectif de juges refusant l’approche « gestionnaire » de la justice, et dont le constat avait motivé la création des États généraux de la justice.

Le rapport issu de cette consultation, matrice de la loi de programmation votée en 2023, documentait déjà extensivement la grave crise traversée par l’institution judiciaire. Les chercheurs de l’IERDJ distinguent toutefois leur analyse des conclusions des États généraux.

En préambule, les auteurs disent se placer à « hauteur des femmes et des hommes » qui évoluent en juridiction. L’Institut privilégie ainsi une analyse « micro, par opposition aux données macro des ministères et institutions publiques ». Accélération et intensification des rythmes, numérisation à marche forcée, reporting envahissant… L’étude détaille point par point l’impact des processus qui abîment la vie au travail des personnels de justice.

L’accélération de la justice...

Selon l’IERDJ, l’institution judiciaire est prise dans un phénomène « d’accélération » des rythmes de travail. En dépit des nouveaux outils et de la mise en place d’une organisation du travail censés permettre aux professionnels de se concentrer sur leur cœur de métier, les témoignages recensés traduisent le désarroi des personnels de justice qui estiment « ne pas avoir le temps suffisant pour accomplir leur mission ».

En cause, l’accroissement du contentieux constaté entre les années 1970 jusqu’au début des années 2000. Si depuis, les saisines se sont stabilisées au sein de l’ordre judiciaire, les stocks à traiter demeurent et l’inflation du contentieux devant le juge administratif perdure. Dans ce contexte, l’objectif de réduction des délais de traitement, érigé en indicateur clef de la qualité de la justice « qui prime sur tous les autres », accentue la pression sur les personnels, auxquels on demande de « chasser les temps morts ».

« Les magistrats rencontrent des conflits idéels ou éthiques entre la qualité du service de justice et la rapidité accrue à devoir juger, notent les auteurs. Afin de réduire leur stock de dossiers, les praticiens peuvent se sentir incités à se détourner de la finalité de leur activité pour développer les aptitudes et compétences qui leur permettront de traiter le plus grand nombre de dossiers dans les délais les plus brefs. »

Cette mise sous cloche de l’office classique du juge par l’impératif de rendement occasionne une perte de légitimité et donc du sens donné à l’activité. « Nous sommes comme des Shadoks, ces personnages qui pompent inutilement sans jamais s’arrêter : nous traitons les dossiers à la chaîne sans que cela ne change absolument rien à la réalité des situations », se lamente un magistrat administratif cité dans le rapport à propos du contentieux des reconduites à la frontière.

...occasionne aussi des ralentissements

Régulièrement épinglée par le Conseil d’État, l’inflation législative tend, elle aussi, à aggraver l’accélération des rythmes. Le nombre de mots publiés au Journal officiel a grimpé de 5,8 millions en 2002 à 13,2 millions en 2021, relève le rapport. Résultat, le temps consacré à apprivoiser ces nouveaux textes augmente et la multiplication des normes accélère la production de la jurisprudence. Ce qui contribue à « l’instabilité du droit » et à « une fragilisation de la règle ».

C’est tout le paradoxe souligné par l’étude : l’accélération au sein de la justice ne relève pas simplement de la densification des tâches, mais plutôt d’un enchaînement d’actions toujours plus rapides qui exigent des « ajustements permanents » qui « bousculent les temporalités ». De telle sorte que l’exigence de vitesse peut conduire à son inverse, c’est-à-dire à des ralentissements, bien connus des justiciables.

Il en va ainsi des délais d’audiencement, qui s’allongent d’autant plus que les affaires ne sont pas traitées en urgence, causant la multiplication de « goulets d’étranglement » à chaque étape de la procédure. De quoi favoriser la « désynchronisation » entre les différentes phases des procédures, comme l’illustre, par exemple, le contraste entre la célérité de la décision du juge en matière de protection de l’enfance et les délais d’exécution parfois longs, remarquent les auteurs.

Des personnels débordés

Corollaire de l’accélération, le « débordement temporel » pèse lourdement sur les personnels de justice, écrasés par des charges de travail « perçues comme excessives ». A tel point que les auteurs de l’étude évoquent un « surtravail », voire une potentielle « disponibilité infinie ». 40 % des magistrats déclarent ainsi travailler en soirée tous les jours ou plusieurs fois par semaine, et 38 % disent ne pas prendre l’intégralité de leurs congés. « Les jeunes magistrats et ceux exerçant leurs fonctions au parquet, à l’instruction, ou en qualité de juge des enfants » sont plus exposés à ce phénomène, relève l’IERDJ.

Le rapport ne donne pas de chiffres pour les avocats et les greffiers, les deux autres professions étudiées, mais formule le même constat. Les premiers se plaignent de « ne pas avoir un week-end de libre » et de se sentir « dévorés par leur travail », tandis que les seconds accumulent les audiences débordant régulièrement sur la soirée, voire sur la nuit, malgré l’existence d’une charte encadrant leurs horaires.

La surcharge des personnels s’accompagne d’une fragmentation du travail en une kyrielle de tâches favorisant une dispersion plus subie que choisie. Les professionnels de justice « se plaignent d’une multiactivité », voire d’un « morcellement », qui les oblige à réaliser plusieurs actions en parallèle dans un temps « relativement contraint ».

Chez les juges du siège, le temps professionnel est ainsi découpé « sans continuité » entre la réponse à du courrier, la rédaction des jugements, les audiences et les diverses réunions avec les partenaires extérieurs. Un éclatement des tâches d’autant plus vrai dans les petites ou moyennes juridictions, où les magistrats « sont amenés à occuper plusieurs fonctions à la fois et à passer très rapidement d’un contentieux à un autre ». C’est comme avoir « dix casseroles sur le feu » et devoir veiller à ce qu’aucune ne déborde, résume une juge citée par les auteurs.

Le parquet n’est pas en reste : le traitement des affaires pénales est dispersé en de multiples prises de décisions, « depuis l’orientation des enquêtes à la mise en œuvre, ou non, de poursuites ou de mesures alternatives ». L’IERDJ note que les magistrats qui y exercent ont recours à une « gymnastique intellectuelle » et à une « capacité à réfléchir rapidement », qui s'éloignent de « l’ethos professionnel » des magistrats. Ethos caractérisé par « la sérénité, le discernement et l’empathie nécessaires à l’art judiciaire ».

Le numérique, court-circuit de la justice ?

La toile de fond du morcellement du temps de travail est bien évidemment le développement des outils numériques. Sollicitations intempestives, exigence de réactivité, rapidité de traitement... Tout en soulignant que leur processus d’intégration dans l’institution judiciaire est toujours en cours, l’IERDJ et les personnels interrogés tirent un premier bilan pour le moins contrasté de leur introduction.

« On a pensé que la numérisation allait nous faire gagner du temps et que l’informatique allait remplacer les agents. Mais on a oublié qu’il fallait des personnes derrière l’ordinateur et derrière les guichets pour répondre aux justiciables et aux avocats, critique un directeur de greffe interrogé par les chercheurs. C’est une fausse idée de penser que la dématérialisation des échanges nécessite moins de personnes. »

Les rapporteurs notent que l’arrivée des outils numériques dans le système judiciaire est survenue dans un environnement professionnel « déjà marqué par une surcharge de travail et un manque de moyens qui ont sans doute contribué […] à rendre difficile leur appropriation ». En première ligne, les greffiers se cassent toujours les dents sur Télérecours pour la justice administrative, et Cassiopée pour la procédure judiciaire. « Les nouveaux systèmes informatiques au pénal nécessitent de saisir beaucoup plus de données qu’avant », regrette un greffier cité par l’IERDJ.

Greffiers, mais aussi magistrats et avocats se voient contraints de s’insérer dans cet écosystème numérique (numérisation, impression, mise en forme des dossiers, transmission des conclusions et pièces...), opérant des « transferts de charge », « perçus comme intensifiant le travail ».

Plus de chiffres, moins de temps

Autre facteur d’alourdissement de la charge des personnels de justice identifié par l’IERDJ, le reporting s’est infiltré à tous les étages de la machine judiciaire, provoquant un « bouleversement » des activités professionnelles. Cette tendance résulte, selon les auteurs, du déploiement des théories gestionnaires du « new public management », qui promeuvent la mesure chiffrée de l’efficacité de l’action publique. Le recueil des informations nécessaires à cette évaluation « constitue une part croissante de l’activité » des professionnels de justice, constate l’Institut.

Le rapport égraine une série de mécanismes de reporting standardisés au sein des ordres administratif et judiciaire, réalisés à différents niveaux de responsabilité. Les magistrats administratifs doivent, par exemple, comptabiliser leurs dossiers annuels pour satisfaire à la norme Braibant qui attribue huit dossiers en moyenne par audience par rapporteur, pour 20 audiences. Côté judiciaire, le suivi de l’activité suscite l’élaboration par les chefs de juridiction et les directeurs de greffe « d’indicateurs ad hoc qui permettent de suivre précisément l’évolution des flux et des stocks », une tâche « centrale » pour ces professionnels. Mais pas toujours épanouissante.

« Renseigner des champs dans des logiciels destinés à générer la mesure d’indicateurs ou remplir des tableaux de bord, utiles à la mesure de l’activité mais dépourvus d’effet direct sur l’activité principale, détournent les professionnels de ce qu’ils considèrent comme relevant de leur métier », souligne l’IERDJ. Autrement dit, « pendant qu’ils chiffrent leur activité, le greffier ne contrôle pas la régularité des pièces, le juge n’analyse pas un dossier ou ne rédige pas de jugement et l’avocat ne procède pas aux recherches juridiques ni à la rédaction de ses conclusions ».

Des greffiers pris en étau

L’éloignement du cœur de métier causé par le reporting et la standardisation des procédures induit un fort sentiment de déqualification chez certains professionnels, selon l’IERDJ. Les greffiers y sont particulièrement exposés, pour deux raisons.

D’une part, « la réduction du nombre d’adjoints administratifs a conduit le greffe à assumer des tâches administratives répétitives », écrivent les auteurs. D’autre part, « le recrutement dans des fonctions d’assistance aux juges de contractuels […], d’assistants de justice et de juristes assistants s’est beaucoup développé », confisquant de fait la mission d’assistance aux magistrats des greffiers. Pris en étau, le personnel de greffe se retrouve cantonné à l’exécution de tâches administratives qu’il ne peut pas déléguer.

L’un d’entre eux, cité dans l’étude, affirme même que son métier « n’a plus de plus-value par rapport à celui des agents administratifs ». D’autres associent la répétitivité de leurs tâches au monde de l’usine, à la « taylorisation » ou aux Temps modernes de Charlie Chaplin. Ces métaphores « témoignent de la disqualification de ces activités qui s’inscrivent dans une logique d’abattage aux yeux d’une partie des personnels de greffe », analysent les auteurs.

L’instabilité des personnels fragilise les structures

L’IERDJ s’attarde enfin sur le rôle joué par les modalités d’organisation des juridictions. Principal constat : la rotation régulière des professionnels fragilise les collectifs de travail. La forte mobilité des magistrats judiciaires – entre un quart et un tiers changent d’affectation chaque année – déstabilise la structure et les liens qui se sont noués, notamment entre magistrats, greffe et barreau. Cela peut constituer « un obstacle à la mise en place de méthodes et organisation de travail sur le long terme » et « provoquer une forme d’usure chez ceux qui restent ».

Les juridictions administratives sont elles aussi concernées par l’inflation des mobilités. Depuis l’ordonnance n°2021-702 du 2 juin 2021, la carrière de magistrat administratif est soumise à une double obligation de mobilité, au grade de conseiller, puis à celui de premier conseiller. L’Union syndicale des magistrats administratifs, opposée depuis son introduction à cette mesure, avait justement fait part de sa crainte qu’elle ne rajoute à « la désorganisation des juridictions administratives ».

Chez les chefs de juridiction, désireux de valoriser leur intervention en tant que managers, ces mutations en série entraînent une « tentation réformatrice », analyse l’IERDJ. La déstabilisation due à la mobilité personnelle se double alors d’une perturbation procédurale et organisationnelle plus profonde. Comme les chefs de juridiction ne s’attardent en moyenne pas plus de trois ans à leur poste, ils ont peu de temps « pour démontrer [leur] savoir-faire managérial. La tentation est [donc] forte après six mois d’observation de vouloir modifier les organisations de travail. »

Or, lorsqu’elles sont répétées à la faveur de chaque changement de hiérarchie, « la nécessité de ces modifications ne va pas de soi ». « Pourtant, les candidats à des postes d’encadrement ou de chefs de juridiction soulignent volontiers auprès du Conseil supérieur de la magistrature les réorganisations de service, les évolutions diverses, les partenariats nouveaux qu’ils ont initiés. »

In fine, ces changements permanents « sapent le sens du travail », notent les chercheurs. « L’instabilité causée par les mutations dans les juridictions et les modifications organisationnelles qui peuvent en découler, les réformes législatives et procédurales récurrentes auxquelles magistrats, avocats et greffiers doivent s’adapter, créent un contexte [...] dans lequel il est difficile de garder le cap et de savoir pourquoi et pour qui on travaille », résume l’IERDJ. Pour soigner la justice, peut-être faudra-t-il commencer par panser les maux de son personnel.

Nicolas Turcev

1 commentaire
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BARTHELEMY Patricia
- le mois dernier
L'article est intéressant, mais il ne dit rien sur les difficultés d'exercice des avocats. Dommage.

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