ÉCONOMIE

« Stratégie fantasque », « chantage », « racket » : comment comprendre la guerre commerciale de Trump ?

« Stratégie fantasque », « chantage », « racket » : comment comprendre la guerre commerciale de Trump ?
Publié le 18/03/2025 à 10:54

Les droits de douane sont au cœur de la stratégie de coercition du président américain depuis son accession au pouvoir et la guerre économique qu’il a entreprise contre le reste du monde, y compris les Occidentaux. Que cherche le président américain avec cet outil « miracle » ? Comment l’Union européenne devrait-elle réagir ? Cinq spécialistes et voix européennes répondent.  

25 % pour tous. Les droits de douane sur l’acier et l’aluminium voulus par Donald Trump sont effectifs depuis mercredi 12 mars. La Chine, l’Union européenne, le Japon, l’Australie ou encore le Canada sont concernés. La veille, le président américain avait menacé Ottawa d’une taxe à 50 %. Il est revenu sur cette menace. « Il n’est pas évident de trouver des raisons  rationnelles au comportement de l’administration Trump », souligne Federico Fubini, directeur adjoint ad personam du Corriere della Sera, invité, comme quatre autres observateurs européens, à réfléchir à la guerre commerciale en cours, lors d’un débat organisé le 11 mars par la revue géopolitique Grand continent

Mais derrière ce comportement erratique se cache une réalité centrale et méconnue, estime le journaliste : celle de la dette publique américaine. « Depuis un quart de siècle, les Etats-Unis enregistrent une escalade de déficits ». Selon les données de la Federal Reserve de Saint-Louis, le déficit du gouvernement en 2024 s’élève à 6,3 % du produit intérieur brut (PIB), tandis que la dette atteint 120,7 %, le tout alors que l’administration Trump prévoit une baisse d’impôts pour les entreprises à l’horizon 2026. « Il faut s’inquiéter d’un tel niveau de déficit dans une période de quasi plein-emploi et compte tenu du poids de l’économie américaine dans l’économie mondiale. Elle représente 27 % du PIB global en 2024 », insiste Federico Fubini.  

La dette, talon d’Achille du projet trumpiste

Le déficit fédéral américain est d’une ampleur telle qu’il génère un besoin de financement excessif à l’échelle globale. « Les États-Unis sont contraints de trouver chaque année des acheteurs pour 2 000 à 3 000 milliards de dollars supplémentaires en bons du Trésor. La croissance mondiale était un peu en dessous des 5 000 milliards en 2023. Cette administration sait donc très bien que pour financer sa dette, elle a besoin d'absorber une bonne partie de l'épargne qui se forme toutes les ans dans le monde ». Elle veut, qui plus est, des taux d'intérêt raisonnablement bas (pour maintenir un coût de la dette soutenable) et un taux de change du dollar plutôt faible (pour rendre les exportations américaines plus compétitives).  

Pour faire accepter ce deal, la Maison-Blanche compte utiliser les tarifs douaniers. Une stratégie élaborée par Stephen Miran, président du Council of Economic Advisers à la Maison-Blanche. Le chantage s'écrit en ces termes : « Si vous ne voulez pas perdre accès aux consommateurs américains, alors vous devez vous engager à racheter par vos banques centrales des bons du Trésor américain ». Miran propose des obligations d’une durée… d’un siècle ! « Instables, risquées et à faibles rendements », explique le journaliste économique, « ce qui serait presque une confiscation des réserves souveraines des autres pays. C'est un véritable plan de coercition financière et commerciale ».  

Réparer l’injustice 

« Cette stratégie repose sur un profond sentiment d’injustice. L’administration Trump est convaincue que le système monétaire mondial, que pourtant les États-Unis ont contribué à façonner dans ces multiples avatars depuis 1945, joue contre leurs intérêts », explique Gilles Moëc, chef économiste du groupe Axa. Pourtant, les chiffres disent une autre réalité. Sur la balance d’échanges de biens, l’Europe a bien un surplus commercial par rapport aux Etats-Unis ; en revanche, sur la balance globale incluant les services, l’Europe accumule plutôt un déficit.  

« La relation commerciale entre les États-Unis et l'Europe est de fait une relation assez équilibrée. Pour la caricaturer, je la définirais de la manière suivante : les Européens se lèvent le matin, ils vont travailler pour fabriquer des voitures vendues sur le marché américain. Pour les fabriquer, ils utilisent des logiciels américains et paient des licences aux États-Unis. Et quand ils rentrent chez eux, ils regardent des séries américaines sur Netflix », poursuit l’ancien chef du service d’étude de la Banque de France. 

Par ailleurs, l'Europe participe de manière centrale, et depuis 2002, au financement de l'économie américaine. Les investisseurs européens y ont remplacé la Chine, assurant ainsi le passage d’un modèle « où les États-Unis étaient financés par leur rival géopolitique à un modèle où ils sont financés par leurs alliés ». Mais l’administration Trump reste convaincue que les déséquilibres commerciaux, source du déclin industriel américain,  justifient un deal… intenable.

Les angles morts de la stratégie Miran 

Car, qui pour accepter ce « racket » ? Pas grand-monde, s’accordent à dire les économistes. « Je pense que c'est l'un des points aveugles de la stratégie de Miran qui considère que les Européens et le reste du monde vont accepter de prêter à très long terme aux États-Unis, tout en consentant à une appréciation de leur devise. Il y a un truc qui ne marche pas », souligne Gilles Moëc.  

L’Europe sera sûrement tentée d’estimer le coût d’une telle capitulation financière et monétaire. « A partir du moment où on leur demande de sacrifier leur propre compétitivité, les Européens vont naturellement se demander s’il ne serait pas plus judicieux de dépenser des points de PIB dans autre chose que dans la restructuration de la dette américaine. Par exemple, l'organisation d'une défense souveraine », ajoute l’économiste.  

Autre angle mort : les banques centrales jouent aujourd'hui un rôle assez limité dans les flux internationaux d'échanges financiers. Si elles décidaient d'acheter de la dette perpétuelle américaine, nul ne sait quelle serait la réaction des investisseurs privés européens. « Ce sont eux qui achètent les bons du Trésor américain et ils prennent leurs décisions de manière parfaitement décentralisée ». 

Menace de tensions intérieures aux Etats-Unis 

Pour Benjamin Bürbaumer, économiste et maître de conférences à Sciences Po Bordeaux, ces taxes douanières font également l’impasse sur des aspects macro-économiques et politiques cruciaux. « Depuis les années 70, l’augmentation des inégalités aux États-Unis se traduit par une relative stagnation du pouvoir d'achat des travailleurs américains. Pour être à la hauteur des normes de consommation, il leur faut un accès aux biens bon marché en provenance des pays en développement et de Chine ».  

Or, les firmes américaines et par extension des consommateurs américains sont très dépendantes des chaînes globales de valeurs. « Les importations américaines depuis les pays à faible revenu représentent 66 % des importations totales », rappelle Benjamin Bürbaumer. « C’est une question politique explosive que celle des prix. Et elle pourrait conduire à de vives tensions dans le pays ».   

Un mécontentement est aussi à attendre du côté des entreprises américaines. « Aujourd'hui, les profits des sociétés américaines sont réalisés pour plus d'un tiers en dehors du territoire américain. Donc, la prospérité du capitalisme américain dépend très fortement de l'accès aux marchés étrangers ».  

L’enjeu ultime : la souveraineté monétaire ?  

« Cette doctrine Miran est complètement fantasque. On essaie tous d'expliquer quelque chose qui est profondément stupide », ironise Ludovic Subran, économiste en chef du groupe Allianz, pour qui la question des taxes douanières n’est pas l’enjeu crucial.  

« Je pense que ce qui manque aujourd'hui dans la réponse européenne, c'est l'étape d'après. Il faut certes réagir à chaud sur les barrières douanières. Mais le vrai sujet, c'est l'euro comme monnaie dominante, l'architecture monétaire et financière. Et ça, malheureusement, on ne s'en parle pas », regrette l’économiste.  

Le 23 janvier dernier, le président américain a signé un décret visant à « promouvoir et protéger la souveraineté du dollar américain partout dans le monde », notamment en encourageant le développement et l’expansion des stablecoins, un moyen de paiement numérique dont la valeur est garantie par des dépôts en dollars, rappelle le journaliste Federico Fubini. 

« Il faut s'imaginer une application dans nos portables qui permette de payer un service - location sur Airbnb, restaurants - en Europe avec des stablecoins. Ce qui réduit de fait les dépôts en euros au profit des dollars ». Cela constitue une « attaque contre le statut de l’euro comme monnaie de réserve, menée directement sur le territoire européen, afin de financer les déséquilibres économiques des États-Unis », résume le journaliste. « C’est un challenge à notre souveraineté monétaire à laquelle il faudra résister ».  

« Soyons fermes, créatifs et ambitieux »

En seconde ligne, surgit aussi la question du patriotisme économique. « C'est super d’investir 20 milliards dans la logistique aux États-Unis, mais il faut se demander comment on a pu les financer quand on est une grande entreprise française de transport maritime », fustige Ludovic Subran, en référence à l’investissement massif du groupe CMA CGM de Rodolphe Saadé aux Etats-Unis, annoncé début mars.  « Ça se fait souvent sur les impôts et sur l'inflation des Français. L'Europe doit procéder à un rappel à l'ordre : le capital doit rester en Europe. Nous sommes obligés de transformer l'essai ».  

« Soyons fermes, créatifs et ambitieux », invite pour sa part Dorothée Rouzet, cheffe économiste de la Direction générale du trésor, en acceptant tout d’abord le rapport de force. « La boîte à outils européenne est prête depuis 2018 car nous avions déjà réagi aux taxes douanières américaines sous le premier mandat de Trump ». 

Mais pour Dorothée Rouzet, il est nécessaire d’aller plus loin : « Les représailles, droits de douane contre droits de douane, sont insuffisantes. Il ne faut pas hésiter à se penser comme puissance pour frapper les intérêts américains. Nous avons 450 millions de consommateurs dans le marché intégré le plus grand au monde. C’est un levier ». La spécialiste recommande enfin de se doter d’un agenda compétitif européen, de travailler sur les normes européennes et au renforcement de l’euro comme monnaie de réserve. « Profitons-en pour attirer les chercheurs américains ! »  

Et en la matière, Aix-Marseille Université (AMU) a pris de l’avance. Pour mémoire, début mars, l’université a fait savoir qu’elle ouvrait grand les bras aux chercheurs outre-Atlantique qui risquent de subir la censure imposée par l'administration Trump. Une aubaine.

Delphine Schiltz

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