Les droits de douane sont au
cœur de la stratégie de coercition du président américain depuis son accession
au pouvoir et la guerre économique qu’il a entreprise contre le reste du monde,
y compris les Occidentaux. Que cherche le président américain avec cet outil « miracle »
? Comment l’Union européenne devrait-elle réagir ? Cinq spécialistes et voix
européennes répondent.
25 % pour tous. Les droits de
douane sur l’acier et l’aluminium voulus par Donald Trump sont effectifs depuis
mercredi 12 mars. La Chine, l’Union européenne, le Japon, l’Australie ou encore le Canada sont concernés. La veille,
le président américain avait menacé Ottawa d’une taxe à 50 %. Il est revenu sur
cette menace. « Il n’est pas évident de trouver des raisons
rationnelles au comportement de l’administration Trump », souligne Federico
Fubini, directeur adjoint ad personam du Corriere della Sera, invité, comme
quatre autres observateurs européens, à réfléchir à la guerre commerciale en
cours, lors d’un débat organisé le 11 mars par la revue géopolitique Grand continent.
Mais derrière ce comportement
erratique se cache une réalité centrale et méconnue, estime le journaliste :
celle de la dette publique américaine. « Depuis un quart de siècle, les
Etats-Unis enregistrent une escalade de déficits ». Selon les données
de la Federal Reserve de Saint-Louis, le déficit du gouvernement en 2024
s’élève à 6,3 % du produit intérieur brut (PIB), tandis que la dette atteint
120,7 %, le tout alors que l’administration Trump prévoit une baisse d’impôts
pour les entreprises à l’horizon 2026. « Il faut s’inquiéter d’un tel
niveau de déficit dans une période de quasi plein-emploi et compte tenu du
poids de l’économie américaine dans l’économie mondiale. Elle représente 27 %
du PIB global en 2024 », insiste Federico Fubini.
La dette, talon d’Achille du
projet trumpiste
Le déficit fédéral américain
est d’une ampleur telle qu’il génère un besoin de financement excessif à
l’échelle globale. « Les États-Unis sont contraints de trouver chaque
année des acheteurs pour 2 000 à 3 000 milliards de dollars supplémentaires en
bons du Trésor. La croissance mondiale était un peu en dessous des 5 000
milliards en 2023. Cette administration sait donc très bien que pour financer
sa dette, elle a besoin d'absorber une bonne partie de l'épargne qui se forme
toutes les ans dans le monde ». Elle veut, qui plus est, des taux
d'intérêt raisonnablement bas (pour maintenir un coût de la dette soutenable)
et un taux de change du dollar plutôt faible (pour rendre les exportations
américaines plus compétitives).
Pour faire accepter ce deal,
la Maison-Blanche compte utiliser les tarifs douaniers. Une stratégie élaborée
par Stephen Miran, président du Council of Economic Advisers à la
Maison-Blanche. Le chantage s'écrit en ces termes : « Si vous ne voulez
pas perdre accès aux consommateurs américains, alors vous devez vous engager à
racheter par vos banques centrales des bons du Trésor américain ».
Miran propose des obligations d’une durée… d’un siècle ! « Instables,
risquées et à faibles rendements », explique le journaliste
économique, « ce qui serait presque une confiscation des réserves
souveraines des autres pays. C'est un véritable plan de coercition financière
et commerciale ».
Réparer l’injustice
« Cette stratégie
repose sur un profond sentiment d’injustice. L’administration Trump est
convaincue que le système monétaire mondial, que pourtant les États-Unis ont
contribué à façonner dans ces multiples avatars depuis 1945, joue contre leurs
intérêts », explique Gilles Moëc, chef économiste du groupe Axa.
Pourtant, les chiffres disent une autre réalité. Sur la balance d’échanges de
biens, l’Europe a bien un surplus commercial par rapport aux Etats-Unis ; en
revanche, sur la balance globale incluant les services, l’Europe accumule
plutôt un déficit.
« La relation
commerciale entre les États-Unis et l'Europe est de fait une relation assez
équilibrée. Pour la caricaturer, je la définirais de la manière suivante : les
Européens se lèvent le matin, ils vont travailler pour fabriquer des voitures
vendues sur le marché américain. Pour les fabriquer, ils utilisent des
logiciels américains et paient des licences aux États-Unis. Et quand ils
rentrent chez eux, ils regardent des séries américaines sur Netflix »,
poursuit l’ancien chef du service d’étude de la Banque de France.
Par ailleurs, l'Europe
participe de manière centrale, et depuis 2002, au financement de l'économie
américaine. Les investisseurs européens y ont remplacé la Chine, assurant ainsi
le passage d’un modèle « où les États-Unis étaient financés par leur
rival géopolitique à un modèle où ils sont financés par leurs alliés ».
Mais l’administration Trump reste convaincue que les déséquilibres commerciaux,
source du déclin industriel américain, justifient un deal… intenable.
Les angles morts de la
stratégie Miran
Car, qui pour accepter ce « racket »
? Pas grand-monde, s’accordent à dire les économistes. « Je pense que
c'est l'un des points aveugles de la stratégie de Miran qui considère que les
Européens et le reste du monde vont accepter de prêter à très long terme aux
États-Unis, tout en consentant à une appréciation de leur devise. Il y a un
truc qui ne marche pas », souligne Gilles Moëc.
L’Europe sera sûrement tentée
d’estimer le coût d’une telle capitulation financière et monétaire. « A
partir du moment où on leur demande de sacrifier leur propre compétitivité, les
Européens vont naturellement se demander s’il ne serait pas plus judicieux de
dépenser des points de PIB dans autre chose que dans la restructuration de la
dette américaine. Par exemple, l'organisation d'une défense souveraine »,
ajoute l’économiste.
Autre angle mort : les
banques centrales jouent aujourd'hui un rôle assez limité dans les flux
internationaux d'échanges financiers. Si elles décidaient d'acheter de la dette
perpétuelle américaine, nul ne sait quelle serait la réaction des investisseurs
privés européens. « Ce sont eux qui achètent les bons du Trésor
américain et ils prennent leurs décisions de manière parfaitement décentralisée ».
Menace de tensions
intérieures aux Etats-Unis
Pour Benjamin Bürbaumer,
économiste et maître de conférences à Sciences Po Bordeaux, ces taxes
douanières font également l’impasse sur des aspects macro-économiques et
politiques cruciaux. « Depuis les années 70, l’augmentation des
inégalités aux États-Unis se traduit par une relative stagnation du pouvoir
d'achat des travailleurs américains. Pour être à la hauteur des normes de
consommation, il leur faut un accès aux biens bon marché en provenance des pays
en développement et de Chine ».
Or, les firmes américaines et
par extension des consommateurs américains sont très dépendantes des chaînes
globales de valeurs. « Les importations américaines depuis les pays à
faible revenu représentent 66 % des importations totales », rappelle
Benjamin Bürbaumer. « C’est une question politique explosive que celle
des prix. Et elle pourrait conduire à de vives tensions dans le pays ».
Un mécontentement est aussi à
attendre du côté des entreprises américaines. « Aujourd'hui, les
profits des sociétés américaines sont réalisés pour plus d'un tiers en dehors
du territoire américain. Donc, la prospérité du capitalisme américain dépend
très fortement de l'accès aux marchés étrangers ».
L’enjeu ultime : la
souveraineté monétaire ?
« Cette doctrine
Miran est complètement fantasque. On essaie tous d'expliquer quelque chose qui
est profondément stupide », ironise Ludovic Subran, économiste en chef
du groupe Allianz, pour qui la question des taxes douanières n’est pas l’enjeu
crucial.
« Je pense que ce qui
manque aujourd'hui dans la réponse européenne, c'est l'étape d'après. Il faut
certes réagir à chaud sur les barrières douanières. Mais le vrai sujet, c'est
l'euro comme monnaie dominante, l'architecture monétaire et financière. Et ça,
malheureusement, on ne s'en parle pas », regrette
l’économiste.
Le 23 janvier dernier, le
président américain a signé un décret visant à « promouvoir et protéger
la souveraineté du dollar américain partout dans le monde », notamment
en encourageant le développement et l’expansion des stablecoins, un
moyen de paiement numérique dont la valeur est garantie par des dépôts en
dollars, rappelle le journaliste Federico Fubini.
« Il faut s'imaginer
une application dans nos portables qui permette de payer un service - location
sur Airbnb, restaurants - en Europe avec des stablecoins. Ce qui réduit de fait
les dépôts en euros au profit des dollars ». Cela constitue une « attaque
contre le statut de l’euro comme monnaie de réserve, menée directement sur le
territoire européen, afin de financer les déséquilibres économiques des
États-Unis », résume le journaliste. « C’est un challenge à
notre souveraineté monétaire à laquelle il faudra résister ».
« Soyons fermes,
créatifs et ambitieux »
En seconde ligne, surgit aussi
la question du patriotisme économique. « C'est super d’investir 20
milliards dans la logistique aux États-Unis, mais il faut se demander comment
on a pu les financer quand on est une grande entreprise française de transport
maritime », fustige Ludovic Subran, en référence à l’investissement
massif du groupe CMA CGM de Rodolphe Saadé aux Etats-Unis, annoncé début
mars. « Ça se fait souvent sur les impôts et sur l'inflation
des Français. L'Europe doit procéder à un rappel à l'ordre : le capital doit
rester en Europe. Nous sommes obligés de transformer l'essai ».
« Soyons fermes,
créatifs et ambitieux », invite pour sa part Dorothée Rouzet, cheffe
économiste de la Direction générale du trésor, en acceptant tout d’abord le
rapport de force. « La boîte à outils européenne est prête depuis 2018
car nous avions déjà réagi aux taxes douanières américaines sous le premier
mandat de Trump ».
Mais pour Dorothée Rouzet, il
est nécessaire d’aller plus loin : « Les représailles, droits de
douane contre droits de douane, sont insuffisantes. Il ne faut pas hésiter à se
penser comme puissance pour frapper les intérêts américains. Nous avons 450
millions de consommateurs dans le marché intégré le plus grand au monde. C’est
un levier ». La spécialiste recommande enfin de se doter d’un agenda
compétitif européen, de travailler sur les normes européennes et au
renforcement de l’euro comme monnaie de réserve. « Profitons-en pour
attirer les chercheurs américains ! »
Et en la matière, Aix-Marseille
Université (AMU) a pris de l’avance. Pour mémoire, début mars, l’université a fait
savoir qu’elle ouvrait grand les bras aux chercheurs outre-Atlantique qui risquent
de subir la censure imposée par l'administration Trump. Une aubaine.
Delphine
Schiltz