La révolution énergétique, capable,
selon une étude, de « redéfinir en profondeur les dynamiques du marché
mondial », passe notamment par la maîtrise du coût de l'électricité, un
enjeu majeur que les nations, dont la France, vont devoir apprendre à gérer
pour préserver et maintenir la compétitivité de leur secteur industriel.
« Comment la transition
énergétique a-t-elle redéfini les dynamiques des marchés, et dans quelle mesure
la transformation de nos systèmes électriques, incluant les énergies
renouvelables et les nouvelles infrastructures, a-t-elle engendré des coûts et
surcoûts susceptibles de peser sur la compétitivité ? ».
C'est cette question cruciale qu'a soulevée Astrid Lalouette, consultante au
sein du cabinet E-CUBE, spécialisé dans le conseil stratégique dédié à la
décarbonation et à la transition énergétique, lors d'une conférence donnée
mardi 24 septembre 2024, à la suite de la publication de son étude intitulée
« Compétitivité énergétique : Coût de l'électricité et transition énergétique –
quelles conséquences pour la compétitivité industrielle des pays ? ».
Une étude qui, selon
Alexandre Bouchet, fondateur du cabinet, « s’inscrit dans une réflexion plus
large à l’échelle européenne, portant sur la compétitivité de l’Europe et sur
le grand débat autour de l’évolution du mix électrique ». Il met
particulièrement en avant le cas de la France, qui se retrouve face à un double
défi : non seulement maintenir un haut niveau de décarbonation, voire
l’accentuer, mais aussi s’assurer de préserver des tarifs énergétiques
compétitifs, que ce soit pour les particuliers ou pour les industriels.
L’étude souligne également
que, pour ces derniers, rester compétitifs tout en investissant sans subir des
coûts excessifs nécessite une gestion rigoureuse des coûts d'approvisionnement
en électricité. Cela est d’autant plus crucial, rappelle-t-elle, pour prévenir
une possible délocalisation.
La France dépendante de son
énergie nucléaire pour les coûts de production d’énergie
La maîtrise des coûts
d'approvisionnement en électricité repose sur plusieurs facteurs déterminants,
selon l’étude, pour assurer des conditions favorables aux usages industriels
tout en limitant les risques financiers inhérents à la transition énergétique.
Parmi ces éléments, l'un des plus décisifs est le développement et le coût des
sources de production d’énergie, avance-t-elle. Les pays qui disposent de
ressources énergétiques abondantes et peu coûteuses, telles que
l’hydroélectricité, l’énergie nucléaire, les énergies renouvelables ou encore
des turbines à gaz alimentées par du gaz à bas prix, sont en mesure de proposer
aux industriels des tarifs d’approvisionnement plus compétitifs.
Concernant la France, l’étude
souligne que le pays a « historiquement bénéficié de prix relativement
compétitifs pour sa consommation d’électricité industrielle, grâce
notamment à ses centrales nucléaires », qui ont permis un accès à une
électricité stable à des coûts réduits. D’ailleurs, selon un rapport de la Cour
des comptes publié en 2021, le coût de production de l’énergie nucléaire
historique oscillait en France entre 42 et 60 €/MWh. En comparaison, des
nations comme la Norvège, la Suède, la Finlande, ou encore certains États
américains tels que la Louisiane, Idaho, Washington ainsi que le Québec, qui
tirent massivement profit de l'hydroélectricité, ont pu proposer des prix
d’électricité encore plus avantageux à leurs industries. Les coûts de
production de l'hydroélectricité dans certains États américains, par exemple,
étaient estimés entre 12 et 15 €/MWh en 2020, selon les données fournies par le
National Renewable Energy Laboratory (NREL).
Cependant, pour que la France
continue de maintenir ses coûts bas tout en répondant à une demande croissante,
exacerbée par l’accélération de l’électrification des usages (mobilité,
industries, chauffage, etc.), et dans un contexte mondial bouleversé par des
événements comme le conflit en Ukraine, le rapport insiste sur la nécessité d’«
accélérer le développement des énergies renouvelables ». Un progrès
essentiel pour garantir une capacité de production suffisante, tout en évitant
le recours au délestage ou à des prix excessivement élevés, un défi que de
nombreux pays européens doivent également relever.
La transition énergétique, le
nerf de la guerre ?
Il devient ainsi évident que
pour rester compétitives, les entreprises devront impérativement ajuster leur
mix énergétique et se restructurer en conséquence. Comme le souligne l’étude,
de nombreux pays ont déjà établi des objectifs ambitieux de décarbonation de
leur mix électrique, reposant essentiellement sur les énergies renouvelables
et/ou le nucléaire.
En effet, « la part des
énergies renouvelables dans la production mondiale d'électricité devrait passer
de 29 % en 2022 à 35 % en 2025 ». Quant à l’Europe, celle-ci vise « 42,5
% de consommation d'énergie renouvelable à horizon 2030 et 74 % de pénétration
dans son mix électrique, les énergies renouvelables devant représenter plus de
80 % de l'approvisionnement en électricité dans la plupart des pays européens
». Toutefois, pour la France, qui repose largement sur son parc nucléaire, la
part des énergies renouvelables dans le mix électrique devrait rester sous la
barre des 50 %, avec un objectif de 40 % d'ici 2030.
L’étude met en lumière le
fait que, dans les années à venir, les pays dotés de ressources en énergies
renouvelables, comme l'hydroélectricité, bénéficieront d’une flexibilité
précieuse, polyvalente et peu coûteuse. Ce constat s'applique notamment aux pays
nordiques, au Québec et à l'État de Washington. Astrid Lalouette précise
d'ailleurs que « l'Espagne, la Suède, la Finlande, le Danemark et le Texas
disposent déjà de coûts de production d'électricité renouvelable inférieurs à
ceux de la France ou de l'Allemagne, ce qui leur confère un avantage
concurrentiel non négligeable sur le long terme ». Des pays qui sont bien
placés pour « gagner en compétitivité dans les prochaines années, combinant
les atouts de systèmes de production d'électricité historiquement performants
avec des ressources renouvelables récentes et à bas coût ».
En revanche, les pays
d’Europe occidentale, comme la France ou l’Allemagne, « où les coûts de
production des énergies renouvelables ou nucléaires sont plus élevés »,
risquent de voir leur compétitivité diminuer, malgré une augmentation de la
production d'énergie renouvelable. Ces écarts de compétitivité peuvent
notamment s’expliquer par des facteurs naturels : « les pays nordiques
bénéficient de vents plus forts, permettant un facteur de charge de 28-30 %
pour l'énergie éolienne en Suède et en Finlande, contre une moyenne de 24 %
dans l'UE. Les pays à fort ensoleillement comme l'Espagne tirent également
parti d'un facteur de charge élevé pour l'énergie solaire, atteignant entre 16
et 20 % ».
Cependant, même si cette
flexibilité renouvelable offre des perspectives intéressantes, elle pourrait
être mise à mal par une demande croissante en énergie. En outre, les effets du
changement climatique risquent de fragiliser cet équilibre entre approvisionnement
et durabilité, ce qui rend les défis énergétiques encore plus complexes pour
les années à venir.
Un impact irréversible sur le
prix de l’électricité
À terme, la majorité du coût
de l'électricité, largement influencée par la transition vers les énergies
renouvelables, sera déterminée par trois composantes principales, augure E-CUBE.
Premièrement, les coûts de production des énergies renouvelables, nécessaires
pour remplacer l'ancien mix électrique tout en répondant à la croissance de la
demande.
Deuxièmement, les
investissements dans les infrastructures du réseau, qui deviendront cruciaux
pour intégrer des parts importantes d'énergies renouvelables, se traduiront par
une hausse des tarifs de réseau pour couvrir l'entretien et l'expansion de ces infrastructures.
Enfin, les coûts liés à la flexibilité et à la capacité, résultant de
l’installation de nouveaux actifs flexibles, tels que les batteries et les
capacités de secours, seront essentiels pour remplacer les centrales au charbon
et certaines installations nucléaires en fin de vie, assurant ainsi la sécurité
de l'approvisionnement énergétique. Par exemple, dans les régions où existent
des marchés de capacité, ces derniers peuvent refléter les coûts d'ajustement
de la flexibilité.
Afin de limiter une hausse
quasi inévitable des prix de l’électricité, plusieurs solutions se dessinent.
Parmi elles, « les interconnexions entre les pays européens, qui sont
cruciales pour permettre aux nations ayant des coûts de production élevés,
comme la France, de bénéficier des tarifs plus faibles de leurs voisins, tels
que l'Espagne ou les pays nordiques », explique Etienne Jan, l’un des associés
du cabinet E-CUBE. Ces interconnexions permettent ainsi aux pays à coûts élevés
d'importer de l'électricité à moindre coût, tout en offrant aux pays
excédentaires la possibilité d'écouler leur surplus de production.
En Europe, de nombreuses
entreprises ont déjà compris l'intérêt de tirer parti de ces différences
tarifaires en signant des accords d'achat d'électricité (PPAs virtuels) avec
des fournisseurs étrangers. Toutefois, elles sont confrontées à un obstacle majeur
: la possible décorrélation des marchés énergétiques entre les différents pays.
Cette disparité, accentuée par une interconnexion insuffisante, pourrait
engendrer des risques considérables si les marchés énergétiques européens
deviennent moins alignés. De plus, la modernisation du réseau électrique
demeure un défi commun à l'ensemble des pays. Un réseau vieillissant, en effet,
risque de ralentir le développement des énergies renouvelables et de créer des
goulets d'étranglement pour l’acheminement de l’électricité verte.
Des aides gouvernementales
pour rassurer les industriels
Heureusement, « des
solutions existent afin d’apporter de l’aide aux industriels », affirme
Etienne Jan. Les gouvernements disposent en effet de plusieurs leviers pour
amortir les fluctuations des coûts de l’électricité et soutenir la
compétitivité industrielle. Parmi ces mesures, on trouve « des aides
financières ou des ajustements fiscaux, qui peuvent parfois engendrer des
disparités entre les prix payés par les différents consommateurs ». La
récente crise énergétique a d’ailleurs mis en évidence cet interventionnisme
étatique, avec des milliards d’euros de subventions et d'exonérations fiscales
injectés pour protéger tant les ménages que les entreprises, comme en témoigne
la Taxe intérieure sur la consommation finale d’électricité (TICFE) en France.
Bien que la phase la plus
aiguë de cette crise énergétique semble derrière nous, relativise l’associé du
cabinet, les enjeux de compétitivité industrielle continuent de peser sur les
gouvernements, qui restent sous pression pour maintenir ces subventions ou
exonérations fiscales. Afin de réduire le coût de l'électricité pour les
industriels, il est possible de jouer sur la structure fiscale et d'alléger la
charge de la transition énergétique pour les acteurs les plus vulnérables à la
concurrence internationale. Plusieurs axes d’intervention s’offrent aux États :
ils peuvent ajuster la répartition des impôts entre les ménages et les
entreprises, moduler la charge entre petites, moyennes et grandes entreprises,
ou encore cibler différemment les entreprises à haute ou basse consommation
énergétique. De même, des compromis fiscaux peuvent être envisagés pour attirer
de nouvelles usines de fabrication de technologies vertes.
Cependant, malgré ces aides,
la France pourrait se retrouver face à un défi considérable dans les années à
venir. « Les coûts du nouvel EPR de Flamanville soulèvent des questions sur
la compétitivité même de la filière nucléaire », reconnaît Alexandre
Bouchet. « Le nucléaire, par rapport à d’autres alternatives, n’est plus
aussi compétitif qu’auparavant ». Pour le fondateur du cabinet E-CUBE, la
France doit impérativement se réinventer, et la transition énergétique
représente probablement l'une des solutions clés pour maintenir sa
compétitivité à long terme.
Romain
Tardino