SÉRIE (7/8). L’enquête interne est souvent
mobilisée en cas de suspicion de harcèlement. Mais la procédure existe aussi
depuis longtemps dans les cas d’atteinte à la probité, qu’il s’agisse de corruption,
fraude, trafic d’influence… Quelles sont ses particularités et ses limites ?
Entreprise : dans les coulisses des enquêtes internes
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De quoi peuvent donc discuter
un avocat en droit social et un avocat en droit pénal quand ils se
rencontrent ? D’enquêtes internes, probablement. Car les deux spécialités
peuvent recourir à cette procédure. On pourrait dire rapidement que le droit
social sert dans le cas d’une enquête pour harcèlement ou discrimination, et le
droit pénal dans le cas d’une enquête pour fraude ou corruption. Mais c’est un
raccourci un peu rapide.
Deux pratiques proches
Cette opposition binaire est
en effet artificielle, de l’avis de certains experts. L’enquête « se
gère de la même façon, avec les mêmes obligations, la même protection du secret
professionnel. Ce sont les mêmes enquêtes », assure Albane Lancrenon,
avocate associée en droit pénal au cabinet De Gaulle Fleurance.
Les enquêtes répondent dans
les deux cas aux mêmes principes généraux du droit. L’avocat Gilles Sabart note
aussi que les outils sont identiques : procédure de signalement,
cartographie des risques, document unique d'évaluation des risques. D’ailleurs,
les textes sur la conformité, comme la directive européenne dite CSRD, qui oblige les grandes entreprises à publier des informations sur leurs
pratiques en matière de durabilité, incluent aussi un volet social, sur les
conditions de travail des salariés.
Gilles Sabart estime donc
possible d’avoir la même approche. Pour lui, dans les deux cas, « l’enquête
interne est un outil de gouvernance, et aussi de compliance », en ce
qu’elle aide à « prévenir et gérer les risques », ce qui est
l’objectif de la conformité.
Même dans les enquêtes sur la
probité et l’éthique, le droit social et le droit du travail continuent de
s’appliquer, et il y a toujours un volet lié aux ressources humaines. Inversement,
il peut y avoir un aspect pénal dans les enquêtes pour motifs RH, que ce soit
une mise en danger, du harcèlement… Par ailleurs, il arrive que dans une
enquête pour des motifs de harcèlement ou de discrimination, « quand
vous allez chercher la cause, cela finisse par faire émerger des pratiques de
corruption », témoigne Gilles Sabart.
Conséquence : la loi
Sapin 2 a rapproché les pratiques des enquêtes internes pour corruption des
celles pour motif RH, et certains avocats témoignent échanger davantage sur leurs
pratiques entre pénalistes et praticiens du droit du travail. Albane Lancrenon explique
que les obligations ont augmenté aussi bien pour les enquêtes liées à des
motifs RH que celles liées à l’éthique et au droit des affaires. « Ces
obligations qui ont évolué parallèlement aujourd’hui se mêlent, l’une colore
l’autre ».
Le cas spécifique des
lanceurs d’alerte
Les enquêtes internes
existent depuis plus longtemps pour la corruption que pour le harcèlement. Mais
en même temps, elles sont moins nombreuses. « La corruption est un
délit caché, très complexe à appréhender, il y a donc peu d’enquêtes internes
», affirme Daphné Latour, avocate spécialisée en conformité, éthique et droit
pénal des affaires.
Cela explique en partie
pourquoi l’enquête interne pour harcèlement se construit beaucoup par la
jurisprudence, contrairement aux cas de corruption. Mais ce n’est pas la seule
raison. Même si une partie s’estimait lésée dans la conduite de l’enquête,
celles-ci sont « tellement confidentielles qu’il est a priori certain
qu’elles ne donneraient pas lieu à une attaque devant une juridiction puisque
les principaux intéressés n’ont pas envie que l’affaire soit étalée lors d’une
audience publique. S’ils ont été victimes de corruption, les protagonistes
n’ont pas envie de l’ébruiter, même si l’enquête a été mal faite ».
Dans le cas d’une enquête
interne pour corruption, la personne qui émet le signalement peut obtenir le
statut de lanceur d’alerte – c’est-à-dire quelqu’un qui dénonce des frais
présumés fautifs, mais dont il n’est pas la victime directe. Dans un cas
d’enquête pour des motifs RH, même si ce n’est pas systématique, le salarié qui
dénonce est souvent la victime présumée.
Le statut de lanceur d’alerte
peut permettre officiellement de bénéficier de certaines garanties : le
licenciement devient interdit, de même que la rétrogradation, ou le fait de
l’empêcher d’avoir accès à certaines formations.
Mais les lanceurs d’alerte
restent peu nombreux. Déjà car « la corruption concerne l'entreprise.
Est-ce que vous avez réellement envie de prendre des risques pour une
entreprise ? », demande Daphné Latour. Elle observe que ce sont
souvent des profils très désintéressés et altruistes qui se décident à lancer
une alerte sur ce genre de sujets. De plus, il n’est pas possible de
sanctionner une personne qui ne dénonce pas des faits délictueux dont elle a
connaissance – sauf s’ils sont sur le point de se commettre.
Plusieurs avocats assument
d’ailleurs ne pas recommander à leurs clients de se lancer dans des
dénonciations pour corruption. « La difficulté à être lanceur d’alerte
est énorme, confirme Gilles Sabart. Je ne le conseille pas à mes
clients, car ils peuvent tout perdre ». Même si les signalements
peuvent désormais être faits directement auprès d’une autorité extérieure.
Autre spécificité de
l’alerte, les signalements dans le cas d’une enquête pour corruption peuvent
être le fait de concurrents – certains avocats interrogés ont vu ce cas de
figure. Ce qui rend les choses encore plus difficiles à démêler.
Des exigences renforcées
dans l’enquête pour corruption ?
Pour la corruption comme pour
le harcèlement, l’entreprise a l’obligation de traiter les signalements qu’elle
reçoit. Mais la corruption est souvent plus difficile à prouver. Il est donc
plus plausible qu’une entreprise ne réussisse pas à caractériser un fait fautif
dénoncé par un signalement – soit, dans certains cas, prétende de mauvaise foi ne
pas avoir assez d’éléments.
Le harcèlement est aussi plus
facile à traiter dans la mesure où il concerne les faits de salariés
individuellement, et ne met en cause qu’à la marge l’entreprise en tant que
personne morale. Dans une enquête pour corruption, les conséquences
potentielles sont beaucoup plus graves, et l’entreprise va avoir affaire au
Parquet national financier et à l’Agence française anticorruption (Afa), qui
ont d’ailleurs émis des recommandations spécifiques sur les enquêtes internes pour
corruption.
Selon Daphné Latour, « la
plupart des faits vraiment graves ne sortent pas de l’entreprise ».
Elle-même a vu des affaires étouffées par la hiérarchie. « Quand c’est
trop grave, souvent, on ne traite pas, sauf au contraire si on pense ne pas
avoir le choix, risquer des conséquences dramatiques, parce qu’il y a une enquête
judiciaire en parallèle ».
L’avocate se souvient du
gérant d’un fonds d’investissement ayant eu vent d’une potentielle corruption
de la part d’une entreprise de prothèses, dont il détenait des parts, sur des
médecins pour qu’ils recourent plus à ces prothèses. Alors qu’il voulait
initialement le dénoncer, certaines personnes lui ont fait remarquer que les
conséquences risquaient d’être très graves, avec des peines de prison, des
conséquences financières pour l’entreprise… finalement, il a préféré ne pas
savoir.
« C’est fréquent,
même si c’est une très mauvaise stratégie. Mieux vaut savoir pour décider en
connaissance de cause. Parce que si on met la poussière sous le tapis, un jour
ou l’autre, les choses éclateront au grand jour et vous devrez gérer une crise »,
pointe l’avocate.
Daphné Latour a aussi vu passer,
notamment de la part de parties adverses dans certains dossiers (y compris
d’entreprises du Cac40), des enquêtes internes partielles et partiales, ne se
concentrant que sur ce qui n’est pas préjudiciable pour l’entreprise et écartant
sa responsabilité. « Des enquêtes de vingt pages, alors que quand je
réalise une enquête interne, le rapport fait 400 pages. Ce n’était pas
crédible, et pourtant l’avocate a osé envoyer cela au juge d’instruction ».
Lequel, comme pour n’importe quelle enquête interne, reste libre de faire ce
qu’il veut de cette enquête, ou de ne rien en faire s’il considère qu’elle
n’est pas sérieuse.
« Il y a une
différence d’attitude. En cas de fraude, quand on interroge les gens, on est
obligé de mettre beaucoup plus d’anonymat, explique Gilles Sabart. C’est
aussi plus technique. Et en cas de fraude, il peut y avoir des pactes de
corruption, des gens prêts à être violents en face, vous ne pouvez pas gérer ça
n’importe comment ».
Julie Zorrilla, avocate en
droit fiscal associée du cabinet Navacelle, explique qu’il y a « une
différence dans la façon de mener l’enquête dès son origine, puisqu’en droit
social, la question qui se pose pour le client est très souvent celle de la
sanction disciplinaire et / ou un contentieux prud'homal, alors que dans le
cadre de dossiers de fraude ou de corruption, la question qui se pose est un
engagement éventuel de responsabilité pénale et donc une défense pénale à
mettre en place avec des choix stratégiques qui dépendent du dossier ».
Une enquête interne pour
montrer sa bonne foi
En matière de corruption, une
enquête interne peut être une façon pour l’entreprise de montrer sa volonté de coopérer
avec la justice. C’est d’ailleurs même recommandé par l’Afa.
Il existe désormais les
procédures de « justice négociée », avec la CJIP, convention
judiciaire d’intérêt publique, conclue entre une personne morale et le
procureur de la République sur des faits d’atteinte à la probité. Le but est
d’éteindre l’action publique engagée en échange d’actions de la part de la
personne morale : mise en œuvre, sous le contrôle de l’Afa, d’un programme
de mise en conformité de ses procédures de prévention et de lutte contre la
corruption, amende, réparation du dommage.
Pour pouvoir conclure une CJIP,
l’entreprise doit reconnaître les faits tout en montrant qu’elle a cherché à
coopérer avec la justice. Dans ce cadre, « tout élément qui peut
démontrer que la société participe au résultat de l’enquête judiciaire peut
aider à minorer l’amende », explique Carmen Briceno, directrice
juridique et conformité de Raja et présidente de la commission d’experts
compliance de l’Association française des juristes d’entreprise (AFJE).
Et d’insister : « On
l’a vu dans certaines conventions judiciaires d'intérêt public publiées, où les
sociétés impliquées ont fait l’objet de clémence quand elles montraient
qu’elles avaient coopéré avec les autorités. Il est donc important de mener une
enquête interne pour montrer que l’entreprise est prête à coopérer ».
Aude
David