ENTREPRISE

Enquêtes internes pour corruption : « La plupart des faits vraiment graves ne sortent pas de l’entreprise »

Enquêtes internes pour corruption : « La plupart des faits vraiment graves ne sortent pas de l’entreprise »
Publié le 03/07/2025 à 09:15

SÉRIE (7/8). L’enquête interne est souvent mobilisée en cas de suspicion de harcèlement. Mais la procédure existe aussi depuis longtemps dans les cas d’atteinte à la probité, qu’il s’agisse de corruption, fraude, trafic d’influence… Quelles sont ses particularités et ses limites ?

De quoi peuvent donc discuter un avocat en droit social et un avocat en droit pénal quand ils se rencontrent ? D’enquêtes internes, probablement. Car les deux spécialités peuvent recourir à cette procédure. On pourrait dire rapidement que le droit social sert dans le cas d’une enquête pour harcèlement ou discrimination, et le droit pénal dans le cas d’une enquête pour fraude ou corruption. Mais c’est un raccourci un peu rapide.

Deux pratiques proches

Cette opposition binaire est en effet artificielle, de l’avis de certains experts. L’enquête « se gère de la même façon, avec les mêmes obligations, la même protection du secret professionnel. Ce sont les mêmes enquêtes », assure Albane Lancrenon, avocate associée en droit pénal au cabinet De Gaulle Fleurance.

Les enquêtes répondent dans les deux cas aux mêmes principes généraux du droit. L’avocat Gilles Sabart note aussi que les outils sont identiques : procédure de signalement, cartographie des risques, document unique d'évaluation des risques. D’ailleurs, les textes sur la conformité, comme la directive européenne dite CSRD, qui oblige les grandes entreprises à publier des informations sur leurs pratiques en matière de durabilité, incluent aussi un volet social, sur les conditions de travail des salariés.

Gilles Sabart estime donc possible d’avoir la même approche. Pour lui, dans les deux cas, « l’enquête interne est un outil de gouvernance, et aussi de compliance », en ce qu’elle aide à « prévenir et gérer les risques », ce qui est l’objectif de la conformité.

Même dans les enquêtes sur la probité et l’éthique, le droit social et le droit du travail continuent de s’appliquer, et il y a toujours un volet lié aux ressources humaines. Inversement, il peut y avoir un aspect pénal dans les enquêtes pour motifs RH, que ce soit une mise en danger, du harcèlement… Par ailleurs, il arrive que dans une enquête pour des motifs de harcèlement ou de discrimination, « quand vous allez chercher la cause, cela finisse par faire émerger des pratiques de corruption », témoigne Gilles Sabart.

Conséquence : la loi Sapin 2 a rapproché les pratiques des enquêtes internes pour corruption des celles pour motif RH, et certains avocats témoignent échanger davantage sur leurs pratiques entre pénalistes et praticiens du droit du travail. Albane Lancrenon explique que les obligations ont augmenté aussi bien pour les enquêtes liées à des motifs RH que celles liées à l’éthique et au droit des affaires. « Ces obligations qui ont évolué parallèlement aujourd’hui se mêlent, l’une colore l’autre ».

Le cas spécifique des lanceurs d’alerte

Les enquêtes internes existent depuis plus longtemps pour la corruption que pour le harcèlement. Mais en même temps, elles sont moins nombreuses. « La corruption est un délit caché, très complexe à appréhender, il y a donc peu d’enquêtes internes », affirme Daphné Latour, avocate spécialisée en conformité, éthique et droit pénal des affaires.

Cela explique en partie pourquoi l’enquête interne pour harcèlement se construit beaucoup par la jurisprudence, contrairement aux cas de corruption. Mais ce n’est pas la seule raison. Même si une partie s’estimait lésée dans la conduite de l’enquête, celles-ci sont « tellement confidentielles qu’il est a priori certain qu’elles ne donneraient pas lieu à une attaque devant une juridiction puisque les principaux intéressés n’ont pas envie que l’affaire soit étalée lors d’une audience publique. S’ils ont été victimes de corruption, les protagonistes n’ont pas envie de l’ébruiter, même si l’enquête a été mal faite ».

Dans le cas d’une enquête interne pour corruption, la personne qui émet le signalement peut obtenir le statut de lanceur d’alerte – c’est-à-dire quelqu’un qui dénonce des frais présumés fautifs, mais dont il n’est pas la victime directe. Dans un cas d’enquête pour des motifs RH, même si ce n’est pas systématique, le salarié qui dénonce est souvent la victime présumée.

Le statut de lanceur d’alerte peut permettre officiellement de bénéficier de certaines garanties : le licenciement devient interdit, de même que la rétrogradation, ou le fait de l’empêcher d’avoir accès à certaines formations.

Mais les lanceurs d’alerte restent peu nombreux. Déjà car « la corruption concerne l'entreprise. Est-ce que vous avez réellement envie de prendre des risques pour une entreprise ? », demande Daphné Latour. Elle observe que ce sont souvent des profils très désintéressés et altruistes qui se décident à lancer une alerte sur ce genre de sujets. De plus, il n’est pas possible de sanctionner une personne qui ne dénonce pas des faits délictueux dont elle a connaissance – sauf s’ils sont sur le point de se commettre.

Plusieurs avocats assument d’ailleurs ne pas recommander à leurs clients de se lancer dans des dénonciations pour corruption. « La difficulté à être lanceur d’alerte est énorme, confirme Gilles Sabart. Je ne le conseille pas à mes clients, car ils peuvent tout perdre ». Même si les signalements peuvent désormais être faits directement auprès d’une autorité extérieure.

Autre spécificité de l’alerte, les signalements dans le cas d’une enquête pour corruption peuvent être le fait de concurrents – certains avocats interrogés ont vu ce cas de figure. Ce qui rend les choses encore plus difficiles à démêler.

Des exigences renforcées dans l’enquête pour corruption ?

Pour la corruption comme pour le harcèlement, l’entreprise a l’obligation de traiter les signalements qu’elle reçoit. Mais la corruption est souvent plus difficile à prouver. Il est donc plus plausible qu’une entreprise ne réussisse pas à caractériser un fait fautif dénoncé par un signalement – soit, dans certains cas, prétende de mauvaise foi ne pas avoir assez d’éléments.

Le harcèlement est aussi plus facile à traiter dans la mesure où il concerne les faits de salariés individuellement, et ne met en cause qu’à la marge l’entreprise en tant que personne morale. Dans une enquête pour corruption, les conséquences potentielles sont beaucoup plus graves, et l’entreprise va avoir affaire au Parquet national financier et à l’Agence française anticorruption (Afa), qui ont d’ailleurs émis des recommandations spécifiques sur les enquêtes internes pour corruption.

Selon Daphné Latour, « la plupart des faits vraiment graves ne sortent pas de l’entreprise ». Elle-même a vu des affaires étouffées par la hiérarchie. « Quand c’est trop grave, souvent, on ne traite pas, sauf au contraire si on pense ne pas avoir le choix, risquer des conséquences dramatiques, parce qu’il y a une enquête judiciaire en parallèle ».

L’avocate se souvient du gérant d’un fonds d’investissement ayant eu vent d’une potentielle corruption de la part d’une entreprise de prothèses, dont il détenait des parts, sur des médecins pour qu’ils recourent plus à ces prothèses. Alors qu’il voulait initialement le dénoncer, certaines personnes lui ont fait remarquer que les conséquences risquaient d’être très graves, avec des peines de prison, des conséquences financières pour l’entreprise… finalement, il a préféré ne pas savoir.

« C’est fréquent, même si c’est une très mauvaise stratégie. Mieux vaut savoir pour décider en connaissance de cause. Parce que si on met la poussière sous le tapis, un jour ou l’autre, les choses éclateront au grand jour et vous devrez gérer une crise », pointe l’avocate.

Daphné Latour a aussi vu passer, notamment de la part de parties adverses dans certains dossiers (y compris d’entreprises du Cac40), des enquêtes internes partielles et partiales, ne se concentrant que sur ce qui n’est pas préjudiciable pour l’entreprise et écartant sa responsabilité. « Des enquêtes de vingt pages, alors que quand je réalise une enquête interne, le rapport fait 400 pages. Ce n’était pas crédible, et pourtant l’avocate a osé envoyer cela au juge d’instruction ». Lequel, comme pour n’importe quelle enquête interne, reste libre de faire ce qu’il veut de cette enquête, ou de ne rien en faire s’il considère qu’elle n’est pas sérieuse.

« Il y a une différence d’attitude. En cas de fraude, quand on interroge les gens, on est obligé de mettre beaucoup plus d’anonymat, explique Gilles Sabart. C’est aussi plus technique. Et en cas de fraude, il peut y avoir des pactes de corruption, des gens prêts à être violents en face, vous ne pouvez pas gérer ça n’importe comment ».

Julie Zorrilla, avocate en droit fiscal associée du cabinet Navacelle, explique qu’il y a « une différence dans la façon de mener l’enquête dès son origine, puisqu’en droit social, la question qui se pose pour le client est très souvent celle de la sanction disciplinaire et / ou un contentieux prud'homal, alors que dans le cadre de dossiers de fraude ou de corruption, la question qui se pose est un engagement éventuel de responsabilité pénale et donc une défense pénale à mettre en place avec des choix stratégiques qui dépendent du dossier ».

Une enquête interne pour montrer sa bonne foi

En matière de corruption, une enquête interne peut être une façon pour l’entreprise de montrer sa volonté de coopérer avec la justice. C’est d’ailleurs même recommandé par l’Afa.

Il existe désormais les procédures de « justice négociée », avec la CJIP, convention judiciaire d’intérêt publique, conclue entre une personne morale et le procureur de la République sur des faits d’atteinte à la probité. Le but est d’éteindre l’action publique engagée en échange d’actions de la part de la personne morale : mise en œuvre, sous le contrôle de l’Afa, d’un programme de mise en conformité de ses procédures de prévention et de lutte contre la corruption, amende, réparation du dommage.

Pour pouvoir conclure une CJIP, l’entreprise doit reconnaître les faits tout en montrant qu’elle a cherché à coopérer avec la justice. Dans ce cadre, « tout élément qui peut démontrer que la société participe au résultat de l’enquête judiciaire peut aider à minorer l’amende », explique Carmen Briceno, directrice juridique et conformité de Raja et présidente de la commission d’experts compliance de l’Association française des juristes d’entreprise (AFJE).

Et d’insister : « On l’a vu dans certaines conventions judiciaires d'intérêt public publiées, où les sociétés impliquées ont fait l’objet de clémence quand elles montraient qu’elles avaient coopéré avec les autorités. Il est donc important de mener une enquête interne pour montrer que l’entreprise est prête à coopérer ».


Aude David

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