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L’Europe sera-t-elle le garde-fou contre la chute de l’État de droit ? Cas de l’urgence d’épandre des pesticides en France

L’Europe sera-t-elle le garde-fou contre la chute de l’État de droit ? Cas de l’urgence d’épandre des pesticides en France
Publié le 15/06/2020 à 11:00

 Selon le secrétaire général des Nations Unies António Guterres, l’État de droit s’entend du « principe de gouvernance en vertu duquel l’ensemble des individus, des institutions et des entités publiques et privées, y compris l’État lui-même, ont à répondre de l’observation de lois promulguées publiquement, appliquées de façon identique pour tous et administrées de manière indépendante, et compatibles avec les règles et normes internationales en matière de droits de l’homme. Il implique, d’autre part, des mesures propres à assurer le respect des principes de la primauté du droit, de l’égalité devant la loi, de la responsabilité au regard de la loi, de l’équité dans l’application de la loi, de la séparation des pouvoirs, de la participation à la prise de décisions, de la sécurité juridique, du refus de l’arbitraire et de la transparence des procédures et des processus législatifs2. »

Le terme générique de pesticide fut emprunté de l’anglais en 1959. En ces temps actuels de pandémie, le rapprochement erroné avec la peste n’est pas de bon aloi. Aussi les textes distinguent-ils les produits phytosanitaires [ou phytopharmaceutiques (ci-après désignés « PPP »)] des biocides. Alors que les deux demeurent des pesticides, les produits phytosanitaires auraient pour seule vertu la préservation de la santé des végétaux3.


Si la procédure d’approbation des autorisations de mise sur le marché (ci-après « AMM ») des PPP obéit à un cadre réglementaire européen (I), les modalités de leur emploi sont toujours plus controversées en France, comme l’illustrent les dernières ordonnances rendues par le Conseil d’État (II), et posent la question de la place du droit de l’environnement dans l’agriculture française (III).


 


I. De l’autorisation d’utiliser des PPP : une compétence partagée


A. Autorisation des substances actives4 au niveau européen


Le règlement (CE) n° 1107/2009 du Parlement européen et du Conseil du 21 octobre 2009 définit la procédure d’approbation des AMM des PPP.


Dans son considérant 7, le préambule du règlement souligne que « l’utilisation de ces produits peut présenter des risques et des dangers pour l’homme, les animaux et l’environnement, notamment s’ils sont mis sur le marché sans avoir été officiellement testés et autorisés et s’ils sont utilisés d’une manière incorrecte. »


Le règlement « a pour objet de garantir un niveau élevé de protection de la santé humaine et animale et de l’environnement, et dans le même temps de préserver la compétitivité de l’agriculture communautaire. (…) Le principe de précaution devrait être appliqué et le présent règlement devrait assurer que l’industrie démontre que les substances ou produits fabriqués ou mis sur le marché n’ont aucun effet nocif sur la santé humaine ou animale ni aucun effet inacceptable sur l’environnement. »


En 2013, en considération des connaissances scientifiques et techniques d’alors, le règlement d’exécution (UE) n° 284/20135 a établi les exigences en matière de données sur les préparations chimiques des PPP nécessaires pour procéder à l’évaluation des risques prévisibles, immédiats ou à plus long terme tels que les risques pour l’homme d’une exposition aiguë6 (Annexe 1 –1.12).


Depuis lors, la méthodologie d’évaluation s’appuie sur le guide de référence de l’EFSA7 de 2014 établi sur la base de données limitées des années 1980. Face à l’évolution des sciences et techniques d’agriculture, l’EFSA recommande et travaille sur une mise à jour de ce guide.


Au vu de ces informations et des évaluations des risques par l’EFSA, la Commission prend alors la décision d’autoriser ou non la substance active considérée. Une fois les substances actives approuvées au niveau européen, c’est au niveau national que sont délivrées les AMM des PPP.


Autorisation de mise sur le marché (AMM) au niveau national et avis de l’ANSES8 du 14 mai 2019


• Sur la compétence :


En 2015, la responsabilité de la délivrance des AMM des PPP a été transférée du MAAF9 vers l’ANSES10.


L’ANSES prend sa décision en fonction de l’évaluation des risques11. Le texte de l’AMM peut prévoir des distances de sécurité. L’agence assure également la surveillance des résidus de ces produits dans les aliments et l’environnement ainsi que l’apparition de résistances à ces produits.


Dans le cas du glyphosate, alors que les divergences d’avis scientifiques perdurent entre l’OMS12, le CIRC13 et l’EFSA sur les risques liés à son usage, l’ANSES a annoncé en décembre 2019 le retrait de 36 produits sur les 69 mis sur le marché en France, et a interdit l’introduction de quatre nouveaux produits en contenant en raison de l’insuffisance ou de l’absence de données scientifiques permettant d’écarter tout risque génotoxique14.


Le 30 avril dernier, l’ANSES annonçait également le lancement des études du potentiel cancérigène du glyphosate dont les résultats serviront à la réévaluation du glyphosate par l’UE fin 202215 alors même que la France a prévu de « sortir de l’essentiel des usages au 1er janvier 2021 et de tous les usages au 1er janvier 2023 ».


Nonobstant les compétences de l’ANSES, selon l’art L. 253-7 du CRPM, dans l’intérêt de la santé publique ou de l’environnement, l’Autorité administrative peut prendre toute mesure d’interdiction, de restriction ou de prescription particulière concernant la mise sur le marché, la délivrance, l’utilisation et la détention de PPP.


Même autorisée, l’utilisation des PPP est subordonnée à la mise en place de procédures de protection. Ainsi l’utilisation des PPP à proximité des habitations est subordonnée à l’adoption de mesure de protection des personnes résidentes depuis le 1er janvier 2020, conformément à l’art. L. 253-8 III du CRPM.


• Sur les mesures de protection


Saisie d’une demande d’appui scientifique par les Directions générales de l’Alimentation, de la Santé et de la prévention des risques, l’ANSES a, rendu un avis sur ces mesures de protection, le 14 mai 2019, à la lumière des dernières connaissances scientifiques et de l’expérience acquise avec la mise en œuvre depuis 2016 du guide de référence de l’EFSA.


Tout au long du document, l’ANSES n’a de cesse d’alerter sur le défaut de méthodologies validées au niveau européen sur les effets cumulés et synergiques résultant de l’exposition à plus d’une substance active, ou encore de l’attente des travaux de mise à jour par l’EFSA du guide de référence annoncée pour 202116. L’ANSES souligne encore que la méthodologie d’évaluation visée dans le guide de 2014 s’applique uniquement au cas de pulvérisation de pesticides.


Dans ce contexte, l’ANSES annonce, dans ce même avis qu’elle a lancé avec l’INERIS et le réseau des associations agrées pour la surveillance de la qualité de l’air une campagne de mesures des résidus de pesticides dans l’air alors qu’aucun seuil réglementaire sur la contamination en pesticides dans l’air n’existe à ce jour.


L’ANSES conclut en rappelant que, lorsque des mesures de protection adaptées ne peuvent être mises en place conformément aux dispositions de l’art. D253-45-1 du CRPM, le préfet du département détermine alors une distance minimale adaptée en deçà de laquelle il est interdit d’utiliser des PPP à proximité des lieux de résidence.


Ainsi, pour les personnes résidentes pendant ou après application par pulvérisation des PPP, « les distances de sécurité devraient être au moins égales aux distances introduites dans l’évaluation des risques pour les résidents selon le type de culture et le matériel utilisé ou supérieures par mesure de précaution en particulier pour les produits classés cancérogène, mutagène ou toxique pour la reproduction»


C’est sur la base de l’avis de l’ANSES dont on ne peut contester la transparence sur les inconnues et la prudence de ses rédacteurs sur l’état des connaissances que fut adopté l’arrêté du 27 décembre 201917. Il en résulte qu’en l’absence de distance de sécurité spécifique fixée par l’AMM du PPP concerné, une distance minimale de 20 mètres ne souffrant d’aucune exception doit être observée pour les substances les plus dangereuses, 10 mètres pour les cultures dites hautes, et 5 mètres pour les cultures basses (blé, colza, légumes).


Ces deux dernières distances peuvent respectivement être réduites à 5 et 3 mètres, aux conditions cumulatives (i) pour l’utilisateur, d’apporter les garanties équivalentes prévues à l’annexe 4 de l’arrêté en matière d’exposition des résidents par rapport aux conditions normales d’application des produits, conformément à des (ii) chartes d’engagements dont la formalisation est (iii) précédée d’une concertation comprenant une communication auprès du public de nature à permettre l’expression du public, laquelle doit être prise en compte par (iv) le préfet qui approuve et signe alors la charte tel que prévu à l’art L. 253-8 III du CRPM.


Le contenu ainsi que les modalités d’approbation de ces chartes sont précisés par le décret18 du même jour.


Par deux ordonnances19 en date du 15 mai 2020, le Conseil d’état (« CE ») a rejeté les demandes respectives d’un collectif de maires anti pesticides d’une part, et de neuf associations d’autre part, relatives aux dérogations sur les distances entre les habitations et les lieux d’épandages de produits phytosanitaires.


 


II. De l’urgence d’épandre les produits phytosanitaires pendant le confinement


Dans les deux affaires, le CE conclut que l’urgence n’est pas établie et rejette les demandes sans examiner la légalité des textes. L’argumentaire des parties mérite d’être rappelé ci-dessous.


A. Recours exercé par le collectif des maires et pollution de l’air générée par les PPP


Par deux ordonnances, l’une avant le confinement (14 février), l’autre pendant le confinement (15 mai 2020), le CE conclut au rejet des requêtes d’un collectif de maires anti pesticides visant à demander la suspension d’exécution du décret et de l’arrêté du 27 décembre 2019, précisant les distances minimales de sécurité pour l’épandage des pesticides près des habitations.


Dans sa première requête, le collectif soutenait que l’arrêté contesté méconnaît le principe de précaution et le droit de l’UE en ce qu’il fixe des distances minimales manifestement insuffisantes pour assurer la protection des résidents. Le CE, tout en rappelant que « le risque pour la santé inhérent à l’utilisation des PPP n’est pas contesté et fonde même l’ensemble de la réglementation européenne et française en la matière », conclut néanmoins que les éléments produits par le collectif ne sont pas de nature à démontrer la corrélation entre les distances minimales et le risque pour la santé.


Dans les circonstances du Covid-19 et de la présence continue des résidents contraints au confinement, la seconde requête du collectif s’appuyait sur trois études pour invoquer l’existence d’un lien entre la pollution de l’air, en particulier par les particules PM10 et PM2,5, et le développement des maladies respiratoires en général et du Covid-19 en particulier.


Selon le CE, ces études « ne portent pas sur la question spécifique des effets à court et moyen terme de l’épandage de pesticides à des fins agricoles sur la santé des habitants des zones situées à proximité. Elles n’apparaissent pas, en l’état de l’instruction, de nature à remettre en cause l’avis rendu sur ce sujet par l’ANSES du 4 juin 2019 qui recommandait les distances minimales de sécurité que l’arrêté du 27 décembre 2019 a retenu. »


Il est à noter que l’Ordonnance précise que la requête a été communiquée à la ministre de la Transition Écologique et Solidaire (« MTES »), à la ministre des Solidarités et de la Santé et au ministre de l’Économie et des Finances, qui n’ont pas produit d’observations. Bien que convoqués à une audience publique, il ressort toujours de l’Ordonnance que seuls les représentants du ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation ont été entendus. Rappelons pourtant que la demande d’appui scientifique auprès de l’Anses avait également été formulée par le MTES ainsi que le ministère des Solidarités et de la Santé. La question des PPP n’est pas une compétence exclusive du ministère de l’Agriculture et ne relève pas seulement du Code rural. Le Code de l’environnement devrait donc naturellement trouver à s’appliquer.


Alors que les chiffres officiels portent à 382 000 le nombre total de nouveaux cas de cancer dont 54 % chez l’homme en 2018, les études sur la corrélation entre les cancers et l’usage de pesticides souffrent d’imprécisions. Comment l’expliquer ? Les nombreuses notes et rapports font état de difficultés liées à l’évaluation rétrospective des expositions, le manque de données prospectives, etc. Si la responsabilité individuelle est mise en cause dans le développement des cancers sur des cartes interactives (par la consommation de tabac, d’alcool, la surcharge pondérale), force est de constater qu’il n’est fait aucune confrontation des cartographies parcellaires des cancers20 avec les zones agricoles traitées.


C’est précisément la recommandation n° 4 de la Cour des comptes française dans son analyse du Bilan des plans Ecophyto, adressée en novembre 2019, soit un mois avant l’adoption de l’arrêté et le décret, comme suit : recommandation n° 4 : publier et rendre accessibles au public, chaque année, les données et les analyses rendant compte de la politique menée, des substances actives émises et de leurs effets sur la santé humaine et sur l’environnement, notamment sous forme de cartographies.


À ce jour, il n’existe pas de seuil réglementaire sur la contamination en pesticides dans l’air. Néanmoins, un rapport de l’INRAE de 201921 indique que les activités agricoles sont responsables de 28 % des émissions françaises de particules de diamètre inférieur à 10 micromètres, comme les composés azotés ou les pesticides. Le rapport soutient que l’agriculture émet plus de particules fines que l’ensemble des transports, d’un côté, et les activités industrielles, de l’autre.


Les études lancées depuis deux ans par l’Anses sur les mesures de résidus de pesticides dans l’air permettront-elles de définir ce seuil réglementaire ?


Dans l’intervalle, la veille de l’Ordonnance du CE, la Commission européenne a mis la France en demeure de transposer correctement toutes les exigences de la directive (UE) 2016/228422 concernant la réduction des émissions nationales de certains polluants atmosphériques (directive PEN) tels que les particules fines (PM2,5) les oxydes d’azote (NOx), les composés organiques volatils non méthaniques (COVNM), le dioxyde de soufre (SO2), l’ammoniac (NH3). À ce jour, la France manque à son obligation de mise à jour, au moins tous les quatre ans, de son programme national de lutte contre la pollution atmosphérique. La France dispose de quatre mois pour remédier à la situation. En l’absence de réponse satisfaisante, la Commission peut décider de lui adresser un avis motivé.


La communication des mesures détenues par l’ANSES sur la présence de résidus de pesticides dans l’air est une des obligations d’information invoquées par les associations dans leur requête.


 


B. Recours des associations : obligation d’information environnementale et concertation publique


Le 14 mai, la Commission européenne adressait une seconde mise en demeure à la France afin qu’elle se mette en conformité avec la directive 2003/4 concernant l’accès du public à l’information en matière d’environnement23.


La directive vise à accroître l’accès du public à l’information en matière d’environnement ainsi que la diffusion de cette information, qui favorisent une participation plus efficace du public à la prise de décision en matière d’environnement et, en définitive, l’amélioration de l’environnement.


On entend par information environnementale « toute information disponible concernant l’air et l’atmosphère, l’eau, le sol, les terres mais aussi l’état de la santé humaine, la sécurité, y compris, le cas échéant, la contamination de la chaîne alimentaire, et les conditions de vie des personnes24. »


La directive 2003/4 sus-visée dispose que les « informations qui doivent être mises à disposition et diffusées comprennent au moins les données ou résumés des données recueillies dans le cadre du suivi des activités ayant ou susceptibles d’avoir des incidences sur l’environnement » (art. 7e).


Le texte reprend ainsi la convention d’Aarhus du 25 juin 1998 relative à l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement. On rappellera que lors de sa ratification en juillet 2002, la France a, au moyen d’une déclaration, précisé que « Le gouvernement français veillera à la divulgation des informations pertinentes pour la protection de l’environnement, tout en assurant la protection du secret industriel et commercial, en se référant aux pratiques juridiques établies et applicables en France ».


Aux termes du Considérant 13 de la directive « les informations environnementales sont mises à la disposition des demandeurs dès que possible et dans un délai raisonnable, en tenant compte des contraintes temporelles ».


Si le site Internet du ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation indique que « l’information peut comporter des précisions sur la nature du ou des traitements réalisés, leur finalité, des mentions d’avertissement, ou tout autre élément d’information utile », on lit aussi que « L’information préalable des résidents (dans les chartes) est facultative. Elle peut contribuer à minimiser les expositions (week-end, vacances scolaires par exemple). »


Or, la Cour des comptes insiste, dans son rapport visé plus haut, sur l’obligation d’organiser l’accès aux données environnementales et à celles relatives aux émissions de substances dans l’environnement ainsi que leurs effets, surveillés au moyen du dispositif de phyto-pharmacovigilance dont l’État garantirait la fiabilité et la mise à jour régulière.


La Cour des comptes déplore également la « cœxistence d’une dizaine de bases de données, financées en tout ou partie sur fonds publics, pas toujours connectées entre elles » et menant à des dysfonctionnements et des surcoûts, outre le fait que cela nuit à la lisibilité des données et des informations.


Dans le contexte du Covid-19 et du confinement, n’y avait-il pas un besoin impérieux d’information et d’adoption de mesures de précaution pour minimiser les expositions aux PPP ?


Selon l’article 12 de l’arrêté du 7 avril 201625 : « En cas de dépassement prévu du seuil d’alerte26 ou d’épisode persistant de pollution aux particules “PM10”, le représentant de l’État dans le département met en œuvre les actions d’information et de recommandation (…) et peut imposer la mise en œuvre des mesures figurant en annexe du présent arrêté afin de réduire les émissions des polluants (…). »


En avril 2020, dans le contexte du confinement, l’association Respire demandait au juge des référés (i) de constater la carence de l’État à réduire les épandages agricoles alors que la population était confinée et (ii) enjoindre au Premier ministre, au ministre des Solidarités et de la Santé et, le cas échéant, au ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation de modifier les conditions d’application de l’arrêté du 7 avril 2016, pour rendre obligatoire et d’application immédiate jusqu’à la cessation de l’état d’urgence sanitaire, les recommandations et dispositions réglementaires fixées dans son annexe, conformément aux principes de précaution et de prévention. Dans le secteur agricole, l’annexe recommande entre autres de : recourir à des procédés d’épandage faiblement émetteurs d’ammoniac ; reporter les épandages de fertilisants minéraux et organiques.


Faute de dépassement des seuils d’alerte, le CE a conclu au rejet de la requête. Pour autant, il souligne que « l’activité agricole demeure, en raison de la forte diminution des pollutions liées à l’activité industrielle et au transport, la principale source d’origine humaine d’émission de particules PM10 et PM2,5 à plus forte raison pendant la période d’épandage ».


Corrélativement à la participation du public et des mesures de précaution relatives aux usages agricoles des PPP, l’art. D. 253-46-1-3 du CRPM dispose que des projets de chartes d’engagements mentionnées au III de l’article L. 253-8 et élaborées par les organisations syndicales représentatives ou utilisateurs sont soumis à une concertation publique aux fins de recueillir par tout moyen les observations des personnes habitant à proximité des zones susceptibles d’être traitées avec des PPP. C’est seulement à l’issue de la concertation que la charte est formalisée en considération des observations et signée par le préfet du département concerné.


C’est sur la question des modalités de concertation publique visées à l’article D. 253-46-1-3 que neuf associations ont engagé un recours en référé suspension contre trois textes adoptés par le ministère de l’Agriculture : (i) une instruction technique du 3 février 2020 autorisant l’application des distances minimales dans l’attente de l’approbation des chartes et jusqu’au 30 juin 2020 (ii) un communiqué de presse et (iii) une note du 30 mars 2020 autorisant les distances minimales dès lors que la concertation est lancée mais suspendue du fait du confinement.


Les associations soutenaient que les risques des PPP pour la santé des populations exposées étaient aggravés par le contexte particulier lié à l’épidémie de Covid-19 et aux mesures de limitation des déplacements hors du domicile des personnes qui peuvent télétravailler.


Pour sa part, le ministre chargé de l’Agriculture a indiqué que « cette application anticipée dérogatoire, qui ne court que jusqu’au 30 juin 2020, est justifiée par l’omission dans le décret du 27 décembre 2019 comme dans l’arrêté du même jour, de tout dispositif transitoire alors que l’élaboration des chartes prendra plusieurs mois et que l’utilisation des pesticides est particulièrement importante pour les exploitations agricoles pendant la période du printemps. »


Le CE a rejeté la demande des associations au motif que l’urgence n’est pas avérée. Retenant les arguments du ministère sur le caractère bref de la dérogation, le CE conclut qu’il n’existe pas un risque imminent pour la santé et l’instruction n’a pas pour effet de compromettre la concertation publique.


Concernant le communiqué de presse et la note du 30 mars 2020, le juge a relevé que, cette dérogation ayant pris fin avec la levée du confinement le 11 mai 2020, la demande des associations n’avait donc plus d’objet sur ce point.


Le CE conclut que le projet de charte est effectivement soumis à concertation publique dès lors que les mesures de publicité prévues par l’article D. 253-46-1-3 du CRPM sont réalisées.


 


III. Place du droit de l’environnement dans l’agriculture française


A. Côté France : L’état d’urgence peut-il être compatible avec un État de droit ?


Sans attendre « un monde d’après », les circonstances mêmes de l’urgence sanitaire ne devraient-elles pas interpeller les pouvoirs publics sur la responsabilité renforcée qui leur incombe d’observer les principes de gouvernance d’un État de droit ? Peut-il y avoir une hiérarchie des enjeux entre l’environnement, la santé et l’économie ?


Dans les circonstances de la pandémie, on rappelle que les activités d’importance vitale définies dans l’Instruction générale relative à la sécurité des activités d’importance vitale N°6600/SGDSN/PSE/PSN du 7 janvier 2014 sont : l’alimentation, la santé et la gestion de l’eau. Parler d’alimentation comme activité d’importance vitale c’est parler d’activité agricole, laquelle dépend de, et impacte l’environnement.


Le 31 janvier 2020, saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité27 dans le cadre de la loi n° 2018-938 du 30 octobre 2018 pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, le Conseil constitutionnel a reconnu que la protection de l’environnement peut justifier une atteinte à la liberté d’entreprendre et qu’il appartient au législateur de concilier ces deux données à valeur constitutionnelle28.


L’article litigieux n’était autre que le paragraphe IV de l’article L. 253-8 du CRPM en vertu duquel :


« IV. Sont interdits à compter du 1er janvier 2022 la production, le stockage et la circulation de produits phytopharmaceutiques contenant des substances actives non approuvées pour des raisons liées à la protection de la santé humaine ou animale ou de l’environnement conformément au règlement (CE) n° 1107/2009 du Parlement européen et du Conseil du 21 octobre 2009 précitée, sous réserve du respect des règles de l’Organisation mondiale du commerce. »


De manière inédite, le Conseil constitutionnel s’est fondé sur le préambule de la charte de l’environnement pour se prononcer sur la conciliation de la liberté d’entreprendre et la protection de l’environnement : « L’environnement est le patrimoine commun des êtres humains…la préservation de l’environnement doit être recherchée au même titre que les autres intérêts fondamentaux de la Nation afin d’assurer un développement durable. Les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne doivent pas compromettre la capacité des générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres besoins. »


Tout comme l’environnement, la protection de la santé est un objectif de valeur constitutionnelle tel qu’il découle du onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 selon lequel « la Nation garantit à tous (…) la protection de la santé ».


Sur le volet constitutionnel, en 2014, dans une communication à l’Académie nationale de médecine, Renaud Denoix de Saint Marc29 précisait que le principe de précaution s’applique aux autorités publiques et non aux particuliers.


Il leur impose « un double devoir dans l’exercice de leurs compétences : celui d’évaluer les risques, même incertains, et celui d’adopter des mesures préventives. (…) Ces obligations s’imposent même en cas d’incertitude sur l’existence du risque grave et irréversible, en l’état des connaissances scientifiques. Les autorités publiques doivent donc supporter les conséquences possibles d’un risque incertain. (…) Le risque pour la santé humaine n’est pas, en tant que tel, pris en compte dans le principe de précaution. Le principe de précaution vise le risque environnemental. Il se peut, certes, que ce risque environnemental se traduise par des risques sanitaires ; dans ce cas, ces risques sanitaires sont pris en compte. Mais les risques sanitaires indépendants de facteurs environnementaux ne sont pas visés par l’article 5 de la Charte. »


Au niveau politique, copiloté par les ministères de la Transition écologique et de la Santé, le Plan national Santé-Environnement 4 (PNSE 4) « Mon environnement, ma santé » (2020-2024), est présenté sur le site Internet du ministère comme ayant « vocation à fédérer les plans thématiques en santé environnement ». Parmi ses grands axes, on relève : « (i) Réduire les expositions environnementales affectant notre santé ; (ii) la réduction des expositions environnementales est une priorité permanente, compte tenu du nombre important et croissant de pathologies induites par la dégradation de l’environnement dans lequel nous évoluons au quotidien. »


Considérant les principes constitutionnels et l’évidente interdépendance des politiques, on ne peut que regretter les récentes décisions du CE face à la carence de l’État. Force est de constater que la pratique des pouvoirs publics est de s’appuyer – sinon se retrancher – derrière l’avis de l’ANSES.


Lorsque la science elle-même alerte sur le niveau insuffisant d’éléments pour évaluer les risques des PPP, comme l’ANSES l’a fait dans son avis du 14 mai 2019, le principe de précaution devait s’imposer aux législateurs.


Rappelons qu’en vertu de ce principe « l’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement à un coût économiquement acceptable30 ».


À l’issue du « premier épisode Covid-19 », certains imputent la responsabilité de sa gestion controversée aux divergences des scientifiques.


Lorsque (et si) des études scientifiques officielles convergentes aboutissent enfin, sur l’évaluation des risques sanitaires de l’exposition aux PPP, à qui imputera-t-on la faute d’avoir poursuivi leur utilisation ? Aux scientifiques ? Aux agriculteurs ? Ou bien à cet État, ce chef d’orchestre politique et législateur à la fois qui ne recule que devant ses responsabilités selon ses pairs de toute opposition successive ; à moins que la faute ne soit reportée sur l’Europe dont les négociations de la politique agricole commune et le pacte vert (le « green deal ») se tiennent actuellement ?


 


B. Côté Europe : Lequel de la PAC (politique agricole commune) ou du PACTE VERT (le « Green deal ») aura raison de l’autre ?


Toujours et encore dans son rapport clair et concis, la Cour des comptes appelle à une cohérence et une responsabilité commune lorsque, par sa recommandation n° 1, elle appelle le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation et le ministère de la Transition Écologique et Solidaire à introduire, dans les négociations de la nouvelle PAC, un objectif prioritaire de réduction de l’usage des PPP.


En effet, l’objectif initial issu du Grenelle de l’environnement de diminuer le recours aux PPP de 50 % en dix ans, reporté en 2016 à l’échéance 2025 et confirmé en avril 2019, assorti d’un objectif intermédiaire de -25 % en 2020, est loin d’être atteint.


Parallèlement, le bilan de la dernière PAC fait état de contrôles trop rares sur l’usage des PPP, d’alternatives peu nombreuses et d’une surveillance des impacts sanitaires et environnementaux trop faible. La Cour des comptes européenne estime que la PAC 2021-2027 devrait être plus contraignante en matière de réduction d’usage des PPP.


Si les avis des Cours des comptes convergent, l’éternel débat sur le partage de responsabilité entre l’Europe et les États demeure.


1. Du principe de subsidiarité


La Commission européenne répond aux critiques de la Cour des comptes européenne en rappelant que  conformément au principe de subsidiarité, la traduction en critères pratiques des principes généraux élaborés au niveau européen pour réduire l’usage des PPP incombe aux États membres.


La Commission préconise l’adoption de plans stratégiques étatiques avec des objectifs quantitatifs soumis à l’approbation de la Commission dans le cadre de la stratégie « De la ferme à la table », entre autres.


Si l’adoption de nouveaux objectifs, déclarations d’intention peinent de plus en plus à convaincre, le nerf de la guerre n’est autre que le soutien financier de l’Europe à l’agriculture conditionné par la réalisation de ces objectifs.


28,5 % du budget de l’UE est consacré à la PAC.


 


2. De la conditionnalité des aides


La conditionnalité est un système qui subordonne les paiements de la PAC au respect d’engagements tel le respect de normes BCAE (Bonnes conditions agricoles et environnementale).


La Cour des comptes européenne recommande l’adoption d’une méthode d’allocation des aides orientant davantage les modes d’exploitation vers la performance environnementale en vue d’une réduction effective de 50 % de l’usage des PPP.


Ainsi préconise-t-elle que la directive eau de 2000 et la directive habitat de 1992 entrent (enfin) dans le champ d’application de la conditionnalité.


Au-delà des trois objectifs environnementaux sur les neuf de la future PAC, l’objectif de garantir la qualité des denrées alimentaires et la santé ne saurait être atteint sans que les instruments efficaces soient mis en œuvre.


Nulle efficience sans décloisonnement des compétences et des connaissances. Nulle efficience sans transparence des procédures, sans participation à la prise de décision : principes de tout État de droit qu’il est urgent de rappeler à l’issue du premier épisode du Covid-19.


« L’anarchie est partout quand la responsabilité n’est nulle part », écrivait dans « Hier et demain » Gustave le Bon (médecin anthropologue) publié en 1918.

 

 

Marie-Bénédicte Desvallon,

Avocat au barreau de Paris,

Cabinet WAT & LAW31