Selon une étude BPI France, 45 % des
dirigeants des PME et ETI se sentent isolés. Pourtant, les chefs d’entreprise
peuvent compter sur des « alliés » de taille : tel était le
postulat d’un webinaire diffusé début mai par la Chaîne du Droit. Un avocat, un
expert-comptable et un psychologue ont tour à tour remis en cause les préjugés
qui paralysent les dirigeants à rechercher de l’aide auprès de ces
professions.
Devenir chef
d'entreprise, c’est la liberté de faire ce qu’on veut, sans contrainte et sans
obéir à aucun ordre. Pour Célia Magras, docteure en droit et animatrice du
webinaire, il s’agit là d’un mythe puissant, renforcé par l’ouverture des voies
qui mènent à l’entrepreneuriat et qui requièrent aujourd’hui moins de
formalités, moins d'investissement de départ et moins de formation. « Aujourd’hui, créer une entreprise, c’est
facile, il suffit d’en proclamer l’existence au greffier du tribunal de
commerce. On a connu des accouchements plus compliqués. Malheureusement, tout
l’enjeu ne se situe pas à la naissance, mais quand il s’agit d’assurer la
survie du bébé. La vision idéaliste du chef d’entreprise se heurte alors très
vite à la dure réalité : beaucoup d’appelés, peu d’élus dans le monde des
affaires », pointe la docteure en droit. Elle souligne qu’être chef
d'entreprise demande beaucoup d’implication et de sacrifices, et quand le
dirigeant rencontre des difficultés et ne peut plus payer ses créanciers,
« le poids de la culpabilité écrase
alors celui qui se sent responsable envers tous, avec l’impression de ne
pouvoir demander d’aide à personne ». Car faire appel à quelqu’un
suppose d’admettre que l’on a certaines limites, et peut alors passer pour un
aveu de faiblesse et de vulnérabilité, alors même que l’on attend du chef
d’entreprise « qu’il maîtrise
parfaitement tout son navire et fasse preuve d’une totale abnégation »,
rapporte Célia Magras.
Mais le chef
d’entreprise idéal doit-il être seul ? Peut-il réellement exercer son
activité en solitaire ? interroge la docteure en droit.
L’avocat, en
contentieux comme en conseil, rempart contre
les turbulences
La réponse est évidemment négative, et bien que le
sentiment de solitude soit parfois prégnant, dans les faits, le dirigeant peut
compter sur plusieurs alliés de taille – notamment son avocat.
Célia Magras rappelle que même à une époque où l’on
tente de promouvoir l’entrepreneuriat, quel que soit le domaine, la liberté du
chef d’entreprise est relative, car soumise à de multiples prescriptions et
interdictions. « La loi peut paraître technique et imperméable. Elle
peut devenir un ensemble effrayant quand elle prend le nom de droit des
entreprises en difficulté, commente-t-elle. Et pourtant, derrière ce
terme, se trouve une volonté d’aider et d’accompagner le chef d’entreprise qui
subit des turbulences », assure-t-elle.
Avocat associé chez Saint Louis, édouard Tricaud en sait quelque chose.
Le cabinet est notamment spécialisé en droit des entreprises en difficulté, et
plus particulièrement en matière de conseil des organes de la procédure que
sont les mandataires judiciaires et les administrateurs judiciaires. « Cela
permet d’avoir une vision à 360° des difficultés que peuvent rencontrer les
dirigeants et des leviers juridiques qui leur sont offerts afin de les
surmonter » estime l’avocat. Il recommande d’ailleurs, au sujet du
chef d’entreprise en redressement, que celui-ci « toujours acteur de
son redressement, jamais passif. Il faut anticiper au maximum la naissance des
difficultés, et jamais en proie à la cessation des paiements, sinon, on ne peut
pas faire grand-chose pour l’aider à redresser son entreprise »,
regrette-t-il.
Il vaut donc mieux payer les services d’un avocat qui vous aide à monter un
dossier de prévention et aller ensuite vous placer sous la protection du
tribunal avec un mandataire ad hoc, plutôt que de subir les effets de la
procédure collective et, parfois, de tout perdre, avertit l’avocat.
« Les chefs d’entreprise ne veulent pas aller
au tribunal, car ils se disent : “si je dépose le bilan, je vais être
condamné à combler le passif”. C’est un sujet que l’on voit régulièrement
quand on intervient côté liquidateur judiciaire », rapporte édouard Tricaud. Or, rassure-t-il,
dans une SARL ou une SAS, le dirigeant qui dépose bilan, s’il n’a pas commis de
faute de gestion, ne sera pas actionné en comblement. En se plaçant sous la
protection du tribunal, il va au contraire tomber sur des magistrats qui sont
d’anciens chefs d’entreprise. « C’est là la particularité des tribunaux
de commerce souvent oubliée : les magistrats des tribunaux de commerce
vont avoir une capacité d’écoute particulière car la situation va leur rappeler
les difficultés qu’ils ont pu rencontrer lors de leur propre mandat de chef
d’entreprise », appuie l’avocat, qui considère que déposer le bilan
fait partie du parcours d’entrepreneur. « Derrière, il faut juste
savoir rebondir. »
Pourtant, et c’est un a priori tenace, souligne
Célia Magras, le chef d’entreprise a souvent peur que le juriste ne puisse pas
l’aider. Chaque dossier est différent : il faut donc intégrer la façon
dont fonctionne chaque client pour comprendre comment sont nées ses difficultés
et comment les résoudre, témoigne édouard
Tricaud, pour qui il s’agit justement de la plus-value de l’avocat. Sur le plan
purement technique, en matière de procédures collectives, l’avocat dispose
généralement de compétences transversales. « Quand on fait du droit des
procédures collectives, il faut être calé en droit économique, avoir des
connaissances en baux commerciaux, en droit social… Indépendamment de
l’expert-comptable, l’avocat doit être en mesure de savoir lire un bilan et
d’étudier avec le client le b.a.-ba. Par exemple, comment augmenter ses
recettes : est-ce qu’il faut augmenter la production, augmenter les prix
de certains produits ? Ou encore, comment diminuer les charges :
l’entreprise doit-elle arrêter certaines activités, renégocier son bail
commercial, mener un audit social, avoir recours à la sous-traitance ? »
Célia Magras rappelle que l’avocat se heurte
généralement à des préjugés du type « de toute façon, on a uniquement
besoin d’un avocat lorsqu’on est assigné au tribunal ».
édouard Tricaud
insiste : il existe « une distinction rudimentaire » à
opérer. « En notre qualité de conseil, d'auxiliaire de justice, nous
avons certes une activité contentieuse. » Sur ce point, il faut
distinguer selon que l’on est en demande ou en défense, précise édouard Tricaud. En défense, la question ne se pose pas, l’avocat
est obligatoire. En demande, son assistance va permettre au client de
comprendre si son assignation est recevable, par exemple, ou quel est le
tribunal compétent. « Mais nous avons aussi une activité de conseil,
sans recourir à la machine judiciaire, qui permet de prévenir l’activité
contentieuse », rappelle l’avocat. Ainsi, une société, avant de signer
un contrat, peut consulter un avocat pour le relire et voir quels sont les
mécanismes permis pour se délier de ses engagements ou pour anticiper une
résiliation de la part du cocontractant. « Actuellement, eu égard à la
crise sanitaire, dans leur courrier de résiliation, les entreprises vont
difficilement parler de la force majeure, ou en tout cas mal l’appliquer, et ne
vont pas parler de la théorie de l’imprévision que peu de personnes
connaissent, ou encore de la disparition de la contrepartie, dans le contrat
qui permet d’anéantir le contrat. Donc l’avocat est important, indépendamment
du contentieux judiciaire », estime édouard Tricaud.
De façon générale, l’activité de conseil est
essentielle, considère-t-il, notamment sur la licéité de la clause de
non-concurrence. Ainsi, si l’employeur insère une clause de non-concurrence mal
rédigée, le jour où le salarié part, la clause sera inopérante, et le salarié
pourra aller travailler chez la concurrence. Même chose en matière de droit des
sociétés, les conseils d’un avocat sont là encore « bons à
prendre », notamment dans le cadre des fusions-acquisitions,
opérations de restructurations et autres actions de cession de titres, qui se
déroulent sans recourir au tribunal.
C’est notamment pour ces raisons qu’il est « impossible
de résumer la relation client/avocat aux deux heures d’audience des plaidoiries »,
appuie l’avocat, qui souhaite renverser le cliché tenace selon lequel « en-dehors
des audiences, on n’existe pas pour l’avocat ». Il précise que ce
dernier travaille surtout pour son client au sein de son cabinet. Par exemple,
ne serait-ce que pour monter une assignation en paiement, il est nécessaire de regarder
les textes de loi applicables et la jurisprudence. Par ailleurs, avec les
décrets liés à la crise sanitaire, de nombreux délais ont été repoussés, ce qui
nécessite, indique l’avocat, un travail d’actualisation permanent, face à
l’inflation législative. « Aujourd’hui, dans l'imaginaire collectif,
l’avocat est forcément vénal, il ne s’intéresse pas au dossier… Mais je
considère qu’un avocat est indispensable dans un État de droit »,
conclut édouard Tricaud.
L’expert-comptable : l’interlocuteur du quotidien
À côté de l’avocat, le dirigeant peut compter sur un
autre allié de taille, cité plus haut : son expert-comptable. Pourtant,
première idée reçue à son sujet : l'expert-comptable ne serait après tout
qu’une personne grise en costume gris, « son truc, c’est les chiffres,
pas l’humain ».
William Nahum s’est fait un plaisir de démentir ce
poncif. Président d’honneur du Conseil supérieur de l’Ordre des
experts-comptables et président du CIP National, l’expert-comptable a eu
affaire, pendant plus de 20 ans, à une clientèle importante de
commerçants, petites entreprises et professions libérales. « Mon
collaborateur préparait le bilan, je faisais les arbitrages, et puis on
envoyait le tout aux clients, qui généralement souhaitaient me voir pour en
parler ensemble. Mais au moment de l’entretien, après avoir évoqué les chiffres
pendant cinq minutes, quasi systématiquement, on déviait sur leur vie
personnelle. Ils parlaient de leurs enfants, du souci qu’ils avaient de
préserver l’entreprise pour la leur transmettre… Finalement, il était assez peu
question de comptabilité. »
William Nahum précise que dans les petites entreprises
(pizzeria, épicerie…), l’expert-comptable est bien souvent le seul
interlocuteur au quotidien. La personne la plus rapidement accessible ;
celle qui donne des conseils.
Pourtant, il ne connaît pas forcément le métier de ses
clients. Il ne peut donc pas vraiment les comprendre, pourrait-on arguer.
Pour William Nahum, l’un n’empêche pas l’autre. « Certes,
quand on a affaire à un garagiste, on ne saurait pas retaper comme lui une
voiture cabossée. Mais sur le plan économique, les bilans et les comptes
d’exploitation disent beaucoup de choses. On ne prétend pas connaître le métier
en lui-même ; seulement, quand on est averti, on comprend l’entreprise sur le
plan économique, en regardant ses charges, ses produits, ses stocks. La
plupart du temps, on s’intéresse au métier de nos clients, on essaie de
comprendre leur logique, de voir comment ils se constituent des marges, comment
ils perdent de l’argent, quels ratios ils doivent avoir dans tel ou tel
domaine… On arrive parfaitement à avoir un dialogue économique avec nos
clients, quel que soit leur métier. »
Au-delà, l’expert-comptable est à même de comprendre son
client car il lui ressemble, soutient William Nahum. Avec sa dimension
entrepreneuriale et technique, sa profession obéit finalement aux mêmes enjeux.
Et parfois, cela va même plus loin, rapporte-t-il. Le
spécialiste raconte qu’il a un jour rencontré un confrère qui avait plus de
500 clients boulangers à son actif. Cet expert-comptable connaissait
tellement le secteur que, parfois, il se surprenait à évoquer les nouvelles
farines disponibles sur le marché avec ses clients. « Je ne dis pas
qu’il pourrait mettre la main dans le pétrin et faire des baguettes aussi
formidables qu’eux, mais il a une expertise qui m’a impressionné », se
remémore-t-il.
Qu’en est-il lorsque le chef d’entreprise rencontre des
difficultés ? Célia Magras reprend le stéréotype répandu de l’expert-comptable
qui « est là quand tout va bien, mais qui disparaît quand ça va mal,
car il n’est pas là pour faire du social ». William Nahum le
reconnaît : en effet, cela peut arriver, mais tout dépend de la relation
que l’expert-comptable entretient avec ses clients. « Il y a toujours
des exceptions, mais je connais beaucoup de confrères qui ont suivi des
dirigeants en difficulté, tout en étant certains de pas être payés »,
témoigne-t-il.
La docteure en droit a pour sa part interrogé un grand
nombre d’experts-comptables à l’occasion de ses recherches, et un discours
revient souvent : « Humainement, je ne me vois pas lâcher des
personnes qui m’ont fait manger pendant des années en leur disant “maintenant
c’est fini”, c’est impossible ». William Nahum ajoute qu’hormis
l’aspect « humain », sur un plan purement économique, aider un client
à sauver sa mise et, peut-être six mois ou deux ans après, à se redresser, est
aussi une manière d’investir. « Le client vous est alors fidèle, et
quand il sera redressé, vous pourrez de nouveau facturer », fait-il
remarquer.
Les entrepreneurs en difficulté : un sujet auquel
l’expert-comptable est particulièrement sensible. Il y a 25 ans, alors
président de l’Ordre des experts comptables d’Île-de-France, il crée le premier
Centre d’information et de prévention (CIP). Située au Conseil régional, cette
structure est composée d’experts-comptables qui reçoivent des chefs
d’entreprises pour les aider à prévenir des difficultés graves. Puis les CIP se
sont étoffés, d’abord en accueillant comme bénévoles des avocats et des juges
consulaires à la retraite, mais aussi, dans un second temps, des greffiers et
des administrateurs judiciaires. Plutôt que de rester cantonnés à la région
parisienne, ils se sont par ailleurs développés dans 65 départements,
chapeautés par une structure nationale.
Comment cela fonctionne-t-il ? « On reçoit,
à l’occasion des "Entretiens du jeudi", les chefs d’entreprise
en difficulté. On a aussi des organisations amies, comme Egee et Ecti, qui se rendent dans l’entreprise pour aider
l’entrepreneur au-delà de la problématique juridique, pour des problématiques
ayant trait à la production, à l’exportation », explique William
Nahum.
Le fondateur du CIP s’est également rapproché de Marc
Binnié, greffier au tribunal de commerce de Saintes, et du psychologue Jean-Luc
Douillard, fondateurs d’APESA, dispositif d'aide psychologique aux chefs
d’entreprise en souffrance créé en 2013. « Je leur ai demandé ce qu’on
pouvait faire ensemble. Ils m’ont répondu qu’ils étaient en train de constituer
un réseau pour couvrir le territoire et répondre à des demandes locales, et
qu’ils reviendraient vers moi quand ce serait chose faite. Quelques mois après,
nous avons signé une convention qui permet à des chefs d’entreprise d’être reçus,
à l’occasion des "Entretiens du jeudi", par des bénévoles spécialement formés pour
repérer les difficultés psychologiques. Lorsque de telles difficultés sont
détectées, on propose alors à l’entrepreneur l’aide d’APESA, et le CIP national
règle les honoraires »,
détaille l’expert-comptable.
Avec ce partenariat, « les alliés du chef
d’entreprise s’organisent solidairement », commente Célia Magras,
enthousiaste. « Alors que, souvent, les dirigeants n’ont pas conscience
de tous ces mécanismes et de toutes ces personnes qui sont là pour les aider. »
Le psychologue : « réanimer » les
dirigeants « dans leur processus de pensée »
APESA, c’est donc le « bébé » de son
cofondateur Jean-Luc Douillard, psychologue clinicien depuis 30 ans,
également invité à ce webinaire.
Le spécialiste est notamment coordinateur d’un
programme de prévention du suicide, ce qui l'amène à travailler sur les publics
les plus exposés au risque suicidaire. « On a depuis 15 ans une
préoccupation particulière pour les souffrances au travail, particulièrement
depuis la médiatisation des suicides dans de grandes entreprises »,
indique-t-il. Le psychologue raconte qu’il a eu la chance de rencontrer il y a
dix ans le greffier au tribunal de commerce de Saintes Marc Binnié, qui se
préoccupait, dans sa pratique, de voir des chefs d’entreprise se dégrader au
fur et à mesure des audiences, avec des souffrances plus manifestes
qu’auparavant. « On a échangé et essayé de réfléchir à la façon dont on
pourrait faire mieux ensemble. On a tenté d’associer le monde de la justice
commerciale, de la santé publique et de la santé mentale, et on a expérimenté
un dispositif début 2013 », rapporte Jean-Luc Douillard.
Le psychologue a assisté à des audiences, afin de voir
comment adapter ses connaissances sur la crise suicidaire et la souffrance à un
monde qu’il ne connaissait alors que très peu. « J’ai d’ailleurs pu
découvrir le frein premier à être juge dans un tribunal de commerce : le
fait de voir la souffrance de ses pairs, épuisés, effondrés, qui parlent de se
liquider en même temps que l’entreprise », témoigne-t-il.
Le dispositif repose sur une association d’outils
« essentiels à son fonctionnement », au premier rang desquels,
des personnes qui repèrent le chef d’entreprise en souffrance et qui ne sont
pas des professionnels de santé. « Si on attend dans notre cabinet ou
notre hôpital que quelqu’un vienne nous voir pour nous dire qu’il souffre car
son entreprise va être liquidée, on peut toujours attendre. Ce qui nous importe
le plus, c’est ceux qui n’ont plus le moyen de téléphoner, plus d’énergie pour
demander de l’aide, mais qui rencontrent au quotidien toutes ces “sentinelles” :
des experts-comptables, des avocats, des banquiers… »
Il est donc primordial de donner des outils d’échange
et d’authenticité de la rencontre aux « sentinelles » qui côtoient
ceux qui sont le plus en difficulté dans la proximité, pour ensuite faire le
lien avec un dispositif de soin, explique le psychologue.
APESA ne constitue pas une psychothérapie sur
plusieurs années, précise-t-il, mais propose généralement sept entretiens. En
premier lieu, il s’agit d’un entretien avec une sentinelle qui s’est inquiétée
pour le chef d’entreprise. Ensuite, on demande au dirigeant s’il accepte d’être
rappelé, et, dans ce cas, la veille sanitaire prend le relai, avec un
psychologue qui le rappelle dans l'heure qui suit. Puis il bénéficie à nouveau
d’environ cinq consultations. « à
90 % des cas, cet accompagnement s’avère suffisant. Ces personnes ont
souvent simplement besoin d’être réanimées dans leur processus de pensée,
analyse Jean-Luc Douillard. Elles n’ont plus aucune énergie pour prendre des
décisions pour elles-mêmes, donc les sentinelles sont formées non pas pour
demander leur autorisation, mais pour dire “il faut que vous vous
fassiez aider”. Elles peuvent se permettre d’être un peu directes grâce au
lien de proximité. Si elles leur donnaient juste un numéro de téléphone, la
plupart des dirigeants en souffrance n’appelleraient pas. »
En sept ans d’existence, APESA a pris en charge 3 000
chefs d’entreprise ; 3 000 personnes qui ont accepté d’être aidées.
Le dispositif est aujourd’hui étendu à
60 juridictions commerciales, et compte des partenariats avec un grand
nombre de structures, ce qui, pour son fondateur, est essentiel : « on
n’est que des opérateurs de ce dispositif, qui existe uniquement parce qu’il y
a des sentinelles », assure Jean-Luc Douillard. La responsabilité des
APESA locales est de trouver des financements, pour pouvoir payer la veille
sanitaire et les consultations avec les psychologues, ajoute son fondateur.
« Les consultations gratuites pour des gens qui en bénéficient sont un
autre principe essentiel », soutient-il avec force.
Le dispositif apparaît plus que nécessaire dans une
société où « lorsqu’on prononce le mot “accompagnement
psychologique”, il y a souvent un rejet vif, total et immédiat, même dans le
cadre d’une procédure collective où la souffrance est évidente, souligne
Célia Magras. Le chef d’entreprise va penser que ce n’est pas le moment de
prendre soin de sa santé mentale, que cela passera tout seul. Beaucoup ne
dorment plus ou peu, les idées noires sont légion », évoque la
docteure en droit. Elle précise que des études menées sur la dépression
démontrent que le fait de faire appel à un psychologue pour se soigner est
perçu comme un acte de faiblesse, d’instabilité émotionnelle, alors que ne
faire appel à personne est considéré comme une force. « Penserait-on la
même chose de quelqu’un qui ferait face à une grave infection ? Les
préjugés sur la santé mentale sont nombreux », déplore-t-elle.
Pourtant, dément Jean-Luc Douillard, si l’on voit un
psychologue, ce n’est pas parce qu’on est faible, mais parce qu’on est
vulnérable à certains moments. « Il y a une chose essentielle qu’on ne
peut pas gérer : la souffrance insidieuse. Et quand on est encombré par la
souffrance, il est souvent trop tard, car elle prend toute la place dans la
tête, et se mettent en place des mécanismes de défense : déni, rendre les
autres responsables, burn out. »
Or, la plupart des gens estiment qu’ils n’ont « pas
le temps de faire un burn out », s’inquiète Célia Magras.
Jean-Luc Douillard opine. « Beaucoup, y
compris des chefs d’entreprise, pensent qu’on va voir un psychologue uniquement
quand on a une maladie mentale. On confond souffrance psychiatrique et détresse
ou souffrance psychologique », remarque-t-il.
Problème : le burn out (épuisement professionnel) ne
prévient pas. Quand une personne commence à avoir des difficultés,
paradoxalement, elle travaille encore plus. Chef d’entreprise est un métier
solitaire au profit d’un projet collectif, met-il en exergue. « Mais
quand le dirigeant rencontre des difficultés, au lieu de se poser et de
demander de l’aide, il s’enfonce dans sa solitude. » Selon le
spécialiste, le burn out est ainsi la maladie emblématique de ces dernières
années. Il devient une pathologie spécifique à la question de la souffrance au
travail. « Avant, on parlait d’effondrement dépressif. Mais dans le
burn out, il y a quelque chose d’intéressant : la mise en sécurité de
l’appareil psychique », note Jean-Luc Douillard, qui explicite :
« Quand on est saturé, quand on a tout essayé, quand on est obnubilé
par l’idée d’aller voir ses comptes 30 fois par jour, quand on ne sait pas
si on va pouvoir payer ses salariés ou tenir avec sa trésorerie, on se prend
tellement la tête que quelque chose opère comme un disjoncteur. » Ceux
qui font un burn out s’arrêtent alors de penser, d’agir : ils vont se
figer. C’est donc en amont de quelque chose d’encore plus grave. Finalement,
heureusement que le burn out existe, estime le psychologue, sinon
les personnes pourraient être piégées dans un processus suicidaire.
Pour éviter que le chef d’entreprise ne fasse un burn
out, quelle est alors la clef ? Faire des pauses, décompresser ? La
question de « faire un break » est cependant complexe,
prévient Jean-Luc Douillard : faire des pauses quand on va mal est
difficile, car les pauses sont alors imposées par le mal-être. Et à l’inverse,
quand on va bien, on est tellement investi qu’on n’en ressent pas le besoin.
« Le chef d’entreprise qui va bien est capable de travailler
12 heures par jour, de travailler le weekend, d’aller sur ses comptes le
soir, d’envoyer 30 mails, d’appeler ses collaborateurs deux fois par jour,
d’aller faire une heure de sport, de faire du squash le midi, de manger sur le
pouce, et de faire 20 kilomètres de course à pied le weekend. Sauf que
lorsque l'entreprise va mal, on commence à enlever tout ce qui fait du bien. On
dort moins, on mange moins, on travaille davantage, on a des troubles de
l’humeur, on se fâche avec les autres, on finit par être très fatigué
psychiquement et physiquement. »
L’identité professionnelle a pris énormément de place
dans notre vie, résume Jean-Luc Douillard. Le psychologue estime que l’on devrait
imposer à la création d’entreprise une obligation en santé, car à son sens, le
capital santé de l’entrepreneur est le capital le plus important de
l’entreprise, surtout des plus petites. Il faudrait donc, dès le départ,
prendre l’habitude d’aller voir un professionnel de santé.
À ce titre, pourquoi ne pas imaginer alors une médecine
du travail pour les chefs d’entreprise ? Jean-Luc Douillard est justement
en train de créer, avec un médecin généraliste addictologue et une psychologue
du travail, un dispositif de santé spécifiquement applicable aux
dirigeants : « Cela permettrait d’avoir une offre de soins psy et
somatiques : un rendez-vous avec un médecin tous les ans et avec un
psychologue deux fois par an, sur toute la durée de vie de l’entreprise. »
Et ainsi, dès le départ, permettre au dirigeant d’identifier (une partie de)
ses alliés.
Bérengère
Margaritelli