Monique
Mabelly naît le 14 novembre 1923 à Nîmes. Sa mère Olga est d’origine russe.
Son père est magistrat et ami d’un collègue, père de Suzanne Challe1,
première femme nommée Première présidente de cour d’appel et dont elle
restera proche toute sa vie.
À
23 ans, elle épouse un avocat « très plaisant mais qui
s’avèrera peu recommandable2 ». Il est finalement radié
du barreau de Marseille et elle divorce en 1955, après avoir mis au monde
quatre enfants, quatre fils.
Elle doit
alors s’assumer financièrement, et c’est à 32 ans qu’elle décide de
rejoindre la magistrature en devenant attachée stagiaire à Aix-en-Provence.
Elle sera successivement juge à Nîmes, Montpellier, Narbonne et Draguignan,
mais c’est à Marseille qu’elle passera les années les plus importantes de son
parcours professionnel.
Une professionnelle engagée
Monique Mabelly est une femme de gauche, elle milite activement au
Syndicat de la magistrature créé en 1968. « Elle ne manquait pas une
réunion, même le samedi pour la section régionale du Sud-Est »
témoigne un de ses collègues de l’époque3.
Un autre dit d’elle qu’« elle avait une allure, de femme
forte, avec de la prestance. Elle disait des choses avec ampleur et
conviction, mais était aussi gentille et bienveillante. On l’appelait “la
reine mère”4 ».
À une période où les femmes de sa génération sont peu nombreuses dans la
magistrature, elle est une figure dont l’aura impressionne les jeunes
collègues. Elle exprime un espoir humaniste et croit dans la capacité de
transformation de la société comme des individus. Grande fumeuse, maniant
volontiers l’humour, elle « met du piment5 » dans
les conversations et « occupe l’espace ».
Si elle conserve une allure traditionnelle, toujours vêtue avec soin,
elle partage les convictions des progressistes sur l’évolution des mœurs, sur
une vision de la figure du magistrat qui se place du côté des plus faibles.
Elle s’intéresse et soutient les initiatives jurisprudentielles comme
l’acceptation de changement d’état civil pour les transsexuels. Elle se range
du côté du mouvement « Marseille solidaire » alors que le Front
National s’implante le Sud de la France.
Manifestant sur les marches du palais de justice pour les droits de la
défense, une photographie d’elle s’affiche en couverture de La
Provence et lui vaut des remontrances de sa hiérarchie.
Un débat autour de l’exécution capitale par le témoignage
Monique
Mabelly milite à une époque où l’un des débats de société porte sur
l’abolition de la peine de mort et où, au ministère de la Justice, on prépare
les dossiers de peine de mort qui font l’objet d’un recours en grâce
présidentielle, à l’encre rouge6.
De Victor
Hugo à Albert Camus, son texte s’inscrit dans une lignée de témoignages tous
masculins.
En 1894,
Clémenceau décrit une exécution, dans son article « La
guillotine » paru dans Le Figaro : « Tout
ceci violent, précipité comme dans une apparition. Ici un temps d’arrêt, bref
sans doute, mais, pour moi, démesuré (…). Enfin, le bourreau se relève et se
décide. Un bruit sourd, comme d’une masse qui écrase et broie. C’est fait. Un
mouvement de la bascule fait sauter le corps dans le panier (…)
La machine maintenant luit, grasse du sang qui dégoutte. L’horreur de
l’ignoble drame m’envahit alors et m’étreint (…) Je sens en moi
l’inexprimable dégoût de cette tuerie administrative, faite sans conviction
par des fonctionnaires corrects (...) Que des barbares aient des mœurs
barbares, c’est affreux, mais cela s’explique. Mais que des civilisés
irréprochables, qui ont reçu la plus haute culture, ne se contentent pas de
mettre le criminel hors d’état de nuire, et qu’ils s’acharnent vertueusement
à couper un homme en deux, voilà ce qu’on ne peut expliquer que par une
régression atavique vers la barbarie primitive. »
En 1973,
Robert Badiner, dans son livre L’exécution, raconte la fin
de Roger Bontems, le 28 novembre 1972, guillotiné à la prison de la
Santé à Paris : « Ils avaient tous des gueules d’assassins.
Seuls le prêtre et Bontems, qui recevait l’absolution, avaient encore des
visages d’hommes. Le crime avait, physiquement, changé de camp. Je me
détournai. Nous entendîmes le claquement sec de la lame sur le butoir.
C’était fini. »
Le témoignage d’une femme
En 1977, Monique Mabelly est juge d’instruction, doyenne du service,
lorsque le président du tribunal la désigne pour assister à une exécution
capitale devant avoir lieu à la prison des Beaumettes qui en avait connu
plusieurs dans la décennie. Le 12 mai 1973, Ali Benyanes y avait été
guillotiné, puis, le 28 octobre
1976, Christian Ranucci.
Il s’agit cette fois d’Hamida Djandoubi, condamné à mort par la cour
d’assises des Bouches du Rhône. Tunisien, arrivé en France en 1968, il est
manutentionnaire quand il perd sa jambe dans un accident de chantier.
Proxénète notoire, il veut prostituer sa maîtresse et est condamné une
première fois suite à la plainte déposée par la jeune fille. Il promet de se
venger. À sa sortie de prison, il enlève Elisabeth Bousquet, la torture et
l’étrangle. Il est dénoncé par une autre jeune fille mineure, qu’il
prostituait, témoin du meurtre. Sa demande en grâce est rejetée par le
président de la République Valery Giscard d’Estaing.
Le 9 septembre 1977, Monique Mabelly est informée que l’exécution
est prévue dans la nuit. Elle l’apprend à 15h, et « s’habitue à cette
pensée tout l’après-midi ». À 19h, elle va au cinéma avec des amis,
puis dine chez eux et regarde le film du ciné-club jusqu’à 1h du matin.
Rentrée chez elle, elle s’allonge, puis se prépare pour son départ en voiture
de police à 4h15 vers les Beaumettes. « Sur le trajet, nous ne
prononçons pas un mot. »
Elle rentre chez elle à 5h10, précise écrire ses lignes immédiatement et
les conclure à 6h10. Sur neuf feuillets libres qu’elle numérote, d’une
écriture automatique et rapide, elle décrit sous le coup de l’expérience
récente et intense, ce qu’elle a vu et ressenti.
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Hamida Djandoubi, dernier condamné à mort guillotiné
en France
Extraits :
« On assied le condamné sur une chaise (...) Il
est jeune. Les cheveux très noirs, bien coiffés. Le visage est assez beau, des
traits réguliers, mais le teint livide, des cernes sous les yeux. Il n’a rien
d’un débile, ou d’une brute. C’est plutôt un beau garçon (...) Il fume et se
plaint tout de suite que ses menottes sont trop serrées.
C’est à ce moment-là que je vois qu’il commence vraiment à réaliser que
c’est fini.
Nous attendons. Personne ne parle. Ce silence, et la docilité apparente du
condamné, soulagent, je crois, les assistants. On n’aurait pas aimé entendre
des cris ou des protestations. (…)
C’est à ce moment que les sentiments commencent à s’entremêler. Cet homme
va mourir, il est lucide, il sait qu’il ne peut rien faire d’autre que de
retarder la fin de quelques minutes.
Mais le bourreau commence à s’impatienter : “on a déjà été très bienveillants avec lui, très
humains, maintenant il faut en finir ”.
La guillotine apparait, face à la porte. Presque sans
hésiter, je suis les gardiens qui poussent le condamné et j’entre dans la pièce
(ou la cour intérieure ?) où se trouve la “machine”.
À côté, ouvert, un panier en osier brun. Tout va très
vite. Le corps est presque jeté à plat ventre mais à ce moment-là, je me tourne
non par crainte de flancher, mais par une sorte de pudeur (je ne trouve pas
d’autre mot) instinctive, viscérale. J’entends un bruit sourd. Je me retourne –
du sang, beaucoup de sang, du sang très rouge, le corps a basculé dans le
panier. En une seconde une vie a été tranchée (…).
Un gardien prend un tuyau d’arrosage. Il faut vite
effacer les traces du crime. J’ai une sorte de nausée, que je contrôle. J’ai en
moi une révolte froide. »
L’écriture est sobre, presque simple. Mi
procès-verbal, mi journal intime, elle décrit et note ses remarques, elle
assiste et commente.
À 31 ans, Hamida Djandoubi est le dernier
condamné à mort guillotiné en France.

Extrait du manuscrit
de Monique Mabelly
Le destin d’un écrit de femme
Aucun de ses contemporains n’a eu connaissance de cet écrit.
Interrogés sur la raison de ce silence, certains
évoquent le risque qu’elle a dû percevoir d’être taxée de sensiblerie féminine.
Pourtant, ce qu’elle décrit s’avère très semblable aux propos des hommes qui
ont écrit sur leur expérience, sans qu’on leur ait reprochés d’exprimer une
excessive émotion. Malgré sa personnalité, elle choisit de ne pas divulguer son
écrit, invisibilisant elle-même son témoignage.
On peut s’étonner que Monique Mabelly, femme
militante, n’ait pas souhaité en faire un document politique. Ce d’autant plus
que l’un de ses très proches collègues, membre de la même section syndicale,
avait, quelques années avant, en 1974, quant à lui souhaité donner un grand
écho à son texte. « Harangue aux magistrats qui débutent »,
qui avait été diffusé à la promotion d’auditeurs de justice et était vite
devenu célèbre au sein de la profession.
Il y faisait d’ailleurs référence à la peine de mort
en exhortant les nouveaux magistrats à la modération : « Ne
croyez pas que vous serez d´autant plus considérables que vous serez plus
terribles. Ne croyez pas que vous allez, nouveaux saints Georges, vaincre
l´hydre de la délinquance par une répression impitoyable. Si la répression
était efficace, il y a longtemps qu´elle aurait réussi. Si elle est inutile,
comme je crois, n´entreprenez pas de faire carrière en vous payant la tête des
autres7. »
Enfin peut être n’a-t-elle pas considéré ce document
comme un récit historique, bien qu’elle l’ait conservé. Ce n’est que
10 ans plus tard, qu’elle en reparle à l’un de ses fils et lui lègue un
laconique « tu en feras ce que tu voudras »8.
Lui-même ne se décide qu’en 2013, soit 36 années après l’écriture du texte,
à le transmettre à Robert Badinter : « Son authenticité et sa
qualité et sont indiscutables. C’est étonnant et émouvant de voir
émerger un tel document près de 40 ans plus tard. La force de ce document
réside dans sa sobriété et sa précision. C’est un témoignage dépouillé, qui
laisse transparaitre des émotions très maîtrisées. Je ne suis pas un amateur de
récit de supplice mais je me suis dit qu’il fallait sortir ce document de l’ombre. »
« Il n’était pas destiné à être lu »
acte-t-il.
Plus tard, celui qui a porté la proposition de loi
visant à interdire la peine de mort en France en octobre 1981 explique :
« Elle, qui était abolitionniste, devait assister à la mise à mort d’un
homme qu’elle n’avait jamais vu auparavant. De retour chez elle, avec un grand
degré de précision, elle a livré ce qu’elle avait ressenti. Sans pathos, sans
éloquence, sans effet de style, mais comme dans un bon document judiciaire,
avec le souci de ne rien négliger.9 »
Le texte est publié dans son intégralité le
10 octobre 2013 dans Le Monde, journal dont Monique
Mabelly fut une lectrice fidèle. L’éditorialiste l’introduit : « c’est
un document d’histoire, une part oubliée de notre mémoire, un témoignage sobre et
saisissant »10. Sa lecture a inspiré à Dominique Bydebyl un
court métrage intitulé « Et maintenant11 ».
La promotion 2013 de l’École nationale de la
magistrature a choisi comme nom de baptême « Monique Mabelly ».
En décembre 2016, à l’occasion du 35e anniversaire
de l’abolition de la peine de mort, le manuscrit est déposé à la bibliothèque
de l’ENM où il est désormais conservé12.
Monique Mabelly a laissé une trace historique de femme
magistrate, dans des années où la peine de mort était encore prononcée et
appliquée en France.
1) Voir portrait de
Suzanne Challe, Première première présidente – JSS n° 82 du 23 décembre 2020.
2) Remy Ottaviano,
fils de Monique Mabelly – entretien avec l’autrice le 7 juillet 2020.
3) Souvenirs de
François Sottet – entretien avec l’autrice le 28 août 2020.
4) Souvenirs de Robert
Gelli – entretien avec l’autrice du 13 février 2021.
5) Souvenirs d’Anne
Marie Amigues, fille de Suzanne Challe – entretien avec l’autrice du 14 février
2021.
6) Souvenir de Bruno
Cotte – ancien président de la chambre criminelle de la Cour de cassation.
7) NDLA référence à la
pièce de Marcel Aymée La tête des autres, 1952
8) Rémy Ottaviano –
Entretien avec l’autrice le 7 juillet 2020.
9) Les cahiers de la
Justice 2017/4, page 571, Robert Badinter La cour d’assises souvenirs et enjeux
10) Nicolas Truong, Le
Monde, 10 octobre 2013.
11)
https:/viméo.com/227042797/f67b708017
12) « Peine de
mort: Robert Badinter remet un document historique à l’ENM », article
publié sur le site Internet de l’ENM le 6 décembre 2016.
Gwenola Joly-Coz,
Première présidente de la cour d’appel de Poitiers,
Membre de l’association Femmes de Justice

Retrouvez tous les portraits de femmes pionnières, réalisés par Gwenola Joly-Coz