Suzanne Bruneau naît le
13 mars 1926 à Forcalquier, dans les Alpes-de-Haute-Provence. Sa mère, si elle
est femme au foyer, est une des premières femmes en France à avoir obtenu un
certificat d’études. Son père, Eugène Bruneau, est magistrat, plusieurs fois
président de juridiction.
Le couple parental
encourage sa fille comme ses deux frères à poursuivre des études. Excellente
élève, toujours première de sa classe, Suzanne Bruneau passe son baccalauréat
au lycée Saint-Thomas d’Aquin à Marseille. Elle entame des études de droit à la
faculté d’Aix-en-Provence où elle obtient une licence et un premier prix en
droit civil. Elle s'inscrit au barreau le 25 novembre 1946.
La première lauréate en
administration centrale
Dès l’ouverture de la
magistrature aux femmes par la loi du 11 avril 1946, et la nomination de la
première magistrate en octobre 19461, elle se saisit de l’occasion. Elle
devient attachée stagiaire au tribunal d’Aix-en-Provence, puis candidate à
l'examen professionnel d'entrée dans la magistrature. Le 24 novembre 1947, le Journal
officiel publie une liste par ordre de mérite où figurent 16 reçus dont
quatre femmes. Parmi celles-ci, apparaissent en 5e position Nicole Pradain2,
qui sera la première femme procureure générale, et en 9e position Suzanne
Bruneau. À 22 ans, par décret du 15 juillet 1948, elle est nommée juge
suppléant au tribunal d’Aix-en-Provence.
Très rapidement, elle
décide de se présenter au concours de magistrat à l'administration centrale,
dont elle sera la première lauréate en 1949.
Montée à Paris, elle
partage d'abord un appartement avec son frère aîné. À la direction des Affaires
civiles et du Sceau, successivement au service de l'organisation judiciaire
puis de la gestion des officiers publics et ministériels, elle devient même
experte du gouvernement près la commission des communautés européennes à
Bruxelles, afin de faciliter la libre installation des avocats et auxiliaires
de justice dans les pays du marché commun.
Elle y travaille
pendant quinze ans et y rencontre son époux, Pierre Challe, magistrat. De leur
union naissent trois enfants, dont une seule, née en 1960, survit3. C'est aussi
ce mariage qui crée un lien avec un oncle de son époux, le général Maurice
Challe, l'un des instigateurs du putsch des généraux à Alger, le 22 avril 1961,
pour lequel il est condamné à 15 années de prison.
La plus jeune femme
conseiller de cour d'appel
Désireuse à la fois de
quitter Paris et de travailler en juridiction, Suzanne Challe est nommée
conseillère à la cour d'appel d'Aix-en-Provence le 8 décembre 1964. Sous le
ministère du garde des Sceaux Jean Foyer, à 38 ans, elle devient ainsi la
plus jeune femme conseiller de cour d'appel.
La presse se fait
l'écho de sa nomination.
Le journaliste écrit
qu'à une justice représentée jusqu'à ce jour comme froide et impersonnelle,
elle donne « un visage humain », qu'elle apportera une sagacité et
une justesse d'appréciation « très féminines », saluant qu'elle soit
la plus jeune « et jolie » conseillère.

Le Provençal, 5 janvier 1965
Un de ses évaluateurs
relève son brillant esprit de répartie, ses qualités rédactionnelles et son
rôle actif dans les délibérés. Elle siège successivement en chambre civile,
correctionnelle et commerciale. Travailleuse, elle rédige ses arrêts le soir et
les fins de semaines, au stylo bic, sur plusieurs couches de papier carbone. Sa
fille précise : « Elle ne pouvait pas passer sa vie autrement qu'en
effervescence intellectuelle. Elle était gaie, pétillante, pleine de joie de
vivre, avec une conversation brillante. Elle n'était pas du tout manuelle. Le
pire, pour elle, c'était d'avoir à recoudre un bouton. »
Pour l'audience
solennelle de rentrée du 16 septembre 1969, elle élabore un discours
remarquable : « Les Françaises sous la toge ».
Elle prévient d'emblée
qu'elle n'a pas voulu reculer devant le péril d'avoir choisi un thème qui
pourrait apparaître dangereux, « en ce que les propos d'une femme sur
la condition féminine ont habituellement le don d'irriter à la fois les hommes
et les femmes ».
Elle dit souhaiter
comprendre les résistances à l'œuvre dans des professions judiciaires qu'elle
qualifie de traditionnelles, voire conservatrices.
Elle commence par
dresser un portrait chronologique de la situation des femmes. Des grandes
civilisations qui laissent une trace du « destin peu favorable fait au
deuxième sexe », aux Romains qui qualifient les femmes d'« assommantes
et orgueilleuses », à Napoléon qui fonde le Code civil sur cet
axiome : « la nature a fait de nos femmes nos esclaves. La femme
est donnée à l'homme pour [faire] des enfants ; elle est sa propriété,
comme l'arbre à fruits est celle du jardinier ». Elle considère que le
XIXe siècle a laissé l'image d'une « femme fragile et faible,
volontiers capricieuse, à qui toute tâche est pénible, hormis la maternité à
laquelle la nature l'a inexorablement destinée ».
Dans le domaine
judiciaire, elle rappelle la loi Viviani du 1er décembre 1900, qui permet
à Jeanne Chauvin, puis à Maria Verone de prêter le serment d'avocat, et enfin
la loi du 11 avril 1946, qui ouvre la magistrature aux femmes.

audience solennelle de rentrée de la cour d'appel d'Aix-en-provence du 16 septembre 1969 - Discours de Suzanne Challe-Bruneau
Extrait : « Les relations entre les hommes et les femmes, particulièrement dans le
domaine professionnel, se ressentent, la plupart du temps sans qu’ils en aient
conscience, des idées reçues, des traditions, des préjugés (plus difficile à
désagréger que l’atome disait Einstein), leur cachant la réalité profonde de
leur essentielle ressemblance, qui n’est pas pour autant, Dieu merci, identité. »
Elle cite ensuite de
nombreux chiffres sur l'évolution de la place des femmes dans le corps. Au jour
de son discours, elles sont 354 femmes sur 4 240 magistrats, soit 8 %
de l'effectif.
Extraits : « Une
première conclusion paraît se dégager : la loi de 1946 n’a pas provoqué le
raz de marée redouté, et nos tribunaux n’auront pas à substituer la quenouille
au glaive et à la balance. »
« Il faut
également souligner que “vos chères collègues”, Messieurs, ne se sont pas
emparées, comme d’aucuns en émirent la crainte, de postes qualifiés “d’ouatés”...
qu’elles n’ont pas non plus succombé au périlleux attrait de l’enfance
délinquante.... présentes dans toutes les disciplines, elles le sont aussi dans
tous les ressorts. »
« Si nous
examinons maintenant la répartition des femmes dans la hiérarchie judiciaire...
on voit que les prédictions pessimistes à l’endroit des soucis que ne
manqueraient pas d’apporter à nos autorités de nomination les ambitions
dévorantes du deuxième sexe ne se sont pas réalisées. Les craintes
malveillantes de malthusianisme non plus... les femmes magistrats ont une
honnête moyenne de deux enfants par ménage. »
Elle achève sur la
question de la féminisation des titres en posant la question : « Comment
doit-on nous appeler ? » Elle note qu'une certaine réticence des
acteurs de justice paraît se manifester contre l'emploi au féminin des titres
des fonctions juridictionnelles, mais aussi que « beaucoup de femmes
croiraient n'avoir rien obtenu si l'assimilation n'était pas complète, et
veulent porter “tout crus” des titres d'hommes ».
Extraits : « À la vérité, dans notre profession, ce n’est pas tant le titre que le
port de la toge qui abolit la différence des sexes... Notre robe qui est notre
uniforme présente l’avantage de témoigner de la justice et pour tous ceux qui y
participent, d’une formation identique, d’une affinité intellectuelle, d’un
désir de bien faire, d’un esprit de corps, effaçant entre ceux qui en sont
revêtus, toutes différences. »
« Les femmes ne sont pas des maçons, mais
elles font et défont les maisons. Puissent les magistrats féminins ou
“magistrates” continuer à apporter leur modeste pierre à cette belle œuvre qui
s’administre dans nos maisons de justice, sans cesser d’être pour autant de
vraies femmes, fidèles à leur vocation première et privilégiée, à laquelle
elles demeurent attachées, soyez-en persuadés, Messieurs, au moins autant que
vous-mêmes. »
Cette référence aux
attentes masculines n'est pas sans rappeler le discours de Simone Veil sur
l'avortement en 1974, ce qui signe un prérequis à la parole des femmes à cette
époque. La finesse d'esprit, l'humour et l'ellipse (quelle est cette vocation
première des « vraies femmes » qu'elle ne cite pas ?) de ce
discours démontre que Suzanne Challe a bien défriché les chemins sur lesquels
nous cheminons toujours.
Ses qualités
exceptionnelles sont d'ailleurs reconnues, puisque dix ans après son arrivée
sur la cour d'appel d'Aix-en-Provence, elle est promue, par décret du 22 août
1974, présidente de chambre sur place.
À nouveau et sur le
même registre, la presse rend compte de cette nomination.
Pendant quatre années,
elle dirige la chambre sociale, dont elle apprécie le contentieux à la fois
humain et social. À cette époque, elle se rend aux États-Unis sur invitation du
gouvernement américain.
En janvier 1977, Marie-France
lui consacre quatre pages intitulées « Suzanne Challe est l'unique femme
en France président de chambre ». Le journaliste rapporte que ses
collègues reconnaissent que « jamais robe ne fut plus aimablement portée
dans les palais de l'Hexagone ». S'ensuit un florilège de
stéréotypes : elle paraît plus encline à la gentillesse et à l'indulgence
qu'à la sévérité, elle n'a pas le tempérament pénaliste et préfère les litiges
civils, elle présente une certaine allergie à tout ce qui est technique, le
magistrat cède volontiers le pas à la femme et parle chiffons, notre juge blond
vibre pour raconter sa ville avec malice, elle nous tient sous le charme !
La première femme
première présidente
Une dernière étape
attend Suzanne Challe, qui fait d'elle la première femme Première présidente de
cour d'appel.
Bien qu'éloignée de
Paris, sa personnalité exceptionnelle lui vaut d'être repérée par le président
Valéry Giscard d'Estaing, qui souhaite faire accéder davantage de femmes à des
postes de responsabilités (4). Le 19 décembre 1978, elle est choisie pour devenir
Première présidente de la cour d'appel de Nîmes ; elle a 52 ans.
Une image rend compte
de la situation de l'époque, où Alain Peyrefitte, garde des Sceaux, pose
debout, entouré des Premiers présidents. À sa gauche, au centre de l'image,
figure Suzanne Challe, seule femme.

Alain Peyrefitte, garde des Sceaux, pose debout, entouré des Premiers présidents
Suzanne Challe
emménage seule à Nîmes, son époux ne pouvant pas exercer dans son ressort. Elle
rejoint sa famille à Marseille les week-ends et se consacre toute entière à sa
mission dans la semaine.
Associant autorité et
proximité, ses collègues et collaborateurs l'apprécient. Dynamique, curieuse,
sociable, elle se rend volontiers aux rencontres, inaugurations et cérémonies
militaires.
Toujours élégante,
sensible aux apparences « par respect du palais », elle n'hésite pas
à rappeler à l'ordre ceux qui veulent s'en affranchir. À un avocat venu la
saluer sans cravate, elle indique : « Maître, vous viendrez vous
présenter lorsque vous serez habillé correctement ».
Pendant 13 années,
elle supervise six tribunaux de grande instance (Alès, Carpentras,
Avignon, Mende, Nîmes et Privas). Hasard des calendriers, les deux premiers
sont dirigés par des femmes (5) lors de sa nomination. Dès 1982, son équipe n'est
plus que masculine.
À l'inverse, elle
forme d'abord des binômes de chefs de cour avec des procureurs généraux
masculins, jusqu'à la nomination en 1990 de Monique Guémann. Elle vit avec
cette dernière une dyarchie féminine inédite pendant quelques mois, jusqu'à sa
retraite, le 27 mars 1991, prise à l'issue de 45 ans de vie judiciaire.
Il n'est pas anodin de
constater qu'elle décide de consacrer son dernier discours d'audience
solennelle de rentrée, le 8 janvier 1991, à la question des femmes dans la
magistrature. Elle déclare :
Extraits : « À
ce métier ingrat mais exaltant, un nombre croissant de femmes apporte son
concours. Je souhaite tenter d’esquisser, 44 ans après son adoption, un rapide
et sommaire bilan de la loi du 11 avril 1946.
Avant d’aborder la manière dont fut appliquée cette
réforme votée sans débats, dans une totale discrétion, sur le rapport de Madame
le ministre Poinso-Chapus, situons un instant l’accession des femmes à une
profession qui leur est si longtemps et obstinément fermée, en faisant une
brève incursion dans le passé […]
Elles sont désormais parfaitement acceptées tant par
leurs collègues que par les auxiliaires de justice et les justiciables après
avoir d’abord été admises avec réticence puis circonspection. Plus heureuses à
cet égard que leurs aînées qui devaient faire et refaire la preuve de leurs
capacités d’autorité dans la science juridique, de puissance de travail et
surtout de disponibilité au service, elles peuvent donner la mesure de leur
qualité propres, portées qu’elles sont plus particulièrement au pragmatisme et
du dialogue, ni plus ni moins désormais que leur collègues masculins, sachant
qu’elles subordonneront presque toujours leur réussite professionnelle, même si
elles y sont profondément attaché à leur réussite humaine, c’est-à-dire de
femme, et ce n’est pas le moindre des apports qu’elles ont pu faire à la marche
de nos juridictions que cette vue intérieure des valeurs essentielles de la
vie. »
Retraitée, elle ne
cesse pas ses activités intellectuelles et culturelles. Ses articles en qualité
de membre de l'Académie des arts et belles lettres d'Aix-Marseille et de
l'Académie de Moustiers sont appréciés. En 1994, elle est distinguée dans le
grade de commandeur de l'Ordre national du mérite.
Fervente catholique
depuis toujours, elle s'inscrit à la faculté d'Aix-en-Provence pour suivre des
cours de droit canon, et termine majore de sa promotion. Elle est sélectionnée
pour siéger à la Rote romaine, tribunal ecclésiastique où elle examine en appel
les demandes de reconnaissance de nullité de mariages.
Elle décède le 4 décembre
2012 à l'âge de 86 ans.
Depuis son départ de
la cour d’appel de Nîmes il y a bientôt 30 ans, le poste de Premier
président n'a plus jamais été occupé par une femme.
1) Portrait de Charlotte Béquignon-Lagarde, JSS du 6 octobre
2018, n° 71, p. 8.
2) Portrait de Nicole Pradain, JSS du 11 juillet 2020, n° 43,
p. 14.
3) Anne-Marie Amigues, entretiens avec l’autrice les 24 juin
et 26 septembre 2020.
4) Il nommera Nicole Pradain, Première procureure
générale trois ans plus tard. Les deux femmes entretiennent des relations
amicales.
5) Geneviève Lacoste ép. Lamarque, présidente du
tribunal de grande instance d’Alès du 27 août 1975 au 15 novembre 1982, et
Simone Appy, présidente du tribunal de grande instance de Carpentras du 28 décembre
1977 au 10 juillet 1979.
Gwenola Joly-Coz,
Première présidente de la cour d’appel de
Poitiers,
Membre de l’association Femmes de
justice

Retrouvez tous les portraits de femmes pionnières, réalisés par Gwenola Joly-Coz