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Suzanne Challe, première femme Première présidente

Suzanne Challe, première femme Première présidente
Publié le 07/01/2021 à 09:26


Suzanne Bruneau naît le 13 mars 1926 à Forcalquier, dans les Alpes-de-Haute-Provence. Sa mère, si elle est femme au foyer, est une des premières femmes en France à avoir obtenu un certificat d’études. Son père, Eugène Bruneau, est magistrat, plusieurs fois président de juridiction.

Le couple parental encourage sa fille comme ses deux frères à poursuivre des études. Excellente élève, toujours première de sa classe, Suzanne Bruneau passe son baccalauréat au lycée Saint-Thomas d’Aquin à Marseille. Elle entame des études de droit à la faculté d’Aix-en-Provence où elle obtient une licence et un premier prix en droit civil. Elle s'inscrit au barreau le 25 novembre 1946.

 


La première lauréate en administration centrale

Dès l’ouverture de la magistrature aux femmes par la loi du 11 avril 1946, et la nomination de la première magistrate en octobre 19461, elle se saisit de l’occasion. Elle devient attachée stagiaire au tribunal d’Aix-en-Provence, puis candidate à l'examen professionnel d'entrée dans la magistrature. Le 24 novembre 1947, le Journal officiel publie une liste par ordre de mérite où figurent 16 reçus dont quatre femmes. Parmi celles-ci, apparaissent en 5e position Nicole Pradain2, qui sera la première femme procureure générale, et en 9e position Suzanne Bruneau. À 22 ans, par décret du 15 juillet 1948, elle est nommée juge suppléant au tribunal d’Aix-en-Provence.

Très rapidement, elle décide de se présenter au concours de magistrat à l'administration centrale, dont elle sera la première lauréate en 1949.

Montée à Paris, elle partage d'abord un appartement avec son frère aîné. À la direction des Affaires civiles et du Sceau, successivement au service de l'organisation judiciaire puis de la gestion des officiers publics et ministériels, elle devient même experte du gouvernement près la commission des communautés européennes à Bruxelles, afin de faciliter la libre installation des avocats et auxiliaires de justice dans les pays du marché commun.

Elle y travaille pendant quinze ans et y rencontre son époux, Pierre Challe, magistrat. De leur union naissent trois enfants, dont une seule, née en 1960, survit3. C'est aussi ce mariage qui crée un lien avec un oncle de son époux, le général Maurice Challe, l'un des instigateurs du putsch des généraux à Alger, le 22 avril 1961, pour lequel il est condamné à 15 années de prison.

 


La plus jeune femme conseiller de cour d'appel

Désireuse à la fois de quitter Paris et de travailler en juridiction, Suzanne Challe est nommée conseillère à la cour d'appel d'Aix-en-Provence le 8 décembre 1964. Sous le ministère du garde des Sceaux Jean Foyer, à 38 ans, elle devient ainsi la plus jeune femme conseiller de cour d'appel.

La presse se fait l'écho de sa nomination.

Le journaliste écrit qu'à une justice représentée jusqu'à ce jour comme froide et impersonnelle, elle donne « un visage humain », qu'elle apportera une sagacité et une justesse d'appréciation « très féminines », saluant qu'elle soit la plus jeune « et jolie » conseillère.





Le Provençal, 5 janvier 1965




Un de ses évaluateurs relève son brillant esprit de répartie, ses qualités rédactionnelles et son rôle actif dans les délibérés. Elle siège successivement en chambre civile, correctionnelle et commerciale. Travailleuse, elle rédige ses arrêts le soir et les fins de semaines, au stylo bic, sur plusieurs couches de papier carbone. Sa fille précise : « Elle ne pouvait pas passer sa vie autrement qu'en effervescence intellectuelle. Elle était gaie, pétillante, pleine de joie de vivre, avec une conversation brillante. Elle n'était pas du tout manuelle. Le pire, pour elle, c'était d'avoir à recoudre un bouton. »

Pour l'audience solennelle de rentrée du 16 septembre 1969, elle élabore un discours remarquable : « Les Françaises sous la toge ».

Elle prévient d'emblée qu'elle n'a pas voulu reculer devant le péril d'avoir choisi un thème qui pourrait apparaître dangereux, « en ce que les propos d'une femme sur la condition féminine ont habituellement le don d'irriter à la fois les hommes et les femmes ».

Elle dit souhaiter comprendre les résistances à l'œuvre dans des professions judiciaires qu'elle qualifie de traditionnelles, voire conservatrices.

Elle commence par dresser un portrait chronologique de la situation des femmes. Des grandes civilisations qui laissent une trace du « destin peu favorable fait au deuxième sexe », aux Romains qui qualifient les femmes d'« assommantes et orgueilleuses », à Napoléon qui fonde le Code civil sur cet axiome : « la nature a fait de nos femmes nos esclaves. La femme est donnée à l'homme pour [faire] des enfants ; elle est sa propriété, comme l'arbre à fruits est celle du jardinier ». Elle considère que le XIXe siècle a laissé l'image d'une « femme fragile et faible, volontiers capricieuse, à qui toute tâche est pénible, hormis la maternité à laquelle la nature l'a inexorablement destinée ».

Dans le domaine judiciaire, elle rappelle la loi Viviani du 1er décembre 1900, qui permet à Jeanne Chauvin, puis à Maria Verone de prêter le serment d'avocat, et enfin la loi du 11 avril 1946, qui ouvre la magistrature aux femmes.

 



audience solennelle de rentrée de la cour d'appel d'Aix-en-provence du 16 septembre 1969 - Discours de Suzanne Challe-Bruneau





Extrait : « Les relations entre les hommes et les femmes, particulièrement dans le domaine professionnel, se ressentent, la plupart du temps sans qu’ils en aient conscience, des idées reçues, des traditions, des préjugés (plus difficile à désagréger que l’atome disait Einstein), leur cachant la réalité profonde de leur essentielle ressemblance, qui n’est pas pour autant, Dieu merci, identité. »

 

Elle cite ensuite de nombreux chiffres sur l'évolution de la place des femmes dans le corps. Au jour de son discours, elles sont 354 femmes sur 4 240 magistrats, soit 8 % de l'effectif.

 

Extraits : « Une première conclusion paraît se dégager : la loi de 1946 n’a pas provoqué le raz de marée redouté, et nos tribunaux n’auront pas à substituer la quenouille au glaive et à la balance. »

« Il faut également souligner que “vos chères collègues”, Messieurs, ne se sont pas emparées, comme d’aucuns en émirent la crainte, de postes qualifiés “d’ouatés”... qu’elles n’ont pas non plus succombé au périlleux attrait de l’enfance délinquante.... présentes dans toutes les disciplines, elles le sont aussi dans tous les ressorts. »

« Si nous examinons maintenant la répartition des femmes dans la hiérarchie judiciaire... on voit que les prédictions pessimistes à l’endroit des soucis que ne manqueraient pas d’apporter à nos autorités de nomination les ambitions dévorantes du deuxième sexe ne se sont pas réalisées. Les craintes malveillantes de malthusianisme non plus... les femmes magistrats ont une honnête moyenne de deux enfants par ménage. »

 

Elle achève sur la question de la féminisation des titres en posant la question : « Comment doit-on nous appeler ? » Elle note qu'une certaine réticence des acteurs de justice paraît se manifester contre l'emploi au féminin des titres des fonctions juridictionnelles, mais aussi que « beaucoup de femmes croiraient n'avoir rien obtenu si l'assimilation n'était pas complète, et veulent porter “tout crus” des titres d'hommes ».

 

Extraits : « À la vérité, dans notre profession, ce n’est pas tant le titre que le port de la toge qui abolit la différence des sexes... Notre robe qui est notre uniforme présente l’avantage de témoigner de la justice et pour tous ceux qui y participent, d’une formation identique, d’une affinité intellectuelle, d’un désir de bien faire, d’un esprit de corps, effaçant entre ceux qui en sont revêtus, toutes différences. »

« Les femmes ne sont pas des maçons, mais elles font et défont les maisons. Puissent les magistrats féminins ou “magistrates” continuer à apporter leur modeste pierre à cette belle œuvre qui s’administre dans nos maisons de justice, sans cesser d’être pour autant de vraies femmes, fidèles à leur vocation première et privilégiée, à laquelle elles demeurent attachées, soyez-en persuadés, Messieurs, au moins autant que vous-mêmes. »

 

Cette référence aux attentes masculines n'est pas sans rappeler le discours de Simone Veil sur l'avortement en 1974, ce qui signe un prérequis à la parole des femmes à cette époque. La finesse d'esprit, l'humour et l'ellipse (quelle est cette vocation première des « vraies femmes » qu'elle ne cite pas ?) de ce discours démontre que Suzanne Challe a bien défriché les chemins sur lesquels nous cheminons toujours.

Ses qualités exceptionnelles sont d'ailleurs reconnues, puisque dix ans après son arrivée sur la cour d'appel d'Aix-en-Provence, elle est promue, par décret du 22 août 1974, présidente de chambre sur place.

À nouveau et sur le même registre, la presse rend compte de cette nomination.

Pendant quatre années, elle dirige la chambre sociale, dont elle apprécie le contentieux à la fois humain et social. À cette époque, elle se rend aux États-Unis sur invitation du gouvernement américain.

En janvier 1977, Marie-France lui consacre quatre pages intitulées « Suzanne Challe est l'unique femme en France président de chambre ». Le journaliste rapporte que ses collègues reconnaissent que « jamais robe ne fut plus aimablement portée dans les palais de l'Hexagone ». S'ensuit un florilège de stéréotypes : elle paraît plus encline à la gentillesse et à l'indulgence qu'à la sévérité, elle n'a pas le tempérament pénaliste et préfère les litiges civils, elle présente une certaine allergie à tout ce qui est technique, le magistrat cède volontiers le pas à la femme et parle chiffons, notre juge blond vibre pour raconter sa ville avec malice, elle nous tient sous le charme !

 


La première femme première présidente

Une dernière étape attend Suzanne Challe, qui fait d'elle la première femme Première présidente de cour d'appel.

Bien qu'éloignée de Paris, sa personnalité exceptionnelle lui vaut d'être repérée par le président Valéry Giscard d'Estaing, qui souhaite faire accéder davantage de femmes à des postes de responsabilités (4). Le 19 décembre 1978, elle est choisie pour devenir Première présidente de la cour d'appel de Nîmes ; elle a 52 ans.

Une image rend compte de la situation de l'époque, où Alain Peyrefitte, garde des Sceaux, pose debout, entouré des Premiers présidents. À sa gauche, au centre de l'image, figure Suzanne Challe, seule femme.




Alain Peyrefitte, garde des Sceaux, pose debout, entouré des Premiers présidents




Suzanne Challe emménage seule à Nîmes, son époux ne pouvant pas exercer dans son ressort. Elle rejoint sa famille à Marseille les week-ends et se consacre toute entière à sa mission dans la semaine.

Associant autorité et proximité, ses collègues et collaborateurs l'apprécient. Dynamique, curieuse, sociable, elle se rend volontiers aux rencontres, inaugurations et cérémonies militaires.

Toujours élégante, sensible aux apparences « par respect du palais », elle n'hésite pas à rappeler à l'ordre ceux qui veulent s'en affranchir. À un avocat venu la saluer sans cravate, elle indique : « Maître, vous viendrez vous présenter lorsque vous serez habillé correctement ».

Pendant 13 années, elle supervise six tribunaux de grande instance (Alès, Carpentras, Avignon, Mende, Nîmes et Privas). Hasard des calendriers, les deux premiers sont dirigés par des femmes (5) lors de sa nomination. Dès 1982, son équipe n'est plus que masculine.

À l'inverse, elle forme d'abord des binômes de chefs de cour avec des procureurs généraux masculins, jusqu'à la nomination en 1990 de Monique Guémann. Elle vit avec cette dernière une dyarchie féminine inédite pendant quelques mois, jusqu'à sa retraite, le 27 mars 1991, prise à l'issue de 45 ans de vie judiciaire.

Il n'est pas anodin de constater qu'elle décide de consacrer son dernier discours d'audience solennelle de rentrée, le 8 janvier 1991, à la question des femmes dans la magistrature. Elle déclare :

 

Extraits : « À ce métier ingrat mais exaltant, un nombre croissant de femmes apporte son concours. Je souhaite tenter d’esquisser, 44 ans après son adoption, un rapide et sommaire bilan de la loi du 11 avril 1946.

Avant d’aborder la manière dont fut appliquée cette réforme votée sans débats, dans une totale discrétion, sur le rapport de Madame le ministre Poinso-Chapus, situons un instant l’accession des femmes à une profession qui leur est si longtemps et obstinément fermée, en faisant une brève incursion dans le passé […]

Elles sont désormais parfaitement acceptées tant par leurs collègues que par les auxiliaires de justice et les justiciables après avoir d’abord été admises avec réticence puis circonspection. Plus heureuses à cet égard que leurs aînées qui devaient faire et refaire la preuve de leurs capacités d’autorité dans la science juridique, de puissance de travail et surtout de disponibilité au service, elles peuvent donner la mesure de leur qualité propres, portées qu’elles sont plus particulièrement au pragmatisme et du dialogue, ni plus ni moins désormais que leur collègues masculins, sachant qu’elles subordonneront presque toujours leur réussite professionnelle, même si elles y sont profondément attaché à leur réussite humaine, c’est-à-dire de femme, et ce n’est pas le moindre des apports qu’elles ont pu faire à la marche de nos juridictions que cette vue intérieure des valeurs essentielles de la vie. »

 

Retraitée, elle ne cesse pas ses activités intellectuelles et culturelles. Ses articles en qualité de membre de l'Académie des arts et belles lettres d'Aix-Marseille et de l'Académie de Moustiers sont appréciés. En 1994, elle est distinguée dans le grade de commandeur de l'Ordre national du mérite.

Fervente catholique depuis toujours, elle s'inscrit à la faculté d'Aix-en-Provence pour suivre des cours de droit canon, et termine majore de sa promotion. Elle est sélectionnée pour siéger à la Rote romaine, tribunal ecclésiastique où elle examine en appel les demandes de reconnaissance de nullité de mariages.

Elle décède le 4 décembre 2012 à l'âge de 86 ans.

Depuis son départ de la cour d’appel de Nîmes il y a bientôt 30 ans, le poste de Premier président n'a plus jamais été occupé par une femme.

 


1) Portrait de Charlotte Béquignon-Lagarde, JSS du 6 octobre 2018, n° 71, p. 8.

2) Portrait de Nicole Pradain, JSS du 11 juillet 2020, n° 43, p. 14.

3) Anne-Marie Amigues, entretiens avec l’autrice les 24 juin et 26 septembre 2020.

4) Il nommera Nicole Pradain, Première procureure générale trois ans plus tard. Les deux femmes entretiennent des relations amicales.

5) Geneviève Lacoste ép. Lamarque, présidente du tribunal de grande instance d’Alès du 27 août 1975 au 15 novembre 1982, et Simone Appy, présidente du tribunal de grande instance de Carpentras du 28 décembre 1977 au 10 juillet 1979.

 


Gwenola Joly-Coz,

Première présidente de la cour d’appel de Poitiers,

Membre de l’association Femmes de justice

 





Retrouvez tous les portraits de femmes pionnières, réalisés par Gwenola Joly-Coz


 

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