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EMPREINTES D'HISTOIRE. Il avait conçu les écluses du canal de Panama, pourquoi Gustave Eiffel est-il incarcéré à la Conciergerie en 1893 ?

EMPREINTES D'HISTOIRE. Il avait conçu les écluses du canal de Panama, pourquoi Gustave Eiffel est-il incarcéré à la Conciergerie en 1893 ?
Lampe de phare en acier Eiffel réalisée pour le canal de Panama, Panama city. (c) Étienne Madranges
Publié le 24/03/2024 à 07:00

S’intéressant à l’affaire de Panama, scandale judiciaire et médiatique de la fin du XIXe siècle, notre chroniqueur Etienne Madranges s’est rendu sur place au Panama afin de rechercher ce qui restait des travaux initiaux de Ferdinand de Lesseps. Quelle n’a pas été sa surprise de découvrir que les Panaméens gardent une estime toute particulière pour les Français qui ont entamé les travaux de percement de leur canal, malgré les déboires financiers et judiciaires ayant entraîné la fin de leur aventure.


Son génie et ses gigantesques travaux ont permis à Ferdinand de Lesseps de réaliser le canal de Suez, ouvert à la circulation maritime en 1869. Il est devenu un immense héros français, recevant gloire et honneurs.

Vingt ans plus tard, en 1889, fort de son expérience et de sa notoriété, il décide de se lancer dans une nouvelle aventure tout aussi gigantesque : le percement d’un canal reliant le Pacifique et l’Atlantique à travers l’isthme de Panama, un territoire appartenant à l’époque à la Colombie. Il va très vite être contraint d’associer Gustave Eiffel à son projet.

Un chantier pharaonique mais risqué : canal à niveau ou canal à écluses ?

Travaux préparatoires, congrès international, concession par le gouvernement colombien, notoriété de Ferdinand de Lesseps, création d’une Compagnie internationale du canal interocéanique de Panama : tout est réuni pour que Ferdinand de Lesseps lance le percement du canal en 1880. La durée prévue des travaux est de 8 à 12 ans. L’entrepreneur est têtu : conseillé par des techniciens incompétents ou peu scrupuleux, il veut un canal à niveau, d’une longueur de 75 km. Mais une difficulté va singulièrement contrarier le projet : il faut traverser la Couleuvre (la Culebra), une colline haute d’une centaine de mètres. Dès lors, le volume des excavations s’annonce colossal.

Le comte de Lesseps est contraint d’avaler des couleuvres et d’accepter le projet différent de ses détracteurs : un canal à écluses, afin de réduire le nombre de millions de mètres cubes de terre à évacuer. Qui peut les construire dans les temps ? Un ingénieur français réputé pour sa maîtrise de l’acier : Gustave Eiffel.

Il faut par ailleurs embaucher des milliers d’ouvriers et les payer. Des souscriptions amènent d’innombrables petits porteurs à acheter des actions pour financer le percement.

Cependant, des difficultés insurmontables vont rapidement contrarier le chantier. Des pluies entraînent des éboulements, des maladies tropicales comme la fièvre jaune, peut-être aussi des culicidés, provoquent plus de 20 000 morts, y compris parmi les ingénieurs français, la pulvérulence asphyxiante de certains matériaux extraits, des financements insuffisants retardent les travaux… Un système de corruption des parlementaires et des journalistes gangrène l’opération. La Compagnie gestionnaire est rapidement en état de faillite. Des dizaines de milliers de souscripteurs sont ruinés. Certains protagonistes se suicident. Les témoins deviennent élusifs.

En 1889, le tribunal de la Seine dissout la Compagnie du canal. Le scandale éclate dans la presse. Les gratulations se raréfient. Les principaux protagonistes sont inculpés d’escroquerie et d’abus de confiance.


Le chantier du percement en février 1880 au début des travaux coordonnés par Ferdinand de Lesseps © G. Pablo

Une cour d’appel juridiction d’instruction et de jugement

Eiffel a déjà dû affronter un procès. Pendant le chantier de la tour qui porte son nom, en 1887, une riveraine du champ de Mars, la Comtesse de Poix, avait demandé au tribunal d’interdire la construction de la Dame de Fer au motif qu’elle allait écraser le panorama. Cette procédurière de poids tentait de faire croire que le paysage lui serait totalement bouché. La plaignante avait également invoqué l’effondrement et la foudre. Gustave Eiffel avait eu gain de cause et avait pu achever sa tour malgré ces embuches judiciaires.

En 1893, la cour d’appel de Paris s’empare du scandale de Panama et se montre sévère envers les protagonistes de l’affaire. Les débats se déroulent dans la toute nouvelle 1ère chambre de la cour, tout juste inaugurée et dont le plafond de Bonnat n’a pas encore été peint. Ils sont présidés par le Premier président Samuel Périvier, qui dirige la cour depuis 10 ans après en avoir été le procureur général. Le magistrat ne fait pas dans la dentelle. Et pourtant ! Il est né à Angles-sur-l’Anglin, un village de la Vienne qui a vu naître au XIXe siècle une technique très particulière de broderie et de dentelle appelée « Les Jours d’Angles ».

L’avocat général est le strasbourgeois Charles Rau, qui sera nommé à la Cour de cassation l’année suivante. On reproche à Ferdinand de Lesseps et à son fils des malversations multiples. On reproche à Eiffel d’avoir usé de dissimulation, d’avoir fait croire fallacieusement au liquidateur de la Compagnie qu’il avait rempli sa mission, d’avoir omis de livrer le matériel dont il avait reçu le paiement. Eiffel est défendu par l’avocat Pierre Waldeck Rousseau, ancien ministre de l’Intérieur, qui sera plus tard président du conseil.

La procédure est inhabituelle, en raison notamment de la présence de hauts dignitaires de la Légion d’honneur. C’est le procureur général qui, sur ordre du Garde des sceaux, a convoqué les prévenus devant la Cour d’appel laquelle est pour la circonstance juridiction d’instruction et de jugement, et qui va organiser 13 audiences pendant 3 mois.

Le Premier président Périvier rend l’arrêt de la Cour le 9 février 1893. La lecture dure 1 heure et 10 minutes. Lesseps et son fils Charles sont condamnés (le premier par défaut car il n’a pas assisté à son procès) à 5 ans d’emprisonnement et à 3000 francs d’amende.

Eiffel est relaxé du délit d’escroquerie et de complicité d’escroquerie. Il est condamné pour abus de confiance à 2 ans d’emprisonnement et à 20 000 francs d’amende. La cour considère « qu'il résulte des livres de la Compagnie, qu'à l'occasion de l'émission du 26juin 1888, Ferdinand de Lesseps et les trois autres prévenus ont incontestablement donné aux fonds mis à leur disposition par le conseil d'administration une destination contraire aux intentions présumées de ce conseil, comme aussi aux intérêts et aux intentions des actionnaires ».

Eiffel est maintenu dans l’Ordre de la Légion d’honneur, ce qui provoque de nombreuses réactions et démissions.


Le musée du canal à Panama City, installé dans hôtel historique construit par les Français ; la participation des Français au percement du canal y est largement exposée ; on y trouve Ferdinand de Lesseps en buste et en caricature, la maison coloniale luxueuse qu’il occupait avec toute sa famille, des coupures de presse, des comptes-rendus de l’affaire et du procès dans la 1ère chambre de la cour de Paris © Étienne Madranges

Un héros français à la Conciergerie mais des faits prescrits

Le 8 juin 1893, Gustave Eiffel et Charles de Lesseps se présentent à la Conciergerie, prison historique du Palais de la Cité, et sont écroués avec d’autres protagonistes de l’affaire eux aussi condamnés en attendant que la Cour de cassation statue sur leur pourvoi. Ferdinand ne sera de son côté jamais incarcéré en raison de son âge.

Gustave Eiffel, concepteur de la grande tour admirée dans le monde entier, fait donc un petit tour avec ses affaires dans la cellule n° 72.

 
L’original du registre d’écrou de la conciergerie de 1893 : on y découvre l’incarcération de Lesseps (fils) et d’Eiffel. © Étienne Madranges

Son défenseur, Stanislas Brugnon, tente de démontrer dans une très longue plaidoirie que la Cour de Paris était incompétente pour le juger, et que l’affaire était de nature civile et non pénale.

Le héros d’hier, ingénieur du fer, ne va rester que quelques jours dans la prison médiévale de pierre construite au temps de Philippe le Bel, car la Cour de cassation constate qu’il y a des vices de forme et que l’affaire est prescrite. Les juges suprêmes réhabilitent définitivement les inculpés.

Parmi les vices de forme, il est observé que Lesseps, en sa qualité de grand officier de la Légion d’honneur aurait dû faire l’objet d’une citation directe et non d’un réquisitoire non interruptif de prescription.

Les « relaxés » sont libérés le 16 juin, 8 jours après leur incarcération. Une certaine presse s’agace de la décision. Ainsi, le journal « La petite République française » conclut en une :

« … Ah ! Il n’en va pas ainsi avec les petits et les malheureux. On ne laisse pas courir la prescription à leur profit ! Et, par une ironie du sort véritablement admirable, les deux procureurs généraux, celui qui a requis les poursuites et celui qui, par des actes nuls, a laissé la prescription s’accomplir, sont aujourd’hui tous les deux présidents de chambre à la cour de cassation… ».

Il y aura un autre procès, aux assises, pour les faits de corruption, mais ne concernant pas Eiffel.

Des Panaméens qui continuent à admirer les pionniers français

Force est de constater que la faillite de la société française du Canal de Panama et que les déboires de Ferdinand de Lesseps, décédé en 1894, dont les successeurs ont été contraints de laisser la place aux Américains pour poursuivre le percement du canal à partir de 1904 (ils l’achèveront en 1914) n’ont en rien entamé le respect et l’estime que les Panaméens ont pour les pionniers français de cette incroyable aventure. Pour eux, le projet français était viable mais n’a pas bénéficié des financements nécessaires. La principale place du quartier historique de Panama City s’intitule Plaza de Francia, le plus beau bâtiment de cette place est attribué à l’ambassade de France, et les statues de Ferdinand de Lesseps et des ingénieurs qui ont élaboré le projet de percement sont toujours très visibles dans le décor autour d’une stèle surmontée… d’un coq !


Les Panaméens mettent à l’honneur Lesseps et ses ingénieurs sur la Place de France de Panama City avec une stèle immense portant un coq gaulois et le joli bâtiment de l’ambassade de France © Étienne Madranges

Désormais, le canal de Panama, régulièrement entretenu, bénéficiant pour ses écluses des dernières technologies, permet le passage quotidien de plusieurs dizaines de navires entre l’océan Pacifique et la mer des Caraïbes. Les écluses de Miraflores sont aménagées pour recevoir des milliers de visiteurs qui peuvent voir des films d’information et assister aux manœuvres précises permettant le passage de bateaux au gabarit impressionnant.

Les Français avaient vu juste !

 
Le canal de Panama aujourd’hui © Étienne Madranges

Étienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 216


Les 10 empreintes d’histoire précédentes :

 

• Il avait conçu les écluses du canal de Panama, pourquoi Gustave Eiffel est-il incarcéré à la Conciergerie en 1893 ? ;

• Pourquoi l'archevêque de Paris et le premier président de la Cour de cassation par intérim ont-ils été fusillés le même jour ? ;

Quel archichancelier "court-sur-pattes" ne fut jamais à court d'idées ? ;

• Pourquoi le Taj Mahal, monument de l'amour éternel, menacé par le chironomus calligraphus, est-il au cœur de procès à répétition ? ;

• Quel peintre lombard impulsif et ténébriste, sauvé de la prison par un ambassadeur de France, a fait d'une prostituée une vierge ? ;

Quel écrivain, prix Nobel de littérature, est représenté la plupart du temps entouré de papillons jaunes ? ;

• Quel rapport y a-t-il entre la montre bisontine la plus chère du monde et le puits initiatique de Sintra ? ;

• Par quel caprice d'avocat, l'architecte catalan Gaudi a-t-il commencé sa carrière sous le règne d'un ancien élève du collège Stanislas ? ;

Quel grand architecte de prisons et d'une école pour les juges, né dans une abbaye en pierre près d'une chaire extérieure, est inhumé à l'intérieur d'une église en béton ? ;

Quel poète français abolitioniste a demandé au temps de suspendre son vol chez le roi des marmottes ? ;


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