EMPREINTES D'HISTOIRE. Samedi prochain 14 juin, 186
pilotes participeront à la 93ème édition des 24 Heures du Mans dans
la Sarthe avec le retour des plus grands constructeurs en catégorie Hypercar :
Aston Martin, Alpine, BMW, Cadillac, Ferrari, Peugeot, Porsche et Toyota. Il y
a tout juste 70 ans, le 11 juin 1955, sur le parcours de 13,6 km du circuit
historique des 24 heures, à 18h28 précises, une Mercedes 300 SL R percuta une
Austin-Healey à plus de 200 km/h. Un accident effroyable se produisit. Notre
chroniqueur revient sur cette course funeste.
En 1923, l’Automobile Club de
l’Ouest désire encourager l’essor de l’industrie automobile et crée une
compétition dans la Sarthe sur un circuit routier. Le caractère expérimental de
cette compétition permet d’étudier l’aérodynamisme, les freins, les innovations
techniques. Le Mans devient, avec Monaco et Indianapolis, l’une des trois
courses automobiles les plus prestigieuses dans le monde.
Interrompue pendant la
seconde guerre mondiale, la course reprend en 1949 après d’importants travaux
nécessaires pour réparer les dégâts occasionnés par les bombardements. Les
accidents n’épargnent pas le circuit mythique puisque 4 pilotes trouvent la
mort entre 1949 et 1955. Les méchefs demeurent cependant rares. Les bolides
sont de plus en plus rapides. Aussi, les organisateurs multiplient les mesures
de sécurité.
En 1955, les journalistes
sont invités à venir découvrir les améliorations du circuit. La course de juin
s’annonce palpitante, avec en particulier un duel féroce entre Mercedes et
Jaguar, sans oublier Porsche et Aston Martin. A la tête de l’Automobile Club de
l’Ouest (ACO), organisateur historique de l’opération, le président Jean-Marie
Lelièvre est en poste depuis quatre ans et se montre confiant.
La tragédie
Le samedi 15 juin 1955, devant
300 000 spectateurs, le départ en épi est donné aux pilotes qui courent vers les
60 voitures inscrites à cette 23ème édition des 24 heures pour
parcourir plus de 4000 kilomètres sur le circuit inchangé depuis 1923.
Fangio prend quelques
instants de retard en coinçant son pantalon dans le levier de vitesse de sa
Mercedes.
Vers 18h, le duel entre
Fangio et Howthorn est déjà à son paroxysme. La vitesse est excessive et tous
les protagonistes roulent pied au plancher. Savourant cette course effrénée et
palpitante, le public commence à monter sur les palissades, sur des sièges ou
sur des échelles pour profiter du spectacle.
Il n’y a guère de protections
autour du circuit. Les principaux aménagements sont des fascines constituées de
fagots enterrés en partie, maintenus par des pieux.
Pierre Levegh a 49 ans. Il se
retrouve mêlé au duo de tête. Trois ans plus tôt, il a failli gagner la course
sur Talbot après avoir mené pendant plus de 23 heures. En ce mois de juin 1955,
il est un remplaçant titularisé. Car sa voiture devait être pilotée par Hans
Hermann mais celui-ci a eu un accident lors d’une course précédente. Mercedes,
avec son modèle 300 SL R qui n’a jamais connu de défaillance mécanique, est la
grande favorite malgré ses freins aérodynamiques et n’a qu’une seule
concurrente valable : Jaguar, avec son modèle Type D, seul véhicule à
avoir des freins à disque. Ces véhicules peuvent atteindre 300 km/h.
A la fin du 35ème
tour, à proximité des stands, Levegh, gêné par une manœuvre totalement
inappropriée de Hawthorn, percute à près de 280 km/h l’Austin-Healey de Lance
Macklin qui devient un tremplin, et décolle littéralement. Sa Mercedes
s’envole, retombe sur un talus, percute un muret et explose. Les éléments
lourds du véhicule disloqué sont projetés sur les spectateurs.
On entend des explosions. Une
intense fumée blanche se répand.
On dénombre au moins 80 morts
et 178 blessés. Le plus jeune a 6 ans et 12 victimes ont moins de 20 ans. Des
spectateurs sont démembrés et gravement mutilés ; des enfants hurlent. Les
secours s’organisent. De nombreux spectateurs non touchés se présentent pour
offrir leur sang.
L’écurie Mercedes retire immédiatement
de la course son écurie au grand complet et retourne en Allemagne.
La course continue
Charles Faroux, cofondateur
des 24 heures du Mans, est l’inamovible directeur de la course. Agé de 72 ans,
cet ingénieur ancien élève de polytechnique, également journaliste, ancien
champion du monde de billard, dirige chaque année la course depuis la première
édition et réaffirme en permanence : « la course est immortelle ».
Un officiel lui apporte le
casque de Pierre Levegh et lui dit : « Monsieur, je pense que
Monsieur Levegh est mort ». Le directeur s’étonne et demande pourquoi.
Le commissaire de course lui répond : « parce que son cerveau est
encore dans le casque, Monsieur ».
Charles Faroux prend une
décision qui lui sera plus tard bien évidemment reprochée : la course
continue !
Les voitures endommagées sont
enlevées, et il n’y a plus de débris sur la piste pouvant mettre en danger les
pilotes.
Tandis que la voiture de
Levegh continue à se consumer et que les flammes sont visibles, les changements
de pilote se poursuivent comme si de rien n’était.
Le préfet Pierre Trouillé, en
poste depuis plus de quatre ans dans le département, n’intervient pas pour
faire interrompre la course. A l’époque, l’éthique entourant l’ordre public et
les nécessités des enquêtes judiciaire et administrative n’autorisent pas un
préfet ou un procureur de la République à interrompre une course, un spectacle,
une manifestation dès lors que la sécurité est immédiatement rétablie.
Les prises de risques s’enchaînent.
Les pilotes se relaient. Il y aura au total 39 abandons et seules 21 voitures
sur les 60 engagées termineront la course.
L’anglais Mike Hawthorn,
ancien pilote de Ferrari, gagne la course au volant de sa Jaguar Type D conçue
à Coventry. On peut le voir, fier, sourire après sa victoire, alors que Pierre
Levegh est mort, selon de nombreux témoins, par sa faute et que le public a été
décimé. C’est l’écœurement dans les stands et dans le public.
Quelques années plus tard, en
1959, Hawthorn, devenu champion du monde de Formule 1 sur Ferrari, connaîtra à
son tour une fin tragique en se tuant au volant après un pari idiot de
course-poursuite avec un ami directeur d’écurie. Il n’avait pas 30 ans. Triste
destin : son père était mort dans un accident de la route en 1954 !

À gauche les anciens panneaux de départ et de fin de course (musée des 24
heures à Le Mans). À droite une jaguar Type D identique (créée IA) à celle avec
laquelle Hawthorn a gagné la course de 1955. © Étienne Madranges
Le ministre de la Santé,
Bernard Lafay, se rend sur les lieux sans tarder, bientôt suivi par d’autres
membres du gouvernement. Le président de la République, René Coty, délègue son
attaché militaire qui vient en inspection.
Trois jours après le drame,
Charles Faroux déclare au journal « Le Monde » : « Malgré
l’horreur de la situation, je n’ai pas jugé que l’épreuve sportive dût être
interrompue. Même quand il arrive une catastrophe de cette ampleur funeste, la
rude loi du sport impose de continuer. D’autre part, la dislocation immédiate
du très important parc de voitures appartenant aux spectateurs aurait provoqué
un embouteillage tel sur les routes que les ambulances n’auraient plus pu
passer ».
La presse nationale et
internationale se déchaîne, en particulier pour dénoncer l’attitude du
vainqueur, Hawthorn, et celle du directeur de course. Le « Daily Herald »
anglais écrit : « Cette course macabre aurait dû être stoppée
immédiatement après la hideuse tragédie »*. L’ « Auto
Journal » de son côté se montre sévère : « La vérité sur
les 24 heures du Mans : crime sans châtiment, plus de 80 morts et la fête
continue ! »*. Le conseil des ministres annule toutes les autres
compétitions automobiles prévues en 1955.
En 1956, ce seront 600 000
personnes qui viendront voir la course des 24 heures : le double de
l’année précédente !
Le pilote argentin Juan
Manuel Fangio ne courra plus jamais les 24 heures du Mans. Et pendant plus de
50 ans, il n’y aura plus de Mercedes dans la course. La firme allemande ne
reviendra au Mans qu’en 1998.
L’instruction judiciaire
Le 11 juin, l’avocat général
Lécrivain, du parquet général d’Angers, et le procureur manceau Isidore Brunet se
transportent sur les lieux de l’accident. Ce sont des parquetiers expérimentés.
Auguste Lécrivain a été procureur à Provins et chef de cabinet du Garde des
Sceaux. Isidore Brunet a été procureur à Draguignan et avocat général à Aix-en
Provence. Nommé à Le Mans en 1950, âgé de 63 ans, il sait que c’est son dernier
poste (il prendra sa retraite en 1961).
Les magistrats ont du mal à
établir le nombre exact de victimes décédées. Certains évoquent le nombre de
84, d’autres de 82. Parmi les morts, plusieurs ne présentent aucune plaie mais
quatorze sont décapités. Il y a au moins 170 blessés dont certains sont atrocement
mutilés.
Le procureur Brunet ouvre
immédiatement une information judiciaire pour homicides involontaires et
blessures involontaires. Le juge d’instruction Zadoc-Kahn est désigné. Le
magistrat instructeur confie des investigations approfondies aux gendarmes. On
saisit les morceaux du véhicule accidenté, on analyse le carburant utilisé, on
entend d’innombrables témoins.
Le juge désigne quatre
experts, les spécialistes Verdier, Maruelle, Ducatel et Contet, et les réunit
lors d’une grande conférence en présence du procureur Brunet dans son bureau en
y convoquant Donald Healey, directeur de la firme Jaguar, et bien évidemment un
représentant de la firme Mercedes. Les experts ont pour mission de retracer les
différentes phases de l’accident, d’établir les éventuelles fautes de pilotage
des divers protagonistes, de s’interroger sur l’organisation matérielle du
circuit, d’analyser la conformité des mesures de sécurité avec la
règlementation en vigueur.
Le pilote Mike Hawthorn est
entendu par le magistrat et minimise sa responsabilité, affirmant avoir prévenu
d’un signe de la main qu’il allait freiner pour aller se ravitailler aux
stands. Une reconstitution est organisée sur les lieux du drame.
Le médecin-chef de la
clinique de Le Mans où ont été transportées les victimes rapporte que certains
morts n’ont aucune plaie comme si l’éclatement interne de leurs organes avait
été provoqué par une déflagration ou un effet de souffle. Un film amateur
réalisé par un spectateur est curieusement acheté rapidement par la firme
Jaguar.
Les experts s’intéressent au
carburant utilisé par les Allemands et à un lubrifiant d’adjonction utilisé par
Mercedes, hautement explosif, le trinitrate de méthyle. On en retrouve en effet
quelques traces sur le moteur de la Mercedes de Levegh, projeté à 103 mètres du
point d’impact, plus exactement dans les collecteurs d’échappement. Mais les
analyses ne prouvent rien, et les autres véhicules Mercedes, rentrés
précipitamment en Allemagne, ne peuvent être contrôlés. De toute façon, cet
additif n’est pas interdit par le règlement de la course.
Les experts observent que les
traces de freinage et les comportements des pilotes permettent de disculper
tant le vainqueur Hawthorn que feu Levegh. Le 10 novembre 1956, après plus d’un
an d’investigations, faute de pouvoir avec certitude désigner un ou des
responsable(s) de la tragédie, le juge d’instruction Georges Ralincourt ayant
succédé au juge Zadoc-Kahn rend une ordonnance de non-lieu sur les réquisitions
conformes du parquet.
Les motifs de cette
ordonnance évoquent les diverses pistes étudiées : « Attendu que
l’information n’a pas permis d’établir qu’il y ait eu une faute de conduite ou
de pilotage, ni infraction au code de la route, attendu qu’il résulte du
rapport des experts que ni la structure ni les éléments constitutifs de la
Mercedes n° 20 ne peuvent être incriminés ni retenus comme cause de l’accident
… qu’aucune faute ne peut être imputée aux organisateurs… qu’il n’y a pas de
charges suffisantes contre quiconque… vu l’article 128 du code d’instruction
criminelle… ».

Le circuit des 24 heures, ici en 2025, a été considérablement sécurisé à
plusieurs reprises depuis 1955. © Étienne Madranges
La raison d’État a-t-elle
prévalu, en raison de la nouvelle relation franco-allemande et de l’intégration
de l’Allemagne dans l’OTAN, et donc de considérations diplomatiques ? Il
faut préciser également que la quasi-totalité des dossiers des victimes ont
fait l’objet de transactions et dédommagements rapides par les assureurs. Certaines
pièces du dossier restent inaccessibles pour des motifs inconnus.
Cet accident qui demeure
incontestablement le plus grand drame survenu dans le sport automobile conserve
encore bien des zones de mystère. Mais le pouvoir d’attraction des 24 heures
est intact et plus que jamais populaire. Le mythe se perpétue…
Étienne
Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 260
* cité par Michel Bonté
dans son excellent ouvrage « 11 juin 1955 » (B.A. Editions)
10 empreintes d’histoire précédentes :
• 24 heures du Mans 1955 : 80 morts... pourquoi un non-lieu ? ;
• Pourquoi la plume de Pierre se Ronsard fut-elle confrontée à la plume du greffier ? ;
• A quel procès fut confronté un grand Français qui présida le Sénégal ? ;
• Quelle pucelle fut croquée par un greffier puis dévorée
par les flammes ? ;
• Pourquoi Honoré Daumier a-t-il été incarcéré par les juges qu'il allait honorer de son crayon ? ;
• Pourquoi l'amende jadis était-elle honorable ? ;
• Comment la scène du "Noli me tangere"
s'est-elle glissée dans les plis du droit contemporain ? ;
• Comment sont nés les P'tits Poulbots ? ;
• Pourquoi le peintre Utrillo, incarcéré à la Santé, n'a-t-il pas été condamné ? ;
• Fallait-il autoriser la réédition de "Mein kampf" ;