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24 heures du Mans 1955 : 80 morts... pourquoi un non-lieu ?

24 heures du Mans 1955 : 80 morts... pourquoi un non-lieu ?
Mercedes 300 SLR conduite au 24 heures du Mans de 1955 par Pierre Levegh (IA). (c) Étienne Madranges
Publié le 08/06/2025 à 07:00

EMPREINTES D'HISTOIRE. Samedi prochain 14 juin, 186 pilotes participeront à la 93ème édition des 24 Heures du Mans dans la Sarthe avec le retour des plus grands constructeurs en catégorie Hypercar : Aston Martin, Alpine, BMW, Cadillac, Ferrari, Peugeot, Porsche et Toyota. Il y a tout juste 70 ans, le 11 juin 1955, sur le parcours de 13,6 km du circuit historique des 24 heures, à 18h28 précises, une Mercedes 300 SL R percuta une Austin-Healey à plus de 200 km/h. Un accident effroyable se produisit. Notre chroniqueur revient sur cette course funeste.

En 1923, l’Automobile Club de l’Ouest désire encourager l’essor de l’industrie automobile et crée une compétition dans la Sarthe sur un circuit routier. Le caractère expérimental de cette compétition permet d’étudier l’aérodynamisme, les freins, les innovations techniques. Le Mans devient, avec Monaco et Indianapolis, l’une des trois courses automobiles les plus prestigieuses dans le monde.

Interrompue pendant la seconde guerre mondiale, la course reprend en 1949 après d’importants travaux nécessaires pour réparer les dégâts occasionnés par les bombardements. Les accidents n’épargnent pas le circuit mythique puisque 4 pilotes trouvent la mort entre 1949 et 1955. Les méchefs demeurent cependant rares. Les bolides sont de plus en plus rapides. Aussi, les organisateurs multiplient les mesures de sécurité.

En 1955, les journalistes sont invités à venir découvrir les améliorations du circuit. La course de juin s’annonce palpitante, avec en particulier un duel féroce entre Mercedes et Jaguar, sans oublier Porsche et Aston Martin. A la tête de l’Automobile Club de l’Ouest (ACO), organisateur historique de l’opération, le président Jean-Marie Lelièvre est en poste depuis quatre ans et se montre confiant.

La tragédie

Le samedi 15 juin 1955, devant 300 000 spectateurs, le départ en épi est donné aux pilotes qui courent vers les 60 voitures inscrites à cette 23ème édition des 24 heures pour parcourir plus de 4000 kilomètres sur le circuit inchangé depuis 1923.

Fangio prend quelques instants de retard en coinçant son pantalon dans le levier de vitesse de sa Mercedes.

Vers 18h, le duel entre Fangio et Howthorn est déjà à son paroxysme. La vitesse est excessive et tous les protagonistes roulent pied au plancher. Savourant cette course effrénée et palpitante, le public commence à monter sur les palissades, sur des sièges ou sur des échelles pour profiter du spectacle.

Il n’y a guère de protections autour du circuit. Les principaux aménagements sont des fascines constituées de fagots enterrés en partie, maintenus par des pieux.

Pierre Levegh a 49 ans. Il se retrouve mêlé au duo de tête. Trois ans plus tôt, il a failli gagner la course sur Talbot après avoir mené pendant plus de 23 heures. En ce mois de juin 1955, il est un remplaçant titularisé. Car sa voiture devait être pilotée par Hans Hermann mais celui-ci a eu un accident lors d’une course précédente. Mercedes, avec son modèle 300 SL R qui n’a jamais connu de défaillance mécanique, est la grande favorite malgré ses freins aérodynamiques et n’a qu’une seule concurrente valable : Jaguar, avec son modèle Type D, seul véhicule à avoir des freins à disque. Ces véhicules peuvent atteindre 300 km/h.

A la fin du 35ème tour, à proximité des stands, Levegh, gêné par une manœuvre totalement inappropriée de Hawthorn, percute à près de 280 km/h l’Austin-Healey de Lance Macklin qui devient un tremplin, et décolle littéralement. Sa Mercedes s’envole, retombe sur un talus, percute un muret et explose. Les éléments lourds du véhicule disloqué sont projetés sur les spectateurs.

On entend des explosions. Une intense fumée blanche se répand.

On dénombre au moins 80 morts et 178 blessés. Le plus jeune a 6 ans et 12 victimes ont moins de 20 ans. Des spectateurs sont démembrés et gravement mutilés ; des enfants hurlent. Les secours s’organisent. De nombreux spectateurs non touchés se présentent pour offrir leur sang.

L’écurie Mercedes retire immédiatement de la course son écurie au grand complet et retourne en Allemagne.

La course continue

Charles Faroux, cofondateur des 24 heures du Mans, est l’inamovible directeur de la course. Agé de 72 ans, cet ingénieur ancien élève de polytechnique, également journaliste, ancien champion du monde de billard, dirige chaque année la course depuis la première édition et réaffirme en permanence : « la course est immortelle ».

Un officiel lui apporte le casque de Pierre Levegh et lui dit : « Monsieur, je pense que Monsieur Levegh est mort ». Le directeur s’étonne et demande pourquoi. Le commissaire de course lui répond : « parce que son cerveau est encore dans le casque, Monsieur ».

Charles Faroux prend une décision qui lui sera plus tard bien évidemment reprochée : la course continue !

Les voitures endommagées sont enlevées, et il n’y a plus de débris sur la piste pouvant mettre en danger les pilotes.

Tandis que la voiture de Levegh continue à se consumer et que les flammes sont visibles, les changements de pilote se poursuivent comme si de rien n’était.

Le préfet Pierre Trouillé, en poste depuis plus de quatre ans dans le département, n’intervient pas pour faire interrompre la course. A l’époque, l’éthique entourant l’ordre public et les nécessités des enquêtes judiciaire et administrative n’autorisent pas un préfet ou un procureur de la République à interrompre une course, un spectacle, une manifestation dès lors que la sécurité est immédiatement rétablie.

Les prises de risques s’enchaînent. Les pilotes se relaient. Il y aura au total 39 abandons et seules 21 voitures sur les 60 engagées termineront la course.

L’anglais Mike Hawthorn, ancien pilote de Ferrari, gagne la course au volant de sa Jaguar Type D conçue à Coventry. On peut le voir, fier, sourire après sa victoire, alors que Pierre Levegh est mort, selon de nombreux témoins, par sa faute et que le public a été décimé. C’est l’écœurement dans les stands et dans le public.

Quelques années plus tard, en 1959, Hawthorn, devenu champion du monde de Formule 1 sur Ferrari, connaîtra à son tour une fin tragique en se tuant au volant après un pari idiot de course-poursuite avec un ami directeur d’écurie. Il n’avait pas 30 ans. Triste destin : son père était mort dans un accident de la route en 1954 !


À gauche les anciens panneaux de départ et de fin de course (musée des 24 heures à Le Mans). À droite une jaguar Type D identique (créée IA) à celle avec laquelle Hawthorn a gagné la course de 1955. © Étienne Madranges

Le ministre de la Santé, Bernard Lafay, se rend sur les lieux sans tarder, bientôt suivi par d’autres membres du gouvernement. Le président de la République, René Coty, délègue son attaché militaire qui vient en inspection.

Trois jours après le drame, Charles Faroux déclare au journal « Le Monde » : « Malgré l’horreur de la situation, je n’ai pas jugé que l’épreuve sportive dût être interrompue. Même quand il arrive une catastrophe de cette ampleur funeste, la rude loi du sport impose de continuer. D’autre part, la dislocation immédiate du très important parc de voitures appartenant aux spectateurs aurait provoqué un embouteillage tel sur les routes que les ambulances n’auraient plus pu passer ».

La presse nationale et internationale se déchaîne, en particulier pour dénoncer l’attitude du vainqueur, Hawthorn, et celle du directeur de course. Le « Daily Herald » anglais écrit : « Cette course macabre aurait dû être stoppée immédiatement après la hideuse tragédie »*. L’ « Auto Journal » de son côté se montre sévère : « La vérité sur les 24 heures du Mans : crime sans châtiment, plus de 80 morts et la fête continue ! »*. Le conseil des ministres annule toutes les autres compétitions automobiles prévues en 1955.

En 1956, ce seront 600 000 personnes qui viendront voir la course des 24 heures : le double de l’année précédente !

Le pilote argentin Juan Manuel Fangio ne courra plus jamais les 24 heures du Mans. Et pendant plus de 50 ans, il n’y aura plus de Mercedes dans la course. La firme allemande ne reviendra au Mans qu’en 1998.

L’instruction judiciaire

Le 11 juin, l’avocat général Lécrivain, du parquet général d’Angers, et le procureur manceau Isidore Brunet se transportent sur les lieux de l’accident. Ce sont des parquetiers expérimentés. Auguste Lécrivain a été procureur à Provins et chef de cabinet du Garde des Sceaux. Isidore Brunet a été procureur à Draguignan et avocat général à Aix-en Provence. Nommé à Le Mans en 1950, âgé de 63 ans, il sait que c’est son dernier poste (il prendra sa retraite en 1961).

Les magistrats ont du mal à établir le nombre exact de victimes décédées. Certains évoquent le nombre de 84, d’autres de 82. Parmi les morts, plusieurs ne présentent aucune plaie mais quatorze sont décapités. Il y a au moins 170 blessés dont certains sont atrocement mutilés.

Le procureur Brunet ouvre immédiatement une information judiciaire pour homicides involontaires et blessures involontaires. Le juge d’instruction Zadoc-Kahn est désigné. Le magistrat instructeur confie des investigations approfondies aux gendarmes. On saisit les morceaux du véhicule accidenté, on analyse le carburant utilisé, on entend d’innombrables témoins.

Le juge désigne quatre experts, les spécialistes Verdier, Maruelle, Ducatel et Contet, et les réunit lors d’une grande conférence en présence du procureur Brunet dans son bureau en y convoquant Donald Healey, directeur de la firme Jaguar, et bien évidemment un représentant de la firme Mercedes. Les experts ont pour mission de retracer les différentes phases de l’accident, d’établir les éventuelles fautes de pilotage des divers protagonistes, de s’interroger sur l’organisation matérielle du circuit, d’analyser la conformité des mesures de sécurité avec la règlementation en vigueur.

Le pilote Mike Hawthorn est entendu par le magistrat et minimise sa responsabilité, affirmant avoir prévenu d’un signe de la main qu’il allait freiner pour aller se ravitailler aux stands. Une reconstitution est organisée sur les lieux du drame.

Le médecin-chef de la clinique de Le Mans où ont été transportées les victimes rapporte que certains morts n’ont aucune plaie comme si l’éclatement interne de leurs organes avait été provoqué par une déflagration ou un effet de souffle. Un film amateur réalisé par un spectateur est curieusement acheté rapidement par la firme Jaguar.

Les experts s’intéressent au carburant utilisé par les Allemands et à un lubrifiant d’adjonction utilisé par Mercedes, hautement explosif, le trinitrate de méthyle. On en retrouve en effet quelques traces sur le moteur de la Mercedes de Levegh, projeté à 103 mètres du point d’impact, plus exactement dans les collecteurs d’échappement. Mais les analyses ne prouvent rien, et les autres véhicules Mercedes, rentrés précipitamment en Allemagne, ne peuvent être contrôlés. De toute façon, cet additif n’est pas interdit par le règlement de la course.

Les experts observent que les traces de freinage et les comportements des pilotes permettent de disculper tant le vainqueur Hawthorn que feu Levegh. Le 10 novembre 1956, après plus d’un an d’investigations, faute de pouvoir avec certitude désigner un ou des responsable(s) de la tragédie, le juge d’instruction Georges Ralincourt ayant succédé au juge Zadoc-Kahn rend une ordonnance de non-lieu sur les réquisitions conformes du parquet.

Les motifs de cette ordonnance évoquent les diverses pistes étudiées : « Attendu que l’information n’a pas permis d’établir qu’il y ait eu une faute de conduite ou de pilotage, ni infraction au code de la route, attendu qu’il résulte du rapport des experts que ni la structure ni les éléments constitutifs de la Mercedes n° 20 ne peuvent être incriminés ni retenus comme cause de l’accident … qu’aucune faute ne peut être imputée aux organisateurs… qu’il n’y a pas de charges suffisantes contre quiconque… vu l’article 128 du code d’instruction criminelle… ».


Le circuit des 24 heures, ici en 2025, a été considérablement sécurisé à plusieurs reprises depuis 1955. © Étienne Madranges

La raison d’État a-t-elle prévalu, en raison de la nouvelle relation franco-allemande et de l’intégration de l’Allemagne dans l’OTAN, et donc de considérations diplomatiques ? Il faut préciser également que la quasi-totalité des dossiers des victimes ont fait l’objet de transactions et dédommagements rapides par les assureurs. Certaines pièces du dossier restent inaccessibles pour des motifs inconnus.

Cet accident qui demeure incontestablement le plus grand drame survenu dans le sport automobile conserve encore bien des zones de mystère. Mais le pouvoir d’attraction des 24 heures est intact et plus que jamais populaire. Le mythe se perpétue…

Étienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 260

* cité par Michel Bonté dans son excellent ouvrage « 11 juin 1955 » (B.A. Editions)

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1 commentaire
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legret
- il y a 8 heures
bonjour depuis très longtemps je voulais parler de cet accident car je connais en réalité le pourquoi de ce drame je me tiens a votre disposition si vous voulez des détails

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