Au
sortir de la Deuxième Guerre mondiale, la phase de l’épuration laisse de
sinistres souvenirs encore présents aujourd’hui dans la mémoire des familles
françaises. Dans son « Histoire de l’épuration », Bénédicte Vergez-Chaignon évoque cette période en s’appuyant sur les documents qui en témoignent.
Tout
récemment, a été célébré le quatre-vingtième anniversaire du débarquement de
Provence qui est intervenu le 15 août 1944. Cette commémoration a porté une
lumière vive sur la Libération de la France – période riche en événements et en
turbulences, et parfois source de controverses passionnelles. Au cœur de cet
épisode historique de la Libération figure bien évidemment l’épuration qui
avait pour objectif de punir tous ceux qui étaient impliqués dans la
Collaboration avec l’occupant nazi et notamment les personnes qui avaient
participé au régime de Vichy. Or, vient juste de reparaître une nouvelle
édition d’une très intéressante et volumineuse, « Histoire de l’épuration »,
écrite d’une plume alerte par Bénédicte Vergez-Chaignon[1], une historienne
spécialiste de cette période et à qui l’on doit notamment des biographies de
Jean Moulin et Pétain. Cet ouvrage, alors même que l’épuration a fait l’objet
d’appréciations contradictoires, tente de poser sur celle-ci un regard nuancé
et serein.
L’auteur
montre du reste que cette épuration n’a pas surgi en 1944, mais est née durant
l’Occupation, sous-tendue par la volonté de punir les traîtres.
Même si
certains historiens mettent en exergue les nombreuses lacunes de l’épuration[2], cet ouvrage précise que,
bien que perfectible, celle-ci eut un champ relativement large puisqu’elle
concerna directement 300 000 personnes. L’auteur qui s’appuie sur une très
abondante bibliographie, souligne la richesse des archives concernant ces événements
historiques. Elle explore en détail les aspects multiformes de cette épuration
: notamment l’épuration économique et professionnelle qui avait pour objectif,
entre autres choses, de purifier l’administration et de punir les auteurs de
spoliations antisémites, et l’épuration judiciaire qui avait vocation à
sanctionner, dans le cadre de juridictions répressives, les collaborateurs de
tous ordres. Sans doute est-ce cette dernière qui, dans ce dense ouvrage sur
l’épuration, m’a paru la plus intéressante. Elle a été opérée essentiellement
grâce aux cours de justice et à la Haute Cour de justice qui quant à elle avait
pour mission de juger les dirigeants les plus importants du régime de Vichy.
L’auteur
s’attache à porter un regard empreint d’une juste distance sur cette nécessaire
épuration. Elle n’hésite pas à en montrer les faiblesses, notamment en pointant
les dysfonctionnements des cours de justice qui eurent un bilan mitigé et dont
les procédures d’instruction étaient souvent bâclées et expéditives.
Cet
ouvrage historique présente aussi l’intérêt de fourmiller d’une multitude
d’évocations de faits vrais sur cette période noire qui montrent l’ignominie de
certains collaborateurs qui, même détenus et accusés, eurent des comportements
méprisables et pénalement répréhensibles. Ainsi de cet ancien inspecteur des
Renseignements généraux qui avait procédé à l’arrestation zélée des Juifs et à
l’extorsion de fonds. Alors même que ses victimes sont encore déportées, il
demande à sa femme de soudoyer les quelques témoins à charge en utilisant les
sommes provenant de ses prévarications à hauteur de 18.000 Francs (20.000
euros).
S’agissant
de la question déterminante de l’administration de la preuve, l’auteur montre
qu’en ce qui concerne les personnes appartenant au monde de la presse et
soupçonnées de Collaboration, il était aisé pour les magistrats d’obtenir des
preuves qui du reste émanaient des accusés eux-mêmes. Elle écrit à ce sujet : «
Le journaliste qui n’a cessé depuis 1940 de publier des articles louant la
collaboration ou le maréchal Pétain, vantant les merveilles du Reich honnissant
les gaullistes traîtres ou vouant au poteau les terroristes communistes, a bâti
contre lui-même son dossier à charge, exactement comme l’avaient prédit les
résistants dans la clandestinité. Moyennant une paire de ciseaux, du papier et
une machine à écrire, l’accusation est toute faite.[3] »
L’auteur
consacre aussi des pages denses au procès de Pétain devant la Haute Cour de
justice[4]. Cette historienne montre la
déception de la presse de voir un procès qui se concentre sur l’armistice et
n’examine pas de manière approfondie les lois voulues par Pétain et les
victimes qu’il a livrées aux nazis, donc ce qui s’est passé entre l’armistice
et la Libération. Cet homme clef du régime de Vichy sera finalement condamné à
mort pour intelligence avec l’ennemi et atteinte à la sûreté intérieure de
l’État. Toutefois, la Haute Cour de justice émet simultanément le vœu que cette
condamnation ne soit pas exécutée en raison du grand âge du condamné. On sait
que de Gaulle, alors chef du gouvernement provisoire, décida de commuer la
peine de mort prononcée contre Pétain en prison à vie.
Quant à
Joseph Darnand, le chef de la Milice de sinistre mémoire qui se rendit coupable
de nombreuses exactions contre les Juifs, il fut jugé en cinq heures et
condamné à mort. Il sera exécuté une semaine plus tard.
S’agissant
de Pierre Laval, maître d’œuvre de tout premier plan de la Collaboration à la
tête du gouvernement de Vichy qui avait souhaité la victoire de l’Allemagne
nazie, l’auteur souligne à quel point il est haï dans l’ensemble du pays :
« En 1945, l’ancien chef du gouvernement est encore l’un des hommes les plus
détestés de France. Il passe pour le grand coupable des abaissements et des
maux du pays : choix de la collaboration et son cortège de compromissions,
tentation de la collaboration militaire, STO, réquisitions, emprise
policière... Tous les bords s’accordent sur son cas. Les résistants bien sûr,
les requis du STO et leurs familles, les français de toute obédience politique,
jusqu’aux maréchalistes ou aux épurés, qui voient dans l’ancien chef du
gouvernement le bouc émissaire idéal et ne sont pas les derniers à l’accabler
pour se blanchir[5]
».
Pour
autant, dans un souci louable d’objectivité, Bénédicte Vergez-Chaignon montre
que ce procès n’a pas satisfait aux exigences d’un procès équitable lorsqu’elle
évoque les jurés qui interrompent les avocats de Laval lors de leurs rares
interventions, menacent ou injurient l’accusé. En méconnaissance patente de
toute exigence d’impartialité, des jurés lancent à Laval : « C’est vous le
provocateur ! Salaud ! Douze balles ! Il n’a jamais changé [6] ».
On songe
alors à François Mauriac qui, si justement lors de l’épuration, souhaitant
éviter que les juridictions répressives ne se laissent glisser sur le terrain
de la passion et de la vengeance, plaidait pour une justice sereine qui récuse
la loi du Talion [7].
En
conclusion de son ouvrage, l’auteur nous livre une appréciation nuancée de
cette épuration, certes très perfectible et lacunaire, en écrivant : «
L’épuration n’a pas seulement châtié la collaboration au cas par cas. Elle en a
dessiné les contours, elle a contribué à la définir, à la stigmatiser dans
toutes ses dimensions. Elle l’a préservée et la restitue pour l’avenir. Elle a
montré les crimes, parfois mal, parfois à son insu. Mais elle a pris le risque
démocratique de nous léguer la possibilité de les examiner à notre tour [8].
»
Au total
cette étude approfondie de l’histoire de l’épuration par la richesse de ses
sources, par son style limpide, et par son souci constant d’objectivité ne
manquera pas d’intéresser tous ceux qui portent un intérêt marqué à cette phase
si complexe, importante et passionnelle de notre histoire que fut l’épuration.
Yves Benhamou
Président de chambre à la Cour d’appel de Douai
Historien de la justice
[1] B.
Vergez-Chaignon, Histoire de l’épuration, coll. Texto, éd. Tallandier, 2024,
875 pages.
[2]
Voir notamment en ce sens Annie Lacroix-Riz, La non épuration en France - De
1943 à 1950, éd. Armand Colin, 2019.
[3]
B. Vergez-Chaignon, Histoire de l’épuration, op. cit, pp. 556-557.
[4]
Voir à ce sujet Y. Benhamou, Un historien tente de « radiographier » le procès
Pétain, édition numérique du Journal Spécial des Sociétés, 14 avril 2024.
[5]
B. Vergez-Chaignon, Histoire de l’épuration, op.cit, p 725.
[6] Cité
in B. Vergez-Chaignon, Histoire de l’épuration, op. cit, p. 729.
[7]
Voir à ce sujet Y. Benhamou, Le plaidoyer passionné de François Mauriac pour
l’humanité des juges, Journal Spécial des Sociétés, 12 octobre 2022, p. 28.
[8]
B. Vergez-Chaignon, Histoire de l’épuration, op.cit, p. 837.