CULTURE

AU FIL DES PAGES. Un regard lucide sur l'épuration

AU FIL DES PAGES. Un regard lucide sur l'épuration
Philippe Pétain D.R.
Publié le 24/08/2024 à 07:00
Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, la phase de l’épuration laisse de sinistres souvenirs encore présents aujourd’hui dans la mémoire des familles françaises. Dans son « Histoire de l’épuration », Bénédicte Vergez-Chaignon évoque cette période en s’appuyant sur les documents qui en témoignent.

Tout récemment, a été célébré le quatre-vingtième anniversaire du débarquement de Provence qui est intervenu le 15 août 1944. Cette commémoration a porté une lumière vive sur la Libération de la France – période riche en événements et en turbulences, et parfois source de controverses passionnelles. Au cœur de cet épisode historique de la Libération figure bien évidemment l’épuration qui avait pour objectif de punir tous ceux qui étaient impliqués dans la Collaboration avec l’occupant nazi et notamment les personnes qui avaient participé au régime de Vichy. Or, vient juste de reparaître une nouvelle édition d’une très intéressante et volumineuse, « Histoire de l’épuration », écrite d’une plume alerte par Bénédicte Vergez-Chaignon[1], une historienne spécialiste de cette période et à qui l’on doit notamment des biographies de Jean Moulin et Pétain. Cet ouvrage, alors même que l’épuration a fait l’objet d’appréciations contradictoires, tente de poser sur celle-ci un regard nuancé et serein.

L’auteur montre du reste que cette épuration n’a pas surgi en 1944, mais est née durant l’Occupation, sous-tendue par la volonté de punir les traîtres.

Même si certains historiens mettent en exergue les nombreuses lacunes de l’épuration[2], cet ouvrage précise que, bien que perfectible, celle-ci eut un champ relativement large puisqu’elle concerna directement 300 000 personnes. L’auteur qui s’appuie sur une très abondante bibliographie, souligne la richesse des archives concernant ces événements historiques. Elle explore en détail les aspects multiformes de cette épuration : notamment l’épuration économique et professionnelle qui avait pour objectif, entre autres choses, de purifier l’administration et de punir les auteurs de spoliations antisémites, et l’épuration judiciaire qui avait vocation à sanctionner, dans le cadre de juridictions répressives, les collaborateurs de tous ordres. Sans doute est-ce cette dernière qui, dans ce dense ouvrage sur l’épuration, m’a paru la plus intéressante. Elle a été opérée essentiellement grâce aux cours de justice et à la Haute Cour de justice qui quant à elle avait pour mission de juger les dirigeants les plus importants du régime de Vichy.

L’auteur s’attache à porter un regard empreint d’une juste distance sur cette nécessaire épuration. Elle n’hésite pas à en montrer les faiblesses, notamment en pointant les dysfonctionnements des cours de justice qui eurent un bilan mitigé et dont les procédures d’instruction étaient souvent bâclées et expéditives.

Cet ouvrage historique présente aussi l’intérêt de fourmiller d’une multitude d’évocations de faits vrais sur cette période noire qui montrent l’ignominie de certains collaborateurs qui, même détenus et accusés, eurent des comportements méprisables et pénalement répréhensibles. Ainsi de cet ancien inspecteur des Renseignements généraux qui avait procédé à l’arrestation zélée des Juifs et à l’extorsion de fonds. Alors même que ses victimes sont encore déportées, il demande à sa femme de soudoyer les quelques témoins à charge en utilisant les sommes provenant de ses prévarications à hauteur de 18.000 Francs (20.000 euros).

S’agissant de la question déterminante de l’administration de la preuve, l’auteur montre qu’en ce qui concerne les personnes appartenant au monde de la presse et soupçonnées de Collaboration, il était aisé pour les magistrats d’obtenir des preuves qui du reste émanaient des accusés eux-mêmes. Elle écrit à ce sujet : « Le journaliste qui n’a cessé depuis 1940 de publier des articles louant la collaboration ou le maréchal Pétain, vantant les merveilles du Reich honnissant les gaullistes traîtres ou vouant au poteau les terroristes communistes, a bâti contre lui-même son dossier à charge, exactement comme l’avaient prédit les résistants dans la clandestinité. Moyennant une paire de ciseaux, du papier et une machine à écrire, l’accusation est toute faite.[3] »

L’auteur consacre aussi des pages denses au procès de Pétain devant la Haute Cour de justice[4]. Cette historienne montre la déception de la presse de voir un procès qui se concentre sur l’armistice et n’examine pas de manière approfondie les lois voulues par Pétain et les victimes qu’il a livrées aux nazis, donc ce qui s’est passé entre l’armistice et la Libération. Cet homme clef du régime de Vichy sera finalement condamné à mort pour intelligence avec l’ennemi et atteinte à la sûreté intérieure de l’État. Toutefois, la Haute Cour de justice émet simultanément le vœu que cette condamnation ne soit pas exécutée en raison du grand âge du condamné. On sait que de Gaulle, alors chef du gouvernement provisoire, décida de commuer la peine de mort prononcée contre Pétain en prison à vie.

Quant à Joseph Darnand, le chef de la Milice de sinistre mémoire qui se rendit coupable de nombreuses exactions contre les Juifs, il fut jugé en cinq heures et condamné à mort. Il sera exécuté une semaine plus tard.

S’agissant de Pierre Laval, maître d’œuvre de tout premier plan de la Collaboration à la tête du gouvernement de Vichy qui avait souhaité la victoire de l’Allemagne nazie, l’auteur souligne à quel point il est haï dans l’ensemble du pays : « En 1945, l’ancien chef du gouvernement est encore l’un des hommes les plus détestés de France. Il passe pour le grand coupable des abaissements et des maux du pays : choix de la collaboration et son cortège de compromissions, tentation de la collaboration militaire, STO, réquisitions, emprise policière... Tous les bords s’accordent sur son cas. Les résistants bien sûr, les requis du STO et leurs familles, les français de toute obédience politique, jusqu’aux maréchalistes ou aux épurés, qui voient dans l’ancien chef du gouvernement le bouc émissaire idéal et ne sont pas les derniers à l’accabler pour se blanchir[5] ».

Pour autant, dans un souci louable d’objectivité, Bénédicte Vergez-Chaignon montre que ce procès n’a pas satisfait aux exigences d’un procès équitable lorsqu’elle évoque les jurés qui interrompent les avocats de Laval lors de leurs rares interventions, menacent ou injurient l’accusé. En méconnaissance patente de toute exigence d’impartialité, des jurés lancent à Laval : « C’est vous le provocateur ! Salaud ! Douze balles ! Il n’a jamais changé [6] ».

On songe alors à François Mauriac qui, si justement lors de l’épuration, souhaitant éviter que les juridictions répressives ne se laissent glisser sur le terrain de la passion et de la vengeance, plaidait pour une justice sereine qui récuse la loi du Talion [7].

En conclusion de son ouvrage, l’auteur nous livre une appréciation nuancée de cette épuration, certes très perfectible et lacunaire, en écrivant : « L’épuration n’a pas seulement châtié la collaboration au cas par cas. Elle en a dessiné les contours, elle a contribué à la définir, à la stigmatiser dans toutes ses dimensions. Elle l’a préservée et la restitue pour l’avenir. Elle a montré les crimes, parfois mal, parfois à son insu. Mais elle a pris le risque démocratique de nous léguer la possibilité de les examiner à notre tour [8]. »

Au total cette étude approfondie de l’histoire de l’épuration par la richesse de ses sources, par son style limpide, et par son souci constant d’objectivité ne manquera pas d’intéresser tous ceux qui portent un intérêt marqué à cette phase si complexe, importante et passionnelle de notre histoire que fut l’épuration.

Yves Benhamou
Président de chambre à la Cour d’appel de Douai
Historien de la justice


[1] B. Vergez-Chaignon, Histoire de l’épuration, coll. Texto, éd. Tallandier, 2024, 875 pages.
[2] Voir notamment en ce sens Annie Lacroix-Riz, La non épuration en France - De 1943 à 1950, éd. Armand Colin, 2019.
[3] B. Vergez-Chaignon, Histoire de l’épuration, op. cit, pp. 556-557.
[4] Voir à ce sujet Y. Benhamou, Un historien tente de « radiographier » le procès Pétain, édition numérique du Journal Spécial des Sociétés, 14 avril 2024.
[5] B. Vergez-Chaignon, Histoire de l’épuration, op.cit, p 725.
[6] Cité in B. Vergez-Chaignon, Histoire de l’épuration, op. cit, p. 729.
[7] Voir à ce sujet Y. Benhamou, Le plaidoyer passionné de François Mauriac pour l’humanité des juges, Journal Spécial des Sociétés, 12 octobre 2022, p. 28.
[8] B. Vergez-Chaignon, Histoire de l’épuration, op.cit, p. 837.

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