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EMPREINTES D'HISTOIRE. Condamné à une peine d'emprisonnement pour avoir écrit Manon Lescaut, l'abbé Prévost a-t-il été autopsié de son vivant ?

EMPREINTES D'HISTOIRE. Condamné à une peine d'emprisonnement pour avoir écrit Manon Lescaut, l'abbé Prévost a-t-il été autopsié de son vivant ?
L'abbé Prévost, gravure de Georg schmidt (DR)
Publié le 05/05/2024 à 07:00
Le roman « Manon Lescaut » fait partie de ces chefs d’œuvre de la littérature française qui, avec « Mignonne allons voir si la rose » de Ronsard, « La Princesse de Clèves » de Madame de Lafayette, « Les misérables » de Victor Hugo et quelques autres ouvrages ont enchanté ou fait transpirer des générations d’élèves. Étienne Madranges, de retour des Pays-Bas, évoque ici son auteur, l’abbé Prévost, un grand écrivain mais un bien curieux ecclésiastique poursuivi par la justice qui s’est parfois réfugié en Hollande.

Antoine-François Prévost naît en 1697 au cœur de l’Artois, un 1er avril*… près de la Canche, un fleuve riche en poissons migrateurs. Plus précisément à Hesdin, ville de bailliage, ancienne cité fortifiée par Charles Quint, devenue définitivement française en 1659 lors du Traité des Pyrénées. Il est baptisé le jour même.

Fils de procureur, vicaire intérimaire, mousquetaire éphémère…

Son père, avocat au Parlement et procureur du roi, travaille au bailliage royal de Hesdin (illustration ci-après) et y entre chaque jour par la porte située à gauche de la bretèche. Il n’a pas de titre de noblesse, raison pour laquelle Antoine-François se fera appeler Prévost d’Exiles, en particulier lorsqu’il se réfugiera en Angleterre.


L’hôtel de ville de Hesdin (Pas-de-Calais), construit de 1563 à 1575 à l’initiative de Charles Quint, et sa célèbre bretèche (également appelée bertèque en picard) édifiée en 1629 destinée à la proclamation des sentences et décisions publiques © Étienne Madranges

Le jeune Prévost fait un premier noviciat chez les jésuites, étudie la grammaire et la rhétorique, entreprend une carrière militaire d’officier et fait un second noviciat chez les jésuites. Il cherche manifestement sa voie, alternant des périodes religieuses, des voyages et des périodes militaires. Il revêt l’habit monastique et reçoit la tonsure en devenant moine bénédictin en 1720, prononçant ses vœux en 1721.

Il rédige ses premiers manuscrits.

Les règles de l’Ordre de Saint Benoît ne lui conviennent guère… obéir, porter une robe de bure… chasteté, pauvreté… Voltaire, auquel il demandera un prêt (qui sera refusé) le plaindra d’avoir accepté la tonsure. En 1726, quittant le clergé régulier pour le clergé séculier, il se fait ordonner prêtre. Sa vie prend dès lors une tournure aventureuse : voyages en Angleterre et en Hollande, fuites, femmes, arrestations, publications s’enchaînent.

En Hollande, l’abbé écrit Manon Lescaut, roman d’amour ancré dans le XVIIIe siècle

Il se rend en Hollande. Il y découvre des éditeurs prospères mais aussi des centaines de moulins, qui sont autant d’éphélides animées dans le paysage batave… et les tulipes. Car la tulipe est un symbole fort en Hollande depuis le début du XVIIe siècle où les horticulteurs ont créé de multiples variétés de cette plante à bulbe, faisant du marché de la tulipe un négoce semblable au marché de l’art. L’apparition en 1635, au milieu du « siècle d’or » des Provinces-Unies d’une véritable spéculation sur certaines tulipes valant des fortunes, a provoqué un désastre. Une bulle spéculative a éclaté en 1637, entraînant des faillites et un retour à la raison des détenteurs et vendeurs de bulbes.


Champ de tulipes à Lisse en Hollande © Étienne Madranges


Le parc floral de Keukenhof à Lisse en Hollande, ici photographié en avril 2024, est le plus beau conservatoire mondial des tulipes © Étienne Madranges

On ne sait pas si Prévost offre des fleurs pour séduire les femmes. Mais il séduit. Momentanément défroqué, il écrit, traduit, emprunte. Objet d’une faillite, ses meubles sont vendus. Âgé de 34 ans, il écrit son chef d’œuvre.

Rencontre, fuite, meurtre, retrouvailles, caresses, jalousie, tromperie, arrestation… C’est en 1731 que l’abbé Prévost commet le dernier tome d’un ensemble intitulé « Mémoires et aventures d’un homme de qualité ». Son titre complet est « Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut ».

Deux personnages principaux s’y rencontrent, s’aiment, se séparent, se retrouvent : d’une part Manon Lescaut, jeune femme belle et séduisante, vulnérable et rusée, douce et capricieuse, aimant le confort, tentée et tentatrice, d’autre part le chevalier des Grieux, jeune homme de bonne famille, idéaliste, aveuglé par la passion au point d’abandonner études et parents.

Des thèmes multiples s’y s’entrelacent, tels l’amour et ses excès, la morale et l’immoralité, la corruption, les épreuves de la vie, l’innocence, la tentation, la prostitution, les situations périlleuses, les efforts, la fatalité, les choix impulsifs, les sacrifices, la recherche du plaisir et la satisfaction des désirs.

L’auteur impose une issue tragique à la fin d’innombrables épreuves avec la mort de l’héroïne déportée en Louisiane et le désespoir du héros, éperdument amoureux mais définitivement seul. L’émotion s’empare du lecteur !

Flaubert sera séduit : « Ce qu’il y a de fort dans Manon Lescaut, c’est le souffle sentimental, la naïveté de la passion qui rend les deux héros si vrais, si sympathiques, si honorables quoiqu’ils soient des fripons. C’est un grand cri du cœur, ce livre ; la composition en est fort habile, quel ton d’excellente compagnie ! ». Et Alfred de Musset évoquera Manon, « si vivante et si vraiment humaine, véritable sirène, cœur trois fois féminin… ».

De nombreux historiens et commentateurs voient dans ce roman de forts éléments autobiographiques.

Prévost et les prévôts…

L’abbé, au long de sa vie de débauche, de dettes et d’aventures, est confronté à la justice à plusieurs reprises. Le 6 novembre 1728, un lieutenant de police actionné par le supérieur général de l’abbé, Dom Thiébault, délivre un mandat d’arrêt contre Prévost Antoine-François, « homme d’une taille médiocre, blond, yeux bleus et bien fendus, teint vermeil, visage plein ». Prévost échappe aux recherches.

Alors qu’il se trouve à Londres, Prévost est brièvement incarcéré le 13 décembre 1733 à la prison Gatehouse pour avoir établi un faux billet à ordre après avoir séduit la fille de son protecteur.

La publication de Manon Lescaut scandalise le clergé et les juges du Parlement qui ordonnent sa saisie afin que tous les exemplaires soient brulés. L’abbé Prévost est condamné à une peine d’emprisonnement qu’il n’effectue pas, acceptant de modifier la version initiale.

Il a quelques autres soucis mais finit par s’assagir quand il entre au service du prince de Conti dont il devient l’aumônier, inaugurant son service par ce dialogue savoureux : « Monseigneur, je n’ai jamais dit la messe », annonce-t-il au prince… « Cela ne fait rien, moi je ne l’entends jamais », répond l’aristocrate.

Un mort autopsié vivant ?

Bien qu’egrotant, il continue à écrire et retrouve une foi intense. Il est victime d’une rupture d’anévrisme le 25 novembre 1763 et s’effondre dans un chemin forestier. On le transporte au presbytère de Courteuil, village situé entre Senlis et Chantilly. Le curé fait déposer son corps dans la soirée dans l’église voisine. Le lendemain 26 novembre, un juge ordonne une autopsie.

Au XVIIIe siècle, les autopsies ont un aspect un peu rustique, comme Rembrandt le révélait au siècle précédent dans sa toile « La leçon d’anatomie du docteur Tulp », une œuvre majeure du peintre néerlandais que Prévost avait pu admirer en Hollande.


La leçon d’anatomie du docteur Tulp, tableau de Rembrandt, 1632, ici reproduit en partie, exposé au musée Mauritshuis à La Haye (Hollande) © Étienne Madranges


Une légende se construit autour de sa mort. Pendant des années, on raconte qu’un chirurgien est réveillé et se rend d’urgence sur place car il faut constater officiellement le décès et éliminer toute cause suspecte, criminelle par exemple. Le chirurgien utilise son scalpel et commence son autopsie, ouvrant le ventre. L’abbé, non encore mort, se redresse…puis s’affaisse. Le chirurgien recoud en vitesse. Mais occis par le scalpel, l’abbé rend définitivement l’âme. Cette légende alimente toutes les gazettes pendant des décennies.

Le quotidien « Le réveil » du 18 juin 1884, rendant compte de la création par Jules Massenet de l’opéra « Manon » inspiré du livre de Prévost et évoquant l’écrivain rapporte ainsi l’anecdote : « Sa fin fut tragique. Une attaque d’apoplexie le terrassa… Chose horrible, l’abbé Prévost dont le décès venait d’être dûment constaté, n’était pas mort ! Quand on procéda à l’autopsie de son corps, au premier coup de scalpel, le prétendu cadavre se dressa et un témoin oculaire a raconté sa terreur en entendant le cri du malheureux qui n’était pas mort et qui glaça d’effroi tous les assistants. Mais le coup porté était mortel… ».

Le journal culturel « Comœdia » du 20 juin 1924, relatant l’inauguration d’une plaque commémorative sur les lieux du décès de Prévost, évoque, lui aussi, à sa façon le décès : « Un jour qu’il rentre seul par la forêt, il tombe ici même frappé d’apoplexie. Des paysans le trouvent inanimé au pied d’un arbre. On croit à un meurtre : la justice intervient et ordonne une autopsie. Le praticien chargé d’y procéder plonge son bistouri dans les entrailles de l’abbé Prévost, qui n’était pas mort… Un grand cri !... C’en est fait !… il expire sur le champ, tué par la médecine ».

On trouve même dans le Journal Officiel du 24 juin 1930 (Annexes) une proposition de résolution tendant, devant la crainte d’être enterré vivant, à réglementer la vérification des causes de décès l’affirmation suivante écrite par des parlementaires : « … Rappelons les cas indéniables les plus rapprochés dont certains sont historiques : l’abbé Prévost se réveillant sous le scalpel du chirurgien qui pratiquait son autopsie… ».

C’est la lecture attentive du procès-verbal d’autopsie** publié le 22 mars 1786, 23 ans après le décès, mis en lumière dans un ouvrage consacré en 1896 par Henry Harrisse à l’abbé, ignoré à l’évidence par les auteurs des textes sus-cités, qui apporte la vérité : « … le juge Regnard fit enlever de l’église le corps de M. Prévost mort dès la veille, et fit procéder dans la maison d’un particulier à l’ouverture du cadavre…L’on trouva dans la poitrine un épanchement très abondant de sang causé par la rupture de l’aorte…. Cette quantité de sang annonça la vraie cause de la mort subite de l’abbé Prévost dont la vie ne pouvoit résister au coup qui le frappa ».

L’Abbé Prévost ? Un romancier dont la vie fut un véritable roman. Portant tantôt la soutane tantôt l’épée, traducteur pour des raisons alimentaires, aventurier impécunieux parcourant les marais hollandais et affrontant les brumes anglaises, vagabond souvent indécis, être tourmenté et indiscipliné résistant aux tracas judiciaires, conteur passionné, narrateur romantique, il continue à séduire par son écriture éblouissante.

Étienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 222

* Un autre grand auteur français, Edmond Rostand, est né un 1er avril, en 186
** cité par Jean Sgard dans son excellent ouvrage « Vie de Prévost » (Ed. Harmann 2013) publié à Laval (Québec) en 2006


Les 10 empreintes d’histoire précédentes :


• Condamné à une peine d'emprisonnement pour avoir écrit Manon Lescaut, l'abbé Prévost a-t-il été autopsié de son vivant ? ;

• La Recevresse d'Avioth a-t-elle été un tribunal prévôtal ? ;

 Quel avocat portant le kilt, baronnet adepte du tartan, fut le père du romantisme écossais ?  ;

 Quelles sont les curiosités de la salle d'audience de la chambre commerciale de la Cour de cassation ? ;

• Pourquoi Jules Verne se trouve-t-il devant le tribunal correctionnel en 1896  ? ;

• Comment Shakespeare, le barde anglais aux 39 pièces, aborde-t-il le thème de la résurrection ? ;

• Il avait conçu les écluses du canal de Panama, pourquoi Gustave Eiffel est-il incarcéré à la Conciergerie en 1893 ? ;

• Pourquoi l'archevêque de Paris et le premier président de la Cour de cassation par intérim ont-ils été fusillés le même jour ? ;

• Quel archichancelier "court-sur-pattes" ne fut jamais à court d'idées ? ;

• Pourquoi le Taj Mahal, monument de l'amour éternel, menacé par le chironomus calligraphus, est-il au cœur de procès à répétition ? ;



 

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