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EMPREINTES D'HISTOIRE. Pourquoi l'archevêque de Paris et le premier président de la Cour de cassation par intérim ont-ils été fusillés le même jour ?

EMPREINTES D'HISTOIRE. Pourquoi l'archevêque de Paris et le premier président de la Cour de cassation par intérim ont-ils été fusillés le même jour ?
Buste du président Bonjean à la Cour de cassation. © Étienne Madranges
Publié le 17/03/2024 à 07:00

Martyrisés en 1871, ils avaient tout au long de leur existence fait honneur à l’Eglise et à la magistrature. Étienne Madranges nous rappelle le sort de deux grands personnages courageux qui affrontèrent la mort ensemble, victimes de la sauvagerie des communards pendant la semaine sanglante.

Le destin réserve parfois le même sort tragique à des personnages bien différents ayant pourtant des points communs.

Tous deux étaient issus d’un milieu simple. Tous deux sont nés en province et ont exercé à Paris. Tous deux portaient une robe et un couvre-chef dans l’exercice de leur fonction. Tous deux écrivaient et traduisaient les langues anciennes. Tous deux ont reçu la plaque de grand officier de la Légion d’honneur. Tous deux étaient de grands chrétiens et avaient le sens du devoir. Tous deux étaient patriotes et courageux. Tous deux ont fini dans une cellule sombre et humide et ont été sauvagement fusillés le même jour.

Un archevêque fils d’épiciers né dans l’osier

Fils d’épiciers, Georges Darboy naît en 1813 à Fayl-Billot, un village de la Haute-Marne connu pour ses oseraies. L’osier est en effet cultivé à Fayl-Billot sur des centaines d’hectares depuis le 17e siècle. C’est un moine anachorète qui, fondant une Communauté, y a apporté l’art de la vannerie, lequel perdure plus que jamais dans ce territoire haut-marnais.


On trouve à Fayl-Billot (Haute-Marne), village natal de Georges Darboy, un musée de la vannerie. © Étienne Madranges

Après un poste d’évêque à Nancy, il est nommé par Napoléon III en 1863 archevêque de Paris. En effet, le concordat de 1801 signé entre Bonaparte et le pape Pie VII est toujours en vigueur. Il prévoit que les évêques sont nommés par le chef de l’exécutif français puis confirmés par le pape.

Il réorganise avec rigueur l’archidiocèse de Paris. Il reconsacre la cathédrale Notre Dame de Paris qui vient d’être restaurée par Viollet-le-Duc et Lassus.

En 1868, une controverse l’oppose à Maximin Giraud, le jeune Isérois qui affirmait avoir été le témoin d’une apparition mariale à La Salette (Isère) alors qu’il gardait un troupeau. Le voyant prédit alors au prélat qui doutait de la réalité de l’apparition mariale qu’il sera fusillé en 1871.

En 1870, le pape convoque le concile Vatican I à Rome. Au programme figure l’adoption du dogme de l’infaillibilité papale. En vertu de ce dogme, le pape ne peut se tromper lorsqu’il définit ex cathedra (donc depuis sa cathèdre, son siège) une doctrine en matière de foi ou de mœurs. Monseigneur Darboy est, comme les autres évêques français, très hostile à ce concept. Afin de ne pas prendre part au vote, la délégation épiscopale française quitte le Vatican. Le dogme d’infaillibilité papale est néanmoins adopté le 18 juillet 1870.

Si les prélats français se sont peu à peu convertis à l’ultramontanisme, Darboy, conseiller impérial, sénateur de l’Empire, reste un adepte du gallicanisme.

Il est arrêté le 4 avril 1871. Sa sœur Justine est également arrêtée et l’archevêché est pillé. Le même jour, la commission exécutive de la Commune de Paris affiche une proclamation : « Citoyens, Les monarchistes qui siègent à Versailles, ne vous font pas une guerre d’hommes civilisés ; ils vous font une guerre sauvage. Les Vendéens de Charette, les agents de Piétri fusillent les prisonniers, égorgent les blessés, tirent sur les ambulances… Ces trahisons et ces atrocités ne donneront pas la victoire aux éternels ennemis de nos droits. Nous en avons pour garants l’énergie, le courage et le dévouement à la République de la garde nationale. Son héroïsme et sa constance sont admirables… Bientôt il ne restera plus aux royalistes de Versailles que la honte de leurs crimes… ».

Alors que l’archevêque est incarcéré à Conciergerie puis à la prison Mazas, les communards tentent de l’échanger avec Auguste Blanqui, qui a été arrêté le 17 mars et envoyé dans une geôle en province. Une nouvelle détention pour celui qu’on surnomme « l’Enfermé », eu égard à ses nombreuses incarcérations. Thiers et les Versaillais refusent de libérer cet adepte de l’insurrection, conspirateur permanent qui prône la violence politique.

La santé de Georges Darboy décline rapidement. Il se souvient très probablement des mots qu’il avait écrits pendant son ministère : « La souffrance joue un grand rôle dans le monde, non seulement parce qu’elle s’en est emparée entièrement et qu’elle y règne d’une façon inexorable, mais encore parce qu’elle n’a d’autre mission que de marquer pour une gloire définitive les choses qu’elle touche et flétrit en passant… Elle est donc un moyen, et non pas un but… il faut souffrir avec résignation et même, s’il se peut, avec joie. ».

Il est transféré à La Roquette le 22 mai.


La cellule de Mgr Darboy à la prison de La Roquette, conservée dans la crypte du Séminaire Saint Sulpice à Issy-les-Moulineaux (92). © Étienne Madranges

Un magistrat d’une grande noblesse d’esprit

Louis-Bernard Bonjean naît en 1804 à Valence (Drôme), apprend les mathématiques puis le droit. Docteur en droit, il participe aux journées de 1830 et perd un œil pendant les échauffourées révolutionnaires.

Il devient avocat aux conseils et plaide devant la Cour de cassation.

Il est élu député en 1848 et devient ministre de l’Agriculture en 1851. Nommé président de la section de l’intérieur au Conseil d’État en 1852, mais également avocat général à la cour de cassation, il devient sénateur puis préside à partir de 1865 la chambre des requêtes de la cour de cassation. La destitution provisoire du Premier président Adrien Marie Devienne en janvier 1871 (qui sera rétabli dans ses droits en juillet 1871) l’amène à présider à titre provisoire la juridiction suprême.

Le 21 mars 1871, il préside une audience de la chambre des Requêtes. La Cour de cassation est revenue à Paris après un séjour à Pau (Pyrénées-Atlantiques) ayant pris fin le 12 mars.

A l’issue de l’audience, il est arrêté sur l’ordre de Raoul Rigault, fonctionnaire de préfecture qui vient de prendre la tête de la préfecture de police (on aura coutume de l’appeler « le procureur de la Commune »). Interrogé, il s’indigne de l’illégalité de son arrestation. On lui répond qu’« on ne fait pas de la légalité mais la révolution ».

Pendant sa détention, il réussit à faire passer une lettre dans laquelle il écrit : « Ce que j’ai fait, je le referais encore, quelques douloureuses qu’en aient été les conséquences pour ma famille tant aimée. C’est que, voyez-vous, à faire son devoir il y a une satisfaction intérieure qui permet de supporter, avec patience et même avec une certaine suavité les plus amères douleurs… Je puis vous affirmer que, sauf la poignante inquiétude que j’éprouve pour la santé de ma noble et sainte compagne, jamais mon âme ne fut plus sereine et plus calme depuis que j’ai perdu jusqu’à mon nom pour n’être plus que le numéro 14 de la sixième division. Mais ce numéro 14 vous aime bien et vous bénit comme si vous étiez un de ses enfants ».

Le Procureur général Paul Fabre tente d’obtenir sa libération, ce qui le rend bien évidemment lui aussi suspect aux yeux des communards qui ordonnent aussitôt son arrestation. Exfiltré par des collègues, il succombe le 27 mars.

La Cour de cassation se transporte par précaution au palais de justice de Versailles et y siège du 25 avril au 23 juin.

Incarcéré à la prison Mazas, comme le furent avant lui Arthur Rimbaud et Georges Clemenceau, le président Bonjean supporte tant bien que mal la dureté des conditions de détention. Certes, sa cellule n’est pas un ergastule, mais on le prive d’un confort élémentaire.

Le directeur provisoire de la prison, un certain Mouton, ancien cordonnier, contrarié par son arrestation et bienveillant à son égard, lui propose de signer un faux ordre de liberté afin de le faire libérer. Louis-Bernard Bonjean refuse de s’évader ainsi au moyen d’un subterfuge, déclarant : « Lorsqu’on est président à la cour de cassation et qu’on occupe un si haut rang dans la magistrature de son pays, on ne sort de prison que par la grande porte et au grand jour ».

L’exécution

Le 20 mai 1871, le bâtonnier de Paris, Edmond Rousse, obtient de Raoul Rigault et d’Eugène Protot, un avocat devenu Délégué à la Justice de la Commune, l’autorisation de s’entretenir avec les otages. Il prévoit de revenir la semaine suivante. Le destin ne le permettra pas et il ne pourra éviter en outre l’exécution le 23 mai de son confrère Gustave Chaudey, fusillé sur l’ordre de Rigault alors même qu’il avait été l’avocat de ce dernier en 1866.

Le 24 mai au matin, les communards décident d’exécuter plusieurs otages, de préférence des ecclésiastiques. Le menuisier Genton, autoproclamé président de la cour martiale, donne l’ordre de la tuerie.

Le 24 mai au soir, Darboy et Bonjean sont extraits de leur cellule à la Grande Roquette où ils avaient été transférés. Bonjean a une pensée pour sa femme et ses enfants. Il soutient l’archevêque, malade et très amaigri, que les bourreaux ont violemment poussé et maltraité, lui disant bénignement : « Allons Monseigneur, appuyez-vous sur mon bras, c’est le bras d’un ami et d’un bon chrétien… Montrons-leur comment un prêtre et un magistrat savent mourir ».

Tous deux s’agenouillent pour prier puis, sous les insultes (« canailles, crapules »…) sont adossés dans le chemin de ronde à un mur d’angle en compagnie du curé de la Madeleine, l’abbé Deguerry, et de trois autres prêtres. Résigné à mourir, Georges Darboy avait fait savoir la veille qu’il pardonnait à ses meurtriers.

Les bourreaux, pressés de néantiser des hommes de vertu et les vertus qu’ils représentent, vocifèrent. Leurs fusils hurlent soudain. Les suppliciés s’affaissent, le chef du peloton d’exécution, Virigg, achevant l’archevêque d’une balle. Ils sont dépouillés de leurs effets et objets personnels. On brise leurs membres. La soutane violette du prélat est lacérée.


Le mur de la prison de La Roquette devant lequel ont été fusillés les otages est conservé dans la crypte du Séminaire Saint Sulpice à Issy-les-Moulineaux (92). © Étienne Madranges

Ils sont jetés le lendemain dans une fosse commune du cimetière du Père Lachaise. L’horloge de la prison sonne huit heures. L’Église et la magistrature ne peuvent dès lors que revêtir des voiles de deuil.

Deux jours plus tard, le 26 mai, 50 otages, dont 36 gendarmes et 10 prêtres, seront à leur tour fusillés rue Haxo à Paris. Une église sera édifiée sur les lieux du massacre.


Église parisienne Notre Dame des Otages rue Haxo (style art déco, vitraux de Barillet et Hanssen) ; une porte et une grille de la prison de La Roquette ont été installées sur le mur. © Étienne Madranges

Le président Bonjean sera plus tard inhumé dans l’intimité, sa famille ayant refusé des obsèques nationales. Sa Grandeur Monseigneur Darboy (c’est ainsi qu’on le titre à l’époque) sera inhumé à Notre-Dame de Paris.

Coïncidence de l’histoire, Raoul Rigault, qui avait procédé à l’arrestation du président Bonjean, et qui avait fait incarcérer de nombreux prêtres puis s’était fait nommer procureur de la commune, est fusillé sans procès le même jour, 24 mai, par des soldats versaillais dans le quartier latin.

Autre coïncidence de l’histoire, la chambre des requêtes de la cour de cassation que le président Bonjean avait présidée avec tant de compétence et d’engagement sera la seule à échapper à l’incendie criminel du palais de justice ravageant les locaux de la cour de cassation, brûlant 30 000 des 50 000 volumes de sa bibliothèque (restaurée, cette chambre, devenue chambre commerciale est toujours dans sa configuration d’origine), brûlant également la plus grande partie des livres de l’Ordre des avocats, l’autre partie étant sauvée par le bibliothécaire de l’Ordre, Nicolas Boucher. Un incendie déclenché par les communards le 24 mai, le jour même de l’exécution du président Bonjean.

L’exécution de l’archevêque Darboy et du président Bonjean ? Le symbole de la haine de la religion et de l’ordre républicain. Un sacrifice ô combien inutile et tant injuste d’hommes de devoir, d’illustres parangons de vertu républicaine et religieuse de la nation ! Un massacre qu’aucune révolution ne peut justifier.

Étienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 215

 

Les 10 empreintes d’histoire précédentes :

 

• Pourquoi l'archevêque de Paris et le premier président de la Cour de cassation par intérim ont-ils été fusillés le même jour ? ;

Quel archichancelier "court-sur-pattes" ne fut jamais à court d'idées ? ;

• Pourquoi le Taj Mahal, monument de l'amour éternel, menacé par le chironomus calligraphus, est-il au cœur de procès à répétition ? ;

• Quel peintre lombard impulsif et ténébriste, sauvé de la prison par un ambassadeur de France, a fait d'une prostituée une vierge ? ;

Quel écrivain, prix Nobel de littérature, est représenté la plupart du temps entouré de papillons jaunes ? ;

• Quel rapport y a-t-il entre la montre bisontine la plus chère du monde et le puits initiatique de Sintra ? ;

• Par quel caprice d'avocat, l'architecte catalan Gaudi a-t-il commencé sa carrière sous le règne d'un ancien élève du collège Stanislas ? ;

Quel grand architecte de prisons et d'une école pour les juges, né dans une abbaye en pierre près d'une chaire extérieure, est inhumé à l'intérieur d'une église en béton ? ;

Quel poète français abolitioniste a demandé au temps de suspendre son vol chez le roi des marmottes ? ;

• Quel artiste refusant les courbettes, peignant des nus et condamné pour une colonne, est mort chez les braillards ? ;



1 commentaire
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Bertrand Louvel
- le mois dernier
Félicitations à M.Madranges auquel j’exprime mon fidèle souvenir pour cette belle étude!
L’habit dans lequel le président Bonjean a été assassiné est conservé au Palais Galliera qui abrite le musée du costume à Paris. Lorsque j’étais moi-même premier président de la Cour de cassation,j’avais suggéré que ce costume fût transféré à la Cour de cassation pour y être exposé à proximité du buste du président Bonjean reproduit en tête d’article, mais la direction du musée n’avait pas donné suite. Depuis,il a été récemment l’objet d’une expertise historico-médicale sous la direction du docteur Charlier. Peut-être l’article de M Madranges pourrait-il être l’occasion d’une relance du projet de transfert en l’honneur de la mémoire du,président Bonjean ?
Bertrand Louvel
Premier président honoraire de la Cour de cassation

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