Il fait intimement partie de
l’histoire de la capitale au charme de laquelle il concourt. Et pourtant, il a
bien failli disparaître. Notre chroniqueur évoque ici le canal Saint-Martin, cette voie d’eau flegmatique à
l’élégant parcours qui servira le 26 juillet prochain, jour de la cérémonie
d’ouverture des Jeux olympiques d’été de la XXIIIe Olympiade, à
acheminer la flamme allumée le 16 avril à Olympie vers la Seine pour son
dernier parcours en provenance de Seine-Saint-Denis à l’issue de son itinéraire
hexagonal et ultramarin.
Même si l’idée agite les esprits depuis le XVIe siècle, c’est le Consul Bonaparte qui décide de créer un canal destiné à approvisionner les Parisiens en eau potable et qui fait entreprendre dès 1802 les travaux de creusement.
Un lit privé puis un lit public
Le canal Saint-Martin, dont la construction et la gestion sont confiées à une entreprise privée, est inauguré en 1825 par le roi Charles X. Il faut, pour réaliser cette voie d’eau considérée comme indispensable, vingt années de creusement, de déblais, d’excavations, de nivelage, de terrassement. Il faut affronter des conditions climatologiques redoutables comme le terrible hiver 1819-1820 pendant lequel le gel est insupportable en France au point que tous les orangers de Nice sont détruits.
En 1860, la première passerelle, dite des Douanes, est construite au moyen de l’assemblage de trois arcs en fonte moulée. En 1861, la ville de Paris devient propriétaire du canal et de toutes ses infrastructures, désormais gérés en régie.
Un lit que le président Pompidou voulait assécher
En 1966, le Premier ministre Georges Pompidou impose un plan routier qui porte son nom et fait créer à Paris un axe ouest-est. Il inaugure en décembre 1967 la voie sur berge Pompidou, longue de plusieurs kilomètres le long de la rive droite de la Seine. Il se réjouit de la création du périphérique de Paris qui sera inauguré après des années de travaux en 1973 par Pierre Messmer.
Elu en juin 1969 chef de l’Etat avec plus de 58% des voix, le président Pompidou demeure résolument tourné vers le progrès et le modernisme. Il lance le projet de TGV et inaugure l’autoroute A6. Normalien et agrégé de lettres (il avait obtenu un premier prix de version grecque au concours général pendant sa scolarité), il installe des œuvres contemporaines au Palais de l’Elysée, faisant entrer sous les lambris dorés du palais présidentiel deux toiles du cubiste Delaumay, fondateur du mouvement orphiste, et un tableau du tchèque Frantisek Kupka, pionnier de l’abstraction. Il décide de la création du Centre à Beaubourg qui portera son nom.
Le canal Saint-Martin à Paris. © Étienne Madranges
Après l’axe ouest-est
parisien, il veut doter la capitale d’un axe autoroutier ou tout au moins
routier nord-sud. Dès lors, la survie du canal Saint-Martin semble sérieusement
compromise. Car c’est bien dans le lit du canal vidé de son eau que l’on va
construire l’indispensable chaussée.
L’idée de combler le canal
remonte aux années 50. Le projet commence à prendre forme au début des années
60, au moment où le volume des marchandises transportées par les péniches
commence à décroître sensiblement.
Le 23 décembre 1963, les
conseillers municipaux de Paris, ville à l’époque sans maire et sous tutelle,
adoptent le principe de l’axe routier. Un mémoire préfectoral en dessine les
contours : destruction d’immeubles avec l’expropriation de plus de 2600
logements, entre 6 et 8 voies de circulation allant de la porte d’Aubervilliers
à la porte d’Italie, réalisation d’infrastructures… Des crédits sont débloqués
en 1964.
On comprend mal comment des
élus et des hauts fonctionnaires ont pu imaginer que l’axe ainsi retenu serait
favorable à l’amélioration de la circulation alors qu’il était évident que de
nombreux véhicules en transit éviteraient le périphérique pour traverser Paris
tout droit. La suppression d’un joli plan d’eau agréable était en outre un
non-sens écologique.
La mort du canal est donc
définitivement programmée et votée en décembre 1967 à l’issue d’un débat animé
lors duquel des réticences ont été exprimées. Adieu péniches, chalands et
molussons. Adieu mariniers, bateliers et débardeurs.
Les conseillers municipaux,
se méfiant cependant des escobarderies administratives, demandent in fine qu’il
n’y ait pas de destructions. La volonté « bitumière » de Georges
Pompidou triomphe. On préfère le ballet mécanique à la flânerie, les accélérations
et les freinages au discret bourdonnement des hélices.
Mais l’opinion publique
s’émeut. Remplacer un canal tranquille par une route à 6 ou 8 voies, c’est
remplacer un ruisseau par un fleuve en crue dans un océan de bruit ! Des
associations opposées au projet entament des actions énergiques. Les amoureux
de Paris veulent garder un plan d’eau sur lequel les périssoires succèderont
aux vraquiers.
En décembre 1971, revirement
soudain ! Le conseil municipal, sensible aux arguments des opposants, attentif
à l’idée d’un meilleur aménagement du territoire et au développement de la
navigation de plaisance, décide d’abandonner l’axe nord-sud et renonce à
l’assèchement du canal. Le préfet de Paris attend 1973 pour renoncer lui aussi de
son côté au projet. Le bon sens triomphe enfin. Le souffle des promeneurs va
pouvoir remplacer les gaz d’échappement promis.
Si le projet proposé dans les années 60 avait abouti, les jolies écluses
auraient disparu et le bitume aurait recouvert le lit du canal vidé de son eau
pour établir un nouvel axe routier nord-sud dans Paris. © Étienne Madranges
Des lits de camp amenant des
enfants devant le tribunal
En 2007, l’association « Droit
Au Logement » et l’association « Les enfants de don Quichotte »
installent des tentes pour les SDF et les migrants le long du canal. Certaines
sont offertes par Médecins du Monde. 374 familles sont ainsi logées dans des
conditions précaires de camping urbain. D’autres tentes seront installées sur
les quais de Seine.
Les riverains protestent en
raison des nuisances occasionnées. Le ministère public engage des poursuites
sur le fondement de l’article R 644-2 du code pénal : « Le fait d'embarrasser la voie publique en
y déposant ou y laissant sans nécessité des matériaux ou objets quelconques qui
entravent ou diminuent la liberté ou la sûreté de passage y compris les ordures
ou les déchets est puni de l'amende prévue pour les contraventions de la 4e
classe ».
En
décembre 2008, le tribunal de police de Paris condamne les associations.
« Droit Au Logement » se voit infliger une amende globale de
12 000 euros (une amende par tente), et les tentes des « Enfants
de don Quichotte » sont judiciairement confisquées.
En 2007, l’association « Les enfants de Don Quichotte » installe
une centaine de tentes au bord du canal Saint-Martin afin d’héberger des SDF. ©
Étienne Madranges
Un lit encombré, un lit
outragé mais un lit… libéré !
A Paris, même hors période
olympique, on aime bien faire les lits au carré. Tous les 15 ans environ, on
vide donc le canal Saint-Martin pour nettoyer, récurer, sonder, et pour renforcer
les étanchéités. Le dernier grand nettoyage après retrait total des eaux
remonte à 2016. L’opération draine de nombreux visiteurs !
Le fond de son lit semble
atteint d’érysipèle. Les découvertes y sont souvent insolites. Les incivilités
transforment parfois un pimpant cours d’eau en poubelle.
L’assèchement du canal, ici en 2016, laisse apparaître les objets jetés les
plus divers. © Étienne Madranges
Un lit douillet désormais bien
bordé… pour un canal qui va participer à l’Olympiade
Le canal Saint-Martin est
plus que jamais un lieu touristique, un but de promenade, un lieu d’histoire et
de souvenirs cinématographiques avec son célèbre « Hôtel du nord ».
Un lieu enfin récréatif ! Ses écluses ravissent petits et grands. Ses
passerelles sont prises d’assaut aux heures de musarderie collective.
Lieu de tournage (« Le
clan des Siciliens », « Le fabuleux destin d’Amélie Poulain »,
« Maigret » …), il continue à attirer les cinéastes et les
documentaristes.
Les mouettes rieuses y
poussent leur cri rauque. Au paradis des sansonnets, tandis que les humains
sifflotent, les étourneaux pisotent ! Tanches, gardons et carpes s’y
reproduisent. Quelques brochets et silures s’y prélassent.
En 2022, la passerelle de la
Grange-aux-Belles est renommée Passerelle Arletty, en hommage à l’actrice
(1898-1992, née Léonie Bathiat) connue pour sa célèbre réplique dans le film
« Hôtel du Nord » de Marcel Carné : « Atmosphère !
Atmosphère ! Est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ? ».
Mais aussi connue pour son autre réplique (en réalité due à Henri
Jeanson) : « Mon cœur est français mais mon cul est international »
lorsqu’elle est poursuivie pour « collaboration horizontale » à la
Libération et brièvement incarcérée à la Conciergerie puis à Drancy pour avoir
été enceinte d’un officier allemand pendant l’occupation et avoir avorté
pendant le tournage du film « Les Enfants du Paradis » de
Carné et Prévert.
L’Hôtel du Nord, la passerelle Arletty, un bateau sortant de l’écluse située
sous la passerelle. © Étienne Madranges
Le pont tournant de la
Grange-aux-Belles continue son office. La Grange-aux Belles, nom d’une rue et d’un
quartier, était jadis en réalité la grange aux pelles, une ferme transformée en
auberge galante.
Le canal est inscrit sur la
liste des Monuments historiques, de même que la façade caractéristique de
l’Hôtel du Nord.
Une écluse du canal Saint-Martin en fonctionnement. © Étienne Madranges
Le port de l’arsenal situé au
bout du canal, qui constitue un point de départ ou d’arrivée pour les
croisières fluviales, accueille, avec ses 180 places, chaque année 1500 bateaux
de 26 pays. Des festivals sont organisés au bord du canal, tel « Ménage
ton canal », festival écolo-ludique. La baignade y est autorisée à
certaines époques.
Écluses, passerelles, pont
tournant, immeubles, tournages, idylles, murmures discrets… le canal
Saint-Martin conserve une petite part de mystère et reste, quand tombent les
feuilles automnales dans l’eau verte, un livre à feuilleter.
À la belle saison, nageurs, plongeurs et farceurs s’en donnent à cœur joie. ©
Marie-Laure Touzet
Le 26 juillet 2024, les
éclusiers du canal Saint-Martin ressentiront sans doute une émotion
particulière en permettant le passage de la flamme olympique finissant son
périple dans la Ville-lumière en empruntant le canal après sa traversée
séquanodyonisienne. La flamme passera sous la passerelle des Douanes, appelée
passerelle du Temple, dans un Paris véritable passerelle vers l’exploit sportif
devenu pour un été le Temple du sport mondial.
Étienne
Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 224