Notre chroniqueur Étienne
Madranges a eu l’occasion de faire plusieurs dizaines de milliers de clichés du
Palais de la Cité à Paris ainsi que d’innombrables recherches sur son histoire.
Il nous a révélé, après un voyage sur les traces de Michel-Ange à Florence,
quelques secrets de la Grand’chambre de la Cour de cassation dans le JSS 19 du
11 mai 2022. Il nous fait maintenant pénétrer dans la salle d’audience de la
chambre commerciale de la Cour de cassation qui présente quelques curiosités
historiques.
Sous le Second Empire, les
architectes Louis Lenormand puis Joseph-Louis Duc entreprirent de construire à
l’ouest du Palais de la Cité la nouvelle Cour de cassation comportant notamment
une chambre des requêtes, fonctionnelle dès le 15 mai 1868.
Le 24 mai 1871, pendant la
semaine sanglante, les incendiaires de la commune mirent le feu au palais. Le
brasier réduisit en cendres les nouveaux espaces de la Cour de cassation sauf les
locaux de la chambre des requêtes et de sa chambre du conseil. Une chambre qu’avait
présidé le président Bonjean, lequel dénonçait l’exiguïté des locaux, avant
d’être sauvagement assassiné comme otage par les communards le même jour*.
En 1947, la chambre des
requêtes, dont le rôle initial de filtrage des pourvois s’était peu à peu mué
en fonction normative, a été supprimée. Sa salle d’audience est devenue celle
de la chambre commerciale de la Cour de cassation. Elle s’intitule actuellement
chambre commerciale, financière et économique.
Quand le président sonnait les
cloches
C’est une survivance amusante
et anecdotique du déroulement des audiences au XIXe siècle. Lors des
travaux de réfection, d’amélioration et de restauration de la salle d’audience,
on a laissé quelques morceaux du système d’appel mécanique qui permettait au
président d’appeler l’huissier situé à l’extérieur de la chambre au bout de la
galerie des bustes. En tirant sur une poignée reliée à une tirette accrochée à
un fil métallique courant, par le biais de leviers et de poulies, le long des
boiseries puis le long du couloir, le président faisait tinter une clochette
portant un numéro devant le bureau de l’huissier. Celui-ci pouvait aussitôt
identifier le haut magistrat qui l’appelait.
En haut les quelques éléments métalliques du système d’appel dans la chambre commerciale et en bas les clochettes toujours visibles
à la Cour de cassation (on remarque celle du procureur général) © Étienne Madranges
Ce système antique et
astucieux s’appelle en art campanaire une clochette d’appel câblée. Les clochettes d’origine sont
toujours visibles dans une galerie de la Cour de cassation (illustration
ci-après).
Un Napoléon de Nazareth roi
des Juifs ?
Dès l’inauguration de la chambre, un Christ peint par Chernault
imitant la célèbre toile de Philippe de Champaigne conservée au Louvre (visible
aille Sully salle 913) est installé dans un cadre doré surmonté de
l’inscription gravée INRI**, rappel du titulus crucis ordonné en 3
langues par Ponce Pilate dont la formulation latine est « Iesus
Nazarenus Rex Iudaeorum ».
Dans une circulaire du 31
mars 1904***, jour de Jeudi saint, 18 mois avant la loi de séparation des Églises
et de l’État, le Garde des Sceaux anticlérical Ernest Vallé, avocat au barreau
de Paris, ordonne aux procureurs généraux par une circulaire en forme d’épître
au ton adamantin de faire procéder sans retard à l’enlèvement des crucifix se
trouvant dans les cours et tribunaux. Cet enlèvement doit avoir lieu à compter
du 3 avril 1904… jour de Pâques et s’achever le 10 avril, jour de Quasimodo !
Indignés tant par le principe que par la date des fêtes pascales, certains
magistrats de la Cour de cassation protestent et résistent, mais la Crucifixion
de la chambre des requêtes est finalement enlevée courant 1904 pour rejoindre
un musée.
Le cadre est laissé vide en
forme de protestation jusqu’en 1959.
En 1959, on installe dans le cadre vide une tapisserie de la
manufacture de Beauvais tissée sur un carton de Jacques Céria alias Despierre,
intitulée « le droit industriel et commercial » s’inspirant du
motif utilisé pour l’Atomium de Bruxelles inauguré en 1958 représentant la
maille conventionnelle du cristal de fer agrandie 165 milliards de fois, dont
le dessin est entouré des symboliques et traditionnelles feuilles de chêne.
A la fin des années 1990, cette tapisserie est remplacée par un
paysage neutre sans signification particulière.
Les tableaux successifs de 1868 à 2024 dans le cadre doré de la salle d’audience derrière le fauteuil du président,
avec le maintien constant en haut de l’inscription INRI, « Jésus de Nazareth Roi des Juifs » © Étienne Madranges
Enfin, depuis la présidence du Premier président Guy Canivet
souhaitant redonner à la Cour son lustre historique dans le respect de la tradition,
un portrait de Napoléon domine désormais les travaux de la chambre commerciale.
Il s’agit de l’un des 26 exemplaires réalisés de 1812 à 1814 par Anne-Louis
Girodet de Roucy-Trioson pour les cours impériales (on en trouve à Ajaccio, à
Montargis, au « Bowes Museum » à Barnard Castle en Angleterre). Ce
peintre, orphelin, élève préféré de David, a consacré la plus grande partie de
son œuvre à la glorification de Napoléon.
Cependant, curieusement, on a toujours conservé en haut du cadre
l’inscription INRI, quitte à surmonter Napoléon d’une bien involontaire
mention… ! Mais après tout… Napoléon n’est-il pas le créateur du
Consistoire central israélite en 1808 après avoir rétabli le culte israélite en
1806 ?
La curieuse main de justice
Au plafond de la chambre,
trois peintures réalisées en 1868 par le peintre Benjamin Ulmann (auquel on
doit également une partie du décor du Conseil d’État) évoquent le rôle de la
Cour de cassation : « La Cour sanctionne un verdict »,
« La Cour casse un arrêt », et au centre du plafond « La
Cour protège l’innocence et fait châtier le crime ». Ce dernier
tableau est d’ailleurs très différent du projet initial de Benjamin Ulmann qui
avait prévu une femme en forme de Minerve, sans toge, tenant un masque à la
main à côté d’un lion.
A gauche le projet (huile sur bois) de Benjamin Ulmann (conservé dans les
réserves du musée d’Orsay, cliché RMN Orsay Lewandoski)
et à droite le plafond
définitif de la chambre © Étienne Madranges
Curieusement, si la Cour est
représentée dans les trois cas par la même femme (plus hiératique et porteuse
d’une toge herminée au centre), on observe qu’au centre elle porte une Main de
justice « droite » alors que dans un médaillon latéral la même Main devient
« gauche ».
Au plafond de la chambre peint par Benjamin Ulmann en 1868, dans le rond central, tandis que deux putti tiennent le glaive de la justice, Justitia, alias la Cour de cassation, protégeant
l’innocence et châtiant le crime, tient dans sa main droite une Main de Justice droite ; dans la peinture supérieure, elle tient dans sa main gauche une Main de Justice… gauche © Étienne Madranges
La Main de Justice des rois
de France que ceux-ci tenaient dans leur main gauche (ils tenaient le sceptre
dans leur main droite), qui appartient aux regalia (symboles du pouvoir
royal tels le sceptre et la couronne) depuis le XIIIe siècle et
Louis IX, a toujours été une main droite (la droite est le côté noble dans la
Bible tandis que la gauche se dit sinister/sinistra/sinistrum en latin, un mot
considéré comme négatif par certains auteurs romains comme Virgile) jusqu’à sa
destruction en 1793 par les révolutionnaires. Napoléon souhaitant en arborer
une pour son couronnement en 1804 demanda à l’artiste Biennais,
maître-tabletier, de réaliser une nouvelle Main de Justice. Mais l’orfèvre
Martin-Guillaume Biennais se trompa**** et réalisa une Main gauche (toujours
visible au Louvre avec l’anneau de Saint Denis) qui non seulement fut utilisée
par Napoléon mais plus tard par le roi Charles X, soucieux de la tradition mais
point de la précision historique symbolique…!
Des ronds sur un² tapis pour
rappeler des ronds sur un tableau
Lors de l’inauguration de la
chambre, on installa sur le mur ouest de la chambre un portrait de l’empereur
Justinien dans une attitude de componction tenant un livre évoquant ses travaux
de compilation des textes et de codification du droit romain au VIe
siècle, repris et reconstitués au XVIe siècle par le grand humaniste
Jacques Cujas.
Ce portrait fut ensuite
retiré et il disparut ; il fut remplacé par une tapisserie portant des
motifs végétaux.
En haut le tableau d’Urbain Bourgeois représentant l’empereur Justinien avec le tapis sur lequel est posé son trône, et en bas
le tapis de la chambre commerciale, réalisé fidèlement d’après le tableau © Étienne Madranges
Retrouvé en mauvais état
(avec quelques trous dans la toile) dans les réserves de la Cour et restauré, remis
en place au même endroit au XXIe siècle par le Premier président
Canivet, il a inspiré le Premier président Vincent Lamanda souhaitant faire
tisser pour la chambre un tapis solennel et chaleureux destiné au centre de la
pièce. Le haut magistrat a demandé que les cartonniers et lissiers de la
manufacture du Nord chargée de la création selon un procédé mécanique d’après
un tracé informatique reproduisent fidèlement tant la couleur bleue que les
motifs ronds ornant le tapis situé sur le tableau sous le trône occupé par
Justinien. Une belle réussite (voir illustration ci-après) !
Le nouveau logo de la Cour
Et l’on a profité de la
création de ce splendide tapis qui reproduit les branchages ornant le plafond
pour révéler le nouveau logo de la Cour de cassation, un double C aux deux C
gothiques entremêlés, créé afin d’une part de moderniser le double C imaginé au
XIXe siècle et d’autre part de donner une suite favorable à une
demande de la société de haute couture Chanel. Celle-ci avait fait remarquer
que le logo de la Cour, bien qu’antérieur, n’avait jamais été protégé et
ressemblait beaucoup au double C déposé en 1925 par Gabrielle Chanel dite Coco.
L’ancienne et la nouvelle tapisserie murale, et le nouveau double C au milieu
du tapis © Étienne Madranges
La prudence très présente
La Prudence est, avec la Justice,
la Force et la Tempérance, l’une des 4 vertus cardinales, toutes représentées
sous forme d’allégories dans les palais de justice anciens. L’allégorie de la
prudence a été imaginée en 1469 par l’artiste italien Piero del Pollaiuolo à la
demande des magistrats du Tribunal della Mercanzia de Florence (Italie).
Le concept retenu est l’association du très prudent serpent et du miroir, qui
renvoie à la conscience profonde.
Dans les locaux de la chambre
des requêtes, les décorateurs ont reproduit la Prudence sur différents supports,
au mur, au plafond, en bois, en peinture, en pierre ! On la trouve de
façon assez classique dans une pelta, ce bouclier des amazones de
l’Antiquité grecque parfois en forme de croissant composé de cuir et d’osier,
qui sert dans de nombreux endroits au Palais de la Cité comme support décoratif
permettant d’intégrer une vertu ou un lion exprimant la puissance ou tout autre
motif.
Le serpent et la Prudence dans le décor de la chambre des requêtes (chambre commerciale)
© Étienne Madranges
La prudence était l’une des
vertus du président Pierre Hanrion de Pansey, avocat s’étant indigné contre
l’esclavage, auteur d’ouvrages juridiques savants, nommé sous le Consulat juge
au Tribunal de cassation, puis nommé sous l’Empire président de la chambre des
requêtes, finissant sa carrière en 1828 comme Premier président de la Cour de
cassation.
Il est amusant de constater
que son portrait situé au-dessus de la cheminée dans la chambre des délibérés
domine les débats des magistrats de la chambre commerciale qui est amenée à
juger des affaires de cuisine ou de restauration gastronomique. Car Pierre
Hanrion de Pansey était un grand gastronome souvent cité par Brillat-Savarin*****.
Talleyrand lui prêta cette phrase : « Je ne croirai à la
civilisation que lorsque je verrai un cuisinier à l’Institut ».
Les locaux de la chambre
commerciale, économique et financière de la Cour de cassation sont, comme bien
d’autres espaces du Palais de la Cité, chargés d’histoire et de symboles !
Étienne
Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 219
*voir à ce sujet notre 215ème
chronique sur jss.fr
** L’inscription INRI est mentionnée dans les 4 Evangiles ; ainsi
Marc (15,26) écrit : « l’inscription indiquant le sujet de sa
condamnation portait ces mots : Le roi des Juifs » ; Matthieu
écrit (27,37) : « pour indiquer le sujet de sa condamnation, on
écrivit au-dessus de sa tête : celui-ci est Jésus, le roi des
Juifs » ; Jean est plus explicite (19,19-22) : « Pilate fit une
inscription, qu’il plaça sur la croix, et qui était ainsi conçue : Jésus
de Nazareth, roi des Juifs. Beaucoup de Juifs lurent cette inscription, parce
que le lieu où Jésus fut crucifié était près de la ville : elle
était en hébreu, en grec et en latin. Les principaux
sacrificateurs des Juifs dirent à Pilate: N’écris pas : Roi des Juifs.
Mais écris qu’il a dit : Je suis roi des Juifs. Pilate répondit : Ce
que j’ai écrit, j’ai écrit ».
*** voir à ce sujet notre 33ème chronique dans le
JSS 19 du 10 mars 2018
**** voir à ce sujet notre 78ème chronique dans le JSS 17 du 2 mars
2019
***** voir au sujet de Brillat-Savarin notre 22ème chronique dans le
JSS 96 du 16 décembre 2017
Les 10 empreintes d’histoire précédentes :
• Quelles sont les curiosités de la salle d'audience de la
chambre commerciale de la Cour de cassation ? ;
• Pourquoi Jules Verne se trouve-t-il devant le tribunal correctionnel en 1896 ? ;
• Comment Shakespeare, le barde anglais aux 39 pièces, aborde-t-il le thème de la résurrection ? ;
• Il avait conçu les écluses du canal de Panama, pourquoi Gustave Eiffel est-il incarcéré à la Conciergerie en 1893 ? ;
• Pourquoi l'archevêque de Paris et le premier président de la Cour de cassation par intérim ont-ils été fusillés le même jour ? ;
• Quel archichancelier "court-sur-pattes" ne fut jamais à court d'idées ? ;
• Pourquoi le Taj Mahal, monument de l'amour éternel, menacé par le chironomus calligraphus, est-il au cœur de procès à répétition ? ;
• Quel peintre lombard impulsif et ténébriste, sauvé de la prison par un ambassadeur de France, a fait d'une prostituée une vierge ? ;
• Quel écrivain, prix Nobel de littérature, est représenté la plupart du temps entouré de papillons jaunes ? ;
• Quel rapport y a-t-il entre la montre bisontine la plus chère du monde et le puits initiatique de Sintra ? ;