A
l’heure où la France envisage de restituer à certains pays africains des objets
transférés à Paris pendant la colonisation, et tandis que la commission
franco-algérienne des restitutions* animée par Benjamin Stora et Mohamed Lahcen
Zeghidi préconise de rendre à Alger un certain nombre d’objets, il nous a
semblé opportun de demander à notre chroniqueur Étienne Madranges de nous
emmener au Pérou afin de d’étudier le sort des objets incas emportés au début
du XXe siècle par le découvreur américain du site péruvien du Machu
Picchu.
Un
Américain original
Hiram
Bingham III, explorateur et archéologue, est le fils d’un missionnaire
protestant. Son père, qui a consacré sa vie à traduire la Bible en langue
hawaïenne, lui a donné symboliquement le prénom de l’architecte biblique du
Temple de Salomon « rempli
de sagesse, d'intelligence et de connaissance ». Il est professeur d’histoire et de science politique
à l’université de Harvard. Pendant la Première guerre mondiale, il sert dans
l’aviation en France à Issoudun.
En
1924 il est élu gouverneur de l’État du Connecticut, dont le blason est composé
de trois pieds de vignes et dont la devise est « Qui transtulit
sustinet » (« celui qui l’a planté le soutient »),
puis il se fait élire au Sénat des Etats-Unis.
Il
écrit plusieurs ouvrages.
C’est
surtout en explorant la région des Incas au Pérou qu’il va se faire connaître
et laisser une trace dans l’histoire de l’archéologie. Il servira d’ailleurs de
modèle à un personnage de fiction cinématographique, « Indiana Jones »,
un aventurier incarné par Harrison Ford, mis en scène par le réalisateur Steven
Spielberg dans une production de George Lucas.
La
découverte d’un site inca
En
1911, Hiram Bingham III visite les montagnes du Pérou à la recherche d’une cité
perdue. Finalement, après une longue marche dans une forêt inhospitalière, il
découvre le sanctuaire du Machu Picchu. Il prend de multiples photos et les
publie, acquérant une célébrité internationale.
Les
ruines du site avaient cependant été découvertes auparavant, notamment par les
paysans locaux qui utilisaient les contreforts pour leurs plantations, et
également par un Allemand qui avait cartographié la région, mais sans se faire
connaître.
Bingham
fait dégager la végétation luxuriante qui s’est emparée des ruines antiques et
met en valeur le site. Cela permet de mettre en évidence les capacités des
Incas à utiliser l’espace, à économiser l’eau, à utiliser des systèmes
sophistiqués d’irrigation, à réduire l’érosion du sol, à valoriser les
terrasses pour cultiver du maïs, des pommes de terre, des haricots. La
découverte de structures religieuses dont un Temple du Soleil, la présence du
monolithe Intihuatana, pierre rituelle utilisée pour les cérémonies
astronomiques, dont l’ombre disparait lors des équinoxes, démontrent la
précision de l’organisation du culte solaire.

Le monolithe Intihuatana (ici à gauche et à droite sous la flèche) a une telle
symbolique rituelle que les visiteurs du Machu Picchu viennent y apposer la
main ; en incrustation un rapace caracara observe…. © Étienne Madranges
Les
constructions en pierre sans mortier à toit de chaume témoignent de l’esprit de
prévention concernant les événements sismiques.
Ornements
religieux, bijoux, poteries, objets métalliques en tous genres, tissages…
témoignent d’un grand savoir-faire artisanal et artistique.
La
conception générale du site montre une organisation urbaine très hiérarchisée,
une administration centralisée, une ingéniosité qui force le respect de la part
d’habitants ayant su s’adapter parfaitement à leur environnement montagneux en
maîtrisant les règles de l’architecture et de l’agriculture.
Édifié
au XVe siècle de notre ère, le Machu Picchu est le témoignage
exceptionnel de ce que la civilisation inca a produit à son apogée, entre le
XIIIe et le XVIe siècles, avant la destruction de
l’empire inca par le conquistador espagnol Francisco Pizzaro à partir de 1532.
Le Castillan fait exécuter par étranglement l’empereur Atahualpa en 1533 et
s’empare définitivement de la région, dix ans après Hernan Cortès qui s’est
emparé de l’empire aztèque (actuel Mexique).
Pillage
ou recherche scientifique ?
Bingham,
bénéficiant d’une aide des autorités péruviennes et d’une escorte militaire, organise
au total trois expéditions. Lors de la première expédition, il fait nettoyer et
photographier le site. Mais lors des deux autres expéditions, il multiplie les
fouilles dans les ruines. Il trouve les objets les plus divers, dont certains sont
bien conservés. Des poteries, des sculptures, des bijoux, des momies, des
statues et des statuettes, des ossements sont mis au jour. Bingham, très
entreprenant, n’hésite pas un instant. Il passe en 1912 un accord avec le
gouvernement péruvien et arrache à la terre inca plusieurs milliers de ces
objets afin de les livrer à l’observation et au déchiffrage aux États-Unis. Il
confie en particulier ces artéfacts archéologiques à l’université de Yale
(Connecticut) qui a soutenu son opération avec l’aide de la National Geographic
Society.
L’accord
prévoit cependant que les artéfacts ainsi empruntés doivent être restitués
après les examens scientifiques.
En
1918 puis en 1920, le gouvernement péruvien réclame formellement le retour des
objets. L’université de Yale se contente de rendre en 1921 quelques poteries et
bibelots antiques sans intérêt.
Pendant
les années qui suivent, les Américains conservent la totalité de leur
« butin », et organisent une exposition permanente au « Peabody
Museum of Natural History » de l’université de Yale.

Les habitants de Cuzco, capitale de la région où se situe le Machu Picchu, ont
le sens de la couleur*** et ont pendant des années lors de toutes sortes de
festivités réclamé le retour des artéfacts incas emportés par les Américains. ©
Étienne Madranges
Tractations
diplomatiques
En
2001, le président de la République péruvienne, Valentin Paniagua, avocat de
profession, relance la demande officielle de restitution, question qui devient
une affaire d’État. Si la National Geographic Society ne s’y oppose pas,
l’université de Yale refuse catégoriquement, arguant d’une part de l’accord de
1912 qui ne prévoyait pas de délai précis et d’autre part de la prescription.
L’université méconnaît cependant les dispositions de la convention UNESCO de
1970 sur le transfert de propriété illicite de biens culturels et met en avant
l’argument de la non-rétroactivité de la convention UNIDROIT de 1995 sur les
biens culturels illicitement exportés.
En
2007, un projet d’accord est envisagé, mais non finalisé.
Les
dirigeants péruviens envisagent alors une action judiciaire et consultent leurs
juristes, en particulier les hauts magistrats de la cour suprême de Lima,
lesquels conseillent une saisine des tribunaux américains.

La Cour suprême du Pérou se trouve au palais de justice de Lima, construit en
1930, sorte de copie (en plus petit) du palais de justice de Bruxelles ;
la chambre du conseil, le bureau du Président de la Cour, où l’auteur de cette
chronique a été reçu, et la salle des pas perdus aménagée afin d’accueillir une
audience solennelle. © Étienne Madranges
Alan
Garcia**, président du Pérou pour la seconde fois, issu de l’Alliance populaire
révolutionnaire, avocat, essaie de négocier avec le président américain George
Busch. Il aura plus d’écoute en 2009 avec Barak Obama.
Les
négociations butent souvent sur le nombre exact d’objets emportés par
Bingham : environ 5000 selon les Américains, 40 000 selon les Péruviens.
Il n’existe pas d’inventaire.
La
saisine de juridictions américaines
En
2008, le gouvernement péruvien saisit maladroitement un tribunal de la capitale
américaine qui se déclare incompétent. Le tribunal de district du Connecticut,
siège de l’université qui résiste aux demandes, mieux ciblé, est alors
destinataire de la requête en restitution. Les Péruviens invoquent une fraude,
une rétention illicite et même un enrichissement sans cause.
Les
questions juridiques sont multiples. Outre la prescription se pose la question
de la propriété : découvreur (inventeur) ? propriétaire du
sol ? État péruvien pour ses biens nationaux ?
Mais
la procédure judiciaire est longue. Les négociations directes continuent.
En 2010,
un accord de partenariat est enfin signé. Il prévoit la création au Pérou d’un
Centre international et le retour de la collection.
L’université
de Yale publie le communiqué triomphal suivant : « L’Université de Yale est
heureuse et fière d’être parvenue à un accord avec le Gouvernement péruvien qui
est maintenant en cours d’officialisation. En vertu de ce programme, en guise
d’expression de bonne volonté et en reconnaissance de l’importance unique que
le Machu Picchu a joué dans l’identité de la nation péruvienne moderne, Yale
rendra, au cours des deux prochaines années, les matériaux archéologiques mis
au jour par Hiram Bingham III au Machu Picchu il y a près d’un siècle ».
En
2011, le Pérou est en fête et commémore les cent ans de la découverte scientifique
du Machu Picchu.
Le
début du retour
Finalement
la légitimité du retour de l’héritage culturel inca prise en compte par
l’université de Yale (une intervention du président Obama auprès du recteur de
Yale a pu influencer sa décision) amène le retour de 300 objets au Pérou, à
Cuzco, ancienne capitale des Incas. Les étudiants péruviens, qui ne cessaient
de dénoncer le « pillage », restent mobilisés.
Le
gouvernement péruvien cède à l’université de Cuzco une vaste maison coloniale
historique qui abritait les services de l’État afin d’y créer un musée du Machu
Picchu où les objets découverts par Bingham sont mis en valeur. Des vêtements
incas, des éléments cérémoniels, des aribalos, ces pichets incas avec
une bouche évasée, un long cou, un corps volumineux et une base conique, un quipou,
assemblage de cordelettes, des alpagas sculptés dans du granit, sont les
éléments vedettes du nouveau musée.
La
majeure partie de la collection reste cependant aux Etats-Unis.
La
restitution des objets emportés par les explorateurs des pays de culture
occidentale dans les pays colonisés ou sans institutions de recherche n’est pas
un long fleuve archéologique tranquille ! Et souvent, la diplomatie et les
contacts politiques semblent en la matière plus efficaces que l’application des
textes juridiques sur la souveraineté des héritages culturels et les règles de
prescription.
Étienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 230
*
voir chronique 169 sur « la Consulaire Baba Merzouk » dans le JSS 60
du 03/10/2020 dans laquelle il est démontré l’inopportunité de restituer cette
prise de guerre
** Alan Garcia se suicidera en 2019 d’une balle
dans la tête en raison des soupçons portés à son encontre dans le cadre du
scandale Odebrecht, grave affaire de corruption mettant en cause une importante
société de BTP et des hommes politiques d’Amérique latine ; il était
diplômé de l’université Panthéon-Sorbonne
*** voir sur les festivités de noël à Cuzco notre chronique 131 dans le JSS 92
du 21/12/2019