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EMPREINTES D'HISTOIRE. Pourquoi les objets incas prélevés au Machu Picchu reviennent-ils si tard au Pérou ?

EMPREINTES D'HISTOIRE. Pourquoi les objets incas prélevés au Machu Picchu reviennent-ils si tard au Pérou ?
Site péruvien du Machu Picchu. (c) Étienne Madranges
Publié le 30/06/2024 à 07:00

A l’heure où la France envisage de restituer à certains pays africains des objets transférés à Paris pendant la colonisation, et tandis que la commission franco-algérienne des restitutions* animée par Benjamin Stora et Mohamed Lahcen Zeghidi préconise de rendre à Alger un certain nombre d’objets, il nous a semblé opportun de demander à notre chroniqueur Étienne Madranges de nous emmener au Pérou afin de d’étudier le sort des objets incas emportés au début du XXe siècle par le découvreur américain du site péruvien du Machu Picchu.

Un Américain original

Hiram Bingham III, explorateur et archéologue, est le fils d’un missionnaire protestant. Son père, qui a consacré sa vie à traduire la Bible en langue hawaïenne, lui a donné symboliquement le prénom de l’architecte biblique du Temple de Salomon « rempli de sagesse, d'intelligence et de connaissance ». Il est professeur d’histoire et de science politique à l’université de Harvard. Pendant la Première guerre mondiale, il sert dans l’aviation en France à Issoudun.

En 1924 il est élu gouverneur de l’État du Connecticut, dont le blason est composé de trois pieds de vignes et dont la devise est « Qui transtulit sustinet » (« celui qui l’a planté le soutient »), puis il se fait élire au Sénat des Etats-Unis.

Il écrit plusieurs ouvrages.

C’est surtout en explorant la région des Incas au Pérou qu’il va se faire connaître et laisser une trace dans l’histoire de l’archéologie. Il servira d’ailleurs de modèle à un personnage de fiction cinématographique, « Indiana Jones », un aventurier incarné par Harrison Ford, mis en scène par le réalisateur Steven Spielberg dans une production de George Lucas.

La découverte d’un site inca

En 1911, Hiram Bingham III visite les montagnes du Pérou à la recherche d’une cité perdue. Finalement, après une longue marche dans une forêt inhospitalière, il découvre le sanctuaire du Machu Picchu. Il prend de multiples photos et les publie, acquérant une célébrité internationale.

Les ruines du site avaient cependant été découvertes auparavant, notamment par les paysans locaux qui utilisaient les contreforts pour leurs plantations, et également par un Allemand qui avait cartographié la région, mais sans se faire connaître.

Bingham fait dégager la végétation luxuriante qui s’est emparée des ruines antiques et met en valeur le site. Cela permet de mettre en évidence les capacités des Incas à utiliser l’espace, à économiser l’eau, à utiliser des systèmes sophistiqués d’irrigation, à réduire l’érosion du sol, à valoriser les terrasses pour cultiver du maïs, des pommes de terre, des haricots. La découverte de structures religieuses dont un Temple du Soleil, la présence du monolithe Intihuatana, pierre rituelle utilisée pour les cérémonies astronomiques, dont l’ombre disparait lors des équinoxes, démontrent la précision de l’organisation du culte solaire.


Le monolithe Intihuatana (ici à gauche et à droite sous la flèche) a une telle symbolique rituelle que les visiteurs du Machu Picchu viennent y apposer la main ; en incrustation un rapace caracara observe…. © Étienne Madranges

Les constructions en pierre sans mortier à toit de chaume témoignent de l’esprit de prévention concernant les événements sismiques.

Ornements religieux, bijoux, poteries, objets métalliques en tous genres, tissages… témoignent d’un grand savoir-faire artisanal et artistique.

La conception générale du site montre une organisation urbaine très hiérarchisée, une administration centralisée, une ingéniosité qui force le respect de la part d’habitants ayant su s’adapter parfaitement à leur environnement montagneux en maîtrisant les règles de l’architecture et de l’agriculture.

Édifié au XVe siècle de notre ère, le Machu Picchu est le témoignage exceptionnel de ce que la civilisation inca a produit à son apogée, entre le XIIIe et le XVIe siècles, avant la destruction de l’empire inca par le conquistador espagnol Francisco Pizzaro à partir de 1532. Le Castillan fait exécuter par étranglement l’empereur Atahualpa en 1533 et s’empare définitivement de la région, dix ans après Hernan Cortès qui s’est emparé de l’empire aztèque (actuel Mexique).

Pillage ou recherche scientifique ?

Bingham, bénéficiant d’une aide des autorités péruviennes et d’une escorte militaire, organise au total trois expéditions. Lors de la première expédition, il fait nettoyer et photographier le site. Mais lors des deux autres expéditions, il multiplie les fouilles dans les ruines. Il trouve les objets les plus divers, dont certains sont bien conservés. Des poteries, des sculptures, des bijoux, des momies, des statues et des statuettes, des ossements sont mis au jour. Bingham, très entreprenant, n’hésite pas un instant. Il passe en 1912 un accord avec le gouvernement péruvien et arrache à la terre inca plusieurs milliers de ces objets afin de les livrer à l’observation et au déchiffrage aux États-Unis. Il confie en particulier ces artéfacts archéologiques à l’université de Yale (Connecticut) qui a soutenu son opération avec l’aide de la National Geographic Society.

L’accord prévoit cependant que les artéfacts ainsi empruntés doivent être restitués après les examens scientifiques.

En 1918 puis en 1920, le gouvernement péruvien réclame formellement le retour des objets. L’université de Yale se contente de rendre en 1921 quelques poteries et bibelots antiques sans intérêt.

Pendant les années qui suivent, les Américains conservent la totalité de leur « butin », et organisent une exposition permanente au « Peabody Museum of Natural History » de l’université de Yale.


Les habitants de Cuzco, capitale de la région où se situe le Machu Picchu, ont le sens de la couleur*** et ont pendant des années lors de toutes sortes de festivités réclamé le retour des artéfacts incas emportés par les Américains. © Étienne Madranges

Tractations diplomatiques

En 2001, le président de la République péruvienne, Valentin Paniagua, avocat de profession, relance la demande officielle de restitution, question qui devient une affaire d’État. Si la National Geographic Society ne s’y oppose pas, l’université de Yale refuse catégoriquement, arguant d’une part de l’accord de 1912 qui ne prévoyait pas de délai précis et d’autre part de la prescription. L’université méconnaît cependant les dispositions de la convention UNESCO de 1970 sur le transfert de propriété illicite de biens culturels et met en avant l’argument de la non-rétroactivité de la convention UNIDROIT de 1995 sur les biens culturels illicitement exportés.

En 2007, un projet d’accord est envisagé, mais non finalisé.

Les dirigeants péruviens envisagent alors une action judiciaire et consultent leurs juristes, en particulier les hauts magistrats de la cour suprême de Lima, lesquels conseillent une saisine des tribunaux américains.


La Cour suprême du Pérou se trouve au palais de justice de Lima, construit en 1930, sorte de copie (en plus petit) du palais de justice de Bruxelles ; la chambre du conseil, le bureau du Président de la Cour, où l’auteur de cette chronique a été reçu, et la salle des pas perdus aménagée afin d’accueillir une audience solennelle. © Étienne Madranges

Alan Garcia**, président du Pérou pour la seconde fois, issu de l’Alliance populaire révolutionnaire, avocat, essaie de négocier avec le président américain George Busch. Il aura plus d’écoute en 2009 avec Barak Obama.

Les négociations butent souvent sur le nombre exact d’objets emportés par Bingham : environ 5000 selon les Américains, 40 000 selon les Péruviens. Il n’existe pas d’inventaire.

La saisine de juridictions américaines

En 2008, le gouvernement péruvien saisit maladroitement un tribunal de la capitale américaine qui se déclare incompétent. Le tribunal de district du Connecticut, siège de l’université qui résiste aux demandes, mieux ciblé, est alors destinataire de la requête en restitution. Les Péruviens invoquent une fraude, une rétention illicite et même un enrichissement sans cause.

Les questions juridiques sont multiples. Outre la prescription se pose la question de la propriété : découvreur (inventeur) ? propriétaire du sol ? État péruvien pour ses biens nationaux ?

Mais la procédure judiciaire est longue. Les négociations directes continuent.

En 2010, un accord de partenariat est enfin signé. Il prévoit la création au Pérou d’un Centre international et le retour de la collection.

L’université de Yale publie le communiqué triomphal suivant : « L’Université de Yale est heureuse et fière d’être parvenue à un accord avec le Gouvernement péruvien qui est maintenant en cours d’officialisation. En vertu de ce programme, en guise d’expression de bonne volonté et en reconnaissance de l’importance unique que le Machu Picchu a joué dans l’identité de la nation péruvienne moderne, Yale rendra, au cours des deux prochaines années, les matériaux archéologiques mis au jour par Hiram Bingham III au Machu Picchu il y a près d’un siècle ».

En 2011, le Pérou est en fête et commémore les cent ans de la découverte scientifique du Machu Picchu.

Le début du retour

Finalement la légitimité du retour de l’héritage culturel inca prise en compte par l’université de Yale (une intervention du président Obama auprès du recteur de Yale a pu influencer sa décision) amène le retour de 300 objets au Pérou, à Cuzco, ancienne capitale des Incas. Les étudiants péruviens, qui ne cessaient de dénoncer le « pillage », restent mobilisés.

Le gouvernement péruvien cède à l’université de Cuzco une vaste maison coloniale historique qui abritait les services de l’État afin d’y créer un musée du Machu Picchu où les objets découverts par Bingham sont mis en valeur. Des vêtements incas, des éléments cérémoniels, des aribalos, ces pichets incas avec une bouche évasée, un long cou, un corps volumineux et une base conique, un quipou, assemblage de cordelettes, des alpagas sculptés dans du granit, sont les éléments vedettes du nouveau musée.

La majeure partie de la collection reste cependant aux Etats-Unis.

La restitution des objets emportés par les explorateurs des pays de culture occidentale dans les pays colonisés ou sans institutions de recherche n’est pas un long fleuve archéologique tranquille ! Et souvent, la diplomatie et les contacts politiques semblent en la matière plus efficaces que l’application des textes juridiques sur la souveraineté des héritages culturels et les règles de prescription.

Étienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 230

* voir chronique 169 sur « la Consulaire Baba Merzouk » dans le JSS 60 du 03/10/2020 dans laquelle il est démontré l’inopportunité de restituer cette prise de guerre
** Alan Garcia se suicidera en 2019 d’une balle dans la tête en raison des soupçons portés à son encontre dans le cadre du scandale Odebrecht, grave affaire de corruption mettant en cause une importante société de BTP et des hommes politiques d’Amérique latine ; il était diplômé de l’université Panthéon-Sorbonne
*** voir sur les festivités de noël à Cuzco notre chronique 131 dans le JSS 92 du 21/12/2019


Les 10 empreintes d’histoire précédentes :


Pourquoi les objets incas prélevés au Machu Pichu reviennent-ils si tard au Pérou ? ;

• Pourquoi la Cathédrale moscovite Basile-Le-Bienheureux a-t-elle échappé à la fureur destructrice stalinienne ? ;

• Quel poète a multiplié les coups à boire et les coups de feu avant de trouver la quiétude dans une auberge du lit où on dort ? ;

• Georges braque pouvait-il signer des œuvres originales post mortem ? ;

• L'assassin du président de la République a-t-il été guillotiné alors qu'il était dément ? ;

• D'Olympie à Menton... pourquoi les citrons de la fête n'ont-ils pas eu d'anneaux olympiques ? ;

• Pourquoi le président Pompidou voulait-il mettre une autoroute dans un lit ? ;

• Qui était donc Séraphine, servante discrète et douée, devenue héroïne de Senlis ? ; 

• Condamné à une peine d'emprisonnement pour avoir écrit Manon Lescaut, l'abbé Prévost a-t-il été autopsié de son vivant ? ;

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